Quand il eut fini, il se sentit soulagé et partit. Paul fut le seul qui pleura.
Le trois-mâts de Vent-Debout était mouillé au port de La Rochelle. Notre marin alla dans cette ville et se logea à l’hôtel en attendant le jour du départ. Il devait se rendre à la Martinique, transporter des marchandises de toutes sortes pour le commerce de l’île, une de nos plus belles colonies.
Il avait déposé ses fonds chez le notaire de la famille Valgenceuse. Il devait même y laisser une somme assez ronde que le notaire ferait fructifier et dont il capitaliserait les intérêts jusqu’à son retour. Sa première visite fut pour son argent qu’il voulait emporter pour le placer hors de France, résolu qu’il était de ne plus y revenir, du moins de très longtemps.
Là, il apprit ce qu’il ignorait et ce que sa mère par délicatesse lui avait laissé ignorer. C’est que son père était à peu près ruiné. Certes la fortune des Valgenceuse était loin d’être considérable, mais elle suffisait largement aux besoins des deux vieillards. Restait la question d’élever Paul, et on sait ce que coûte l’éducation d’un enfant et ce qu’il coûte encore quand il fait ses premiers pas dans la vie.
M. de Valgenceuse, pour arrondir cette modique fortune et laisser à Paul les moyens de faire figure dans le monde où il lui marquait d’avance sa place au premier rang, s’était lancé dans des spéculations hasardeuses qui n’avaient pas réussi et ne lui avaient laissé que le strict nécessaire. Ce n’est qu’au prix des plus grandes privations qu’on parviendrait à élever Paul, et encore ne lui laisserait-on pas une obole pour débuter dans la carrière qu’il embrasserait.
Vent-Debout y remédia. Au lieu de transporter sa fortune hors de France, il la laissa toute au notaire, et la mit au nom de son père, à qui il écrivit ces mots :
« Pour élever Paul. Fasse Dieu qu’il ne soit pas marin et ne quitte pas sa mère. »
Puis il partit cette fois pour toujours. Il ne devait revenir que trente ans plus tard.
Un soir, dans un café de Saint-Denis, il lut dans un journal daté du 10 septembre 1847 : « Une douloureuse nouvelle : le capitaine de frégate Paul de Valgenceuse vient de mourir d’une fièvre endémique dans les parages de l’Australie, où il croisait, chargé d’une mission du gouvernement. Paul de Valgenceuse était sorti un des premiers de l’École polytechnique et se destinait au service des Ponts et Chaussées, quand la mort de sa mère le fit changer de vocation. Il entra dans la Marine, où depuis il avait fait un brillant chemin. C’était un de nos officiers les plus distingués. Tous ceux qui l’ont connu comme homme et comme marin s’associeront, nous n’en doutons pas, au deuil de notre marine déjà si éprouvée.
« Paul de Valgenceuse laisse une veuve et un enfant sans fortune. On nous assure qu’il y a de par le monde un sien oncle, capitaine de vaisseau marchand, qui depuis trente ans n’a pas revu sa famille. Si ces lignes lui tombent sous les yeux, il se rappellera peut-être cette famille qu’il a délaissée, en retrouvant un neveu à élever et à secourir. »
Le père Vent-Debout n’avait jamais entendu parler de sa famille. Il avait bien entendu citer le nom de Valgenceuse à l’ordre du jour, mais il ne pensait pas que ce fût son frère qu’il savait élève de l’École polytechnique, d’où il sort peu de marins. Parfois le souvenir de Royan lui revenait dans ses moments d’ennui, mais il le chassait bien vite et se tuait le corps et l’âme dans des voyages, où trop souvent les naufrages lui prenaient le lendemain ce qu’il avait gagné la veille. C’était le Juif-Errant de la mer. Seulement il avait dans sa poche autre chose que cinq sous.
Quand il rencontrait des compatriotes, il se gardait bien de parler de la France. Du reste il était cosmopolite, et il avait fini par oublier sa nationalité et même son nom. Ce n’était plus que le père Vent-Debout.
Mais en lisant ces lignes du journal, Vent-Debout disparut pour reprendre le nom de Valgenceuse. Il se sentit même soulagé en apprenant qu’il avait des devoirs à remplir, une veuve à consoler, un neveu à élever, et en songeant surtout que sur le déclin de sa vie, Dieu lui donnait le moyen de racheter tout un passé d’indifférence et d’égoïsme.
Il se leva, prit le journal et se rendit à bord.
— Clinfoc, cria-t-il.
— Capitaine, répondit une voix.
— Écoute, et Vent-Debout lut l’article.
