I
Une amazone meusienne
Mme de Saint-BalmontUn matin de mars 1659, à l’aube pâle, les dernières étoiles clignotant encore dans le ciel, on heurtait à la lourde porte du couvent des Clarisses, à Bar-le-Duc.
Et par l’huis entrebâillé, la sœur tourière vit un spectacle étrange : en présence de deux demoiselles impuissantes à retenir leurs larmes, une femme de cinquante ans environ, en habits de guerre, la tête couverte d’un large chapeau retroussé par un cordon de perles et orné de longues plumes, bottée, éperonnée, remettait à un jeune gentilhomme son cheval harnaché, son épée et ses pistolets.
Le gentilhomme s’éloigna.
La femme et les deux demoiselles pénétrèrent chez les religieuses de Sainte-Claire. Et la massive porte se referma. Quelques minutes après, toute la communauté assemblée, la femme se prosternait aux pieds de l’abbesse et disait : « Mes révérendes Mères, je vous supplie de recevoir parmi vous une pauvre et misérable pécheresse. »
L’humble pécheresse était la riche Alberte-Barbe d’Ernecourt, dame de Saint-Balmont.
***« Ce fut en 1638, si je ne me trompe, – écrit dans ses Mémoires l’abbé Arnauld – que j’eus l’honneur de connaître cette amazone de nos jours, Mme la comtesse de Saint-Balmont, dont la vie a été un vrai prodige de valeur et de vertu, ayant rassemblé en sa personne toute la fierté d’un soldat déterminé et toute la modestie d’une femme véritablement chrétienne. La moitié de ce témoignage lui fut rendue en ma présence par quelques soldats espagnols, qu’elle avait pris à la guerre, et qu’elle avait envoyés à Verdun au gouverneur, M. de Feuquières, lequel leur ayant demandé en riant s’ils avaient en leur pays des femmes aussi vaillantes que celle-là, l’un d’eux prit la parole et répondit furieusement : qu’il ne la prendrait jamais pour une femme, et qu’il lui avait vu faire des actions d’un soldat furieux. »
Et l’abbé Arnauld ajoute :
« Ceux qui liront ces Mémoires ne seront peut-être pas fâchés de savoir un peu plus particulièrement des nouvelles d’une femme si extraordinaire. »
Contons donc, après Tallemant des Réaux ; après l’abbé Arnauld ; après le père Jean-Marie, religieux pénitent du Tiers-Ordre de Saint-François ; après le Père des Billons, de la Compagnie de Jésus ; – en nous servant de leurs intéressants travaux, mais en utilisant aussi des documents inédits qu’a bien voulu nous communiquer M. le comte de Nettancourt, un de ses descendants, – contons l’histoire authentique et merveilleuse de Mme de Saint-Balmont .
***Alberte-Barbe d’Ernecourt naquit à Neuville-en-Verdunois le 14 mai 1607. Elle était fille de Simon d’Ernecourt, seigneur dudit Neuville, chambellan de S.A. Henri, duc de Lorraine, et de Marguerite de Housse de Watronville, et nièce de Gilles d’Ernecourt , baron de Thuillères et de Montreuil, marié le 4 octobre 1610 à Élisabeth de Nettancourt.
Une partie de son enfance s’écoula au château d’Étrepy près Vitry-le-François, chez sa tante et marraine, Barbe d’Ernecourt, femme de Varin de Nyvenheim ; elle fit aussi de fréquents séjours au château de Nettancourt.
Son frère Nicolas, objet des préférences paternelles, étant mort en bas âge, la fille de Simon d’Ernecourt devint l’unique héritière des biens de sa maison. Le Père Jean-Marie assure qu’elle était pourvue de mille agréments, qui la faisaient aimer et rechercher de tout le monde et que ces agréments ne la quittèrent jamais .
Après quatorze années vécues au château d’Étrepy, Alberte-Barbe fut mariée le 29 février 1624, à Jean-Jacques de Haraucourt , seigneur de Saint-Balmont, général des armées du duc Charles IV, fils du premier mariage de Jacob de Haraucourt, grand écuyer de Lorraine, et d’Élisabeth de Reinach.
M. de Saint-Balmont lui donna trois enfants, deux garçons et une fille. L’aîné ne vécut que deux ou trois jours. Le cadet, né en 1630, mourut à quatorze ans. Quant à Marie-Claude, elle épousa, toute jeune, en 1646, le sénéchal de Lorraine Louis des Armoises, damoiseau de Commercy, seigneur de Fougerolles, de Jauny et aultres lieux.
Ce n’était pas précisément un mari modèle que M. de Saint-Balmont. Mais il nous importe peu, et nous nous bornerons à signaler ses prodigalités, parce qu’elles coûtèrent cher à sa femme. En cinq ou six années, il réussit à dissiper son patrimoine – un patrimoine fort coquet – et à s’endetter de quelque deux ou trois cent mille livres barrois.
Mme de Saint-Balmont, qui aimait beaucoup cet époux volage, turbulent et joueur, avait consenti, bien malgré elle, à la séparation de biens. Mais elle se sacrifia pour payer les dettes de son mari, et d’un cœur léger renonça à la cour, au monde, à tout ce qui pouvait séduire une femme jeune et belle. À vingt-trois ans, Mme de Saint-Balmont se retirait dans son château de Neuville-en-Verdunois et s’occupait de… faire des économies pour venir en aide à monsieur son époux.
Elle avait fort à pourvoir. Car M. de Saint-Balmont ne se contentait pas de jouer et de mener joyeuse vie. Il entretenait à ses frais, c’est-à-dire à ceux de Barbe d’Ernecourt, un beau régiment de cavalerie. Et il n’était pas moins imprudent que brave En 1633 un rhingrave passant par la Lorraine à la tête de cinq cents cavaliers suédois, M. de Saint-Balmont l’attaqua ; il perdit, hélas ! la bataille et fut fait prisonnier. Coût pour sa femme : vingt-deux mille livres, la rançon ayant été fixée à ce chiffre. De plus, Mme de Saint-Balmont « remit en équipage » son mari.
Deux ans plus tard, la guerre ayant été déclarée entre la maison de France et la maison d’Autriche, M. de Saint-Balmont « à qui sa femme, dont le cœur était français, n’avait pu inspirer ses sentiments », mit son régiment de cavalerie au service de l’Empereur. Il jouait de guignon, car une seconde fois il tomba aux mains de l’ennemi, qui exigea quarante mille livres pour lui rendre la liberté. Le sourire sur les lèvres, Mme de Saint-Balmont versa la somme. Elle avait dû vendre, cependant, pour la parfaire, la plus grande partie de ses chevaux, ses troupeaux de vaches et de moutons, le bon tiers de ses meubles, toute sa vaisselle.
Et comme la dame devait secourir, outre son mari, son beau-frère, chevalier de Malte, et sa belle-sœur, chanoinesse de Remiremont, elle fut contrainte de se retirer à l’abbaye de Bouxières près Nancy, chez une tante, Mme de Chérisey, abbesse de ce couvent.
***Lorsque, au bout de quelques mois, ayant fait des prodiges d’économie, elle réintégra son château de Neuville, Mme de Saint-