— Nous allons en France. Fini de naviguer. Il faut trouver mon neveu et sa mère.
— Vous aviez donc un frère, vous ? C’est du joli. Et le marin tourna le dos en grognant.
Ce Clinfoc, que nous retrouvons à Saint-Georges avec le capitaine, était un vieux dur à cuire. Depuis trente ans il n’avait pas quitté le père Vent-Debout. Au physique, il était aussi laid que son maître. Au moral, il était aussi bon. Seulement il grognait toujours.
La façon dont ces deux hommes s’étaient connus mérite d’être rapportée.
Un jour le père Vent-Debout eut à bord une violente discussion avec un jeune officier, fruit sec de l’école navale qui, comme son capitaine, s’était lancé dans la marine marchande. Vent-Debout détestait tout ce qui lui rappelait l’école. Celui-ci entre autres avait le don de l’agacer. D’abord, il était joli garçon, et Vent-Debout ne voulait pas qu’on fût joli garçon. C’est pour cela qu’il aimait Clinfoc. La discussion tourna en dispute, comme toujours : le capitaine avait tort, et le jeune officier, fort de son droit, de plus, continuellement taquiné par son chef, s’emporta au point de le frapper. Il dit bien que c’était pour se défendre, car Vent-Debout avait levé la main sur lui, mais le code de Marine est inflexible. Un capitaine est roi à bord. Personne n’est au-dessus de lui, si ce n’est Dieu. La mort devait être son châtiment.
Vent-Debout fit mettre aux fers l’imprudent officier et assembla son équipage. Il ne voulait pas punir sans jugement. Peut-être aussi que dans le fond du cœur il se croyait trop coupable pour être juge et bourreau.
Il posa la question d’usage : « Cet homme est-il coupable ? »
Tous répondirent : Oui. Un seul dit : Non. C’était Clinfoc.
L’officier ne fut pas passé par les armes. Vent-Debout se contenta de le débarquer à la première escale, et Clinfoc devint, depuis ce temps, son matelot, son domestique, sa chose, son ami.
Mais quel ami !… ne trouvant rien à sa guise, voulant obéir sans qu’on le commandât, donnant des conseils quand on ne lui demandait rien et ne répondant rien quand on voulait son avis ; avec cela bon, prévenant, bavard, brutal, emporté comme un lion, doux comme un enfant, paresseux ou travailleur à ses heures, et n’aimant rien que sa pipe allumée ou son maître en colère.
En disant qu’il ne l’avait jamais quitté, nous nous sommes un peu trop avancé, car Clinfoc une ou deux fois se brouilla avec son maître et disparut. Seulement, il se passa un fait très curieux, c’est qu’une fois séparés, le maître et le matelot n’eurent qu’une pensée, celle de se retrouver et qu’un moyen d’y arriver, celui de se chercher. Des deux, c’était à qui ne reviendrait pas le premier. Voilà pourquoi ils revenaient en même temps.
Ils étaient indispensables l’un à l’autre. Quand ils étaient d’accord, ils s’ennuyaient et bâillaient à se décrocher la mâchoire. Se disputaient-ils, ils en riaient de plaisir.
Quand Clinfoc eut appris de son maître qu’il avait un frère, que ce frère était mort loin de France, laissant une veuve et un enfant sans fortune, il devint furieux. D’abord parce que le capitaine qui lui contait tous ses secrets lui avait caché celui-là, ensuite parce qu’il voyait poindre à l’horizon une famille qui le détrônerait, et régnant en despote sur les affections de son maître, lui enlèverait les droits qu’il croyait avoir sur son capitaine.
De son côté, le capitaine faisait des réflexions analogues : Un enfant ? J’aurais pu aimer mon frère, j’aimerais aujourd’hui son fils, mais mon cœur est fermé comme une noix de coco. Aimer, non : faire mon devoir c’est possible. Je ferai mon devoir, mais ce pauvre Clinfoc ? Que va-t-il dire de tout ça ? Il va bien s’ennuyer si je le délaisse, ça ne l’amusera pas non plus de changer son affection de place et de soigner des étrangers qui ne nous rendront en échange que de l’indifférence ou de l’ingratitude. Qui sait même si, en les soignant, nous ne les détesterons pas ? Ça s’est vu, Clinfoc serait de force à les mettre dans du coton tout en les égratignant. Moi, je serai froid, je le sens, et je ne me réchaufferai jamais. C’est pour mon frère que je vais déroger à mes vieilles habitudes, ce n’est pas pour une femme et un enfant dont je n’ai que faire et que je ne verrai peut-être pas du tout. Il y a des notaires et des banquiers. Avec cela la poste. Peuh ! que j’aie leur adresse et ce sera bientôt fait. Console-toi, Clinfoc.
Mais Clinfoc n’entendit pas de cette oreille-là. Quand son maître voulut le consoler avec les réflexions précédentes, il se mit en colère.
« C’est honteux, Capitaine, d’avoir ces idées-là sur votre vieux Clinfoc », dit-il. Et il retourna tellement le père Vent-Debout que celui-ci n’eut pas de cesse qu’il n’eût retrouvé sa belle-sœur et son neveu.
Il les retrouva dans la maison paternelle, cette même maison où il avait laissé son jeune frère entre deux vieillards et d’où il était parti le cœur brisé. La maison était toujours la même, sombre et froide, dans une des rues les plus retirées de Royan. L’intérieur seul avait changé. La main d’une femme y avait passé. C’était jeune et coquet. L’appartement des vieux parents morts depuis tant d’années n’avait subi aucune modification. Les anciens meubles avaient été respectés. Le souvenir en était l’hôte. C’était le passé à côté du présent.
Cette maison représentait toute la fortune des Valgenceuse, et encore était-elle hypothéquée pour une forte somme. La veuve se trouvait dans une gêne à laquelle les économies ne pouvaient plus remédier et qu’un faible secours du ministère de la marine n’avait pu atténuer. La misère était imminente, cette misère honteuse bien plus terrible que les misères tarifées par la charité publique, ou inscrites aux bureaux de bienfaisance. Heureusement que la Providence veillait sur la veuve et l’orphelin. Un matin du mois de février 1848, elle frappait à la porte des Valgenceuse. Une vieille bonne vint ouvrir. Clinfoc entra, c’était le messager de cette Providence.
« — Madame Paul de Valgenceuse, demanda-t-il.
— C’est ici, Monsieur, lui fut-il répondu ; mais la bonne dame est bien malade et ne reçoit personne. Si c’est quelque chose qu’on puisse lui dire ? »
Clinfoc se retourna vers le capitaine qui était resté dans la rue et n’osait franchir le seuil de la maison qui l’avait vu naître.
— Vous avez entendu, Monsieur, dit-il.
— Oui, mon ami, reste là ; j’entrerai, moi. »
Et tremblant, se tenant aux murs pour ne pas tomber, fermant les yeux pour ne pas voir son père et sa mère dont les ombres pâles et menaçantes surgissaient devant lui, il entra, passa devant la bonne stupéfaite et monta au premier étage. Une porte était entr’ouverte, c’était celle de la chambre où sa mère l’avait reçu la dernière fois. Il poussa la porte et resta muet de terreur, en voyant assise dans une chaise longue, en face d’une petite table sur laquelle était un portrait entouré de fleurs, une jeune femme vêtue de deuil tenant sur ses genoux un enfant de cinq ans qui, les mains jointes, semblait implorer la figure du portrait.
Le bruit de la porte grinçant sur ses gonds fit lever les yeux à madame de Valgenceuse. L’enfant tourna la tête.
À trente ans de distance, le père Vent-Debout croyait retrouver son frère assis sur les genoux de sa mère. Ce qui rendait l’illusion complète, c’est que l’enfant – à cette époque il avait à peine cinq ans – était la vivante image de son père à l’âge où Vent-Debout se rappelait l’avoir vu. Même pâleur, mêmes cheveux blonds bouclés, même regard doux et voilé. La ressemblance était frappante.
Quand il recouvra l’usage de la parole, le père Vent-Debout murmura : « Paul ! Paul ! est-ce toi ? »
L’enfant se leva, et avec cette crânerie des enfants de cet âge alla se poster devant le capitaine.
— Tu me connais donc, toi ? dit-il.
— Paul, viens ici, mon enfant, fit la mère confuse.
— Il s’appelle Paul ! », cria le vieux matelot. Et, tombant à genoux, il enveloppa de ses deux bras l’enfant étonné.
La mère se pencha en souriant.
— Embrasse ton oncle, dit-elle.
— Merci, Madame.
L’enfant ne se le fit pas dire deux fois.
« Ah ! tu es mon oncle ? Papa doit être bien content là-haut. Maman ne sera plus seule, n’est-ce pas que tu ne nous abandonneras pas ? »
À ces mots de Paul, le capitaine qui depuis son départ n’avait pas pleuré une seule fois se mit à sangloter. Ô larmes bienheureuses, si elles avaient pu noyer les remords du passé !…
Clinfoc parut à son tour ; sa figure tuméfiée et ses yeux rouges attestaient qu’il avait pleuré.
— C’est assez pleurer, mon Capitaine, dit-il d’une voix rude, il faut agir.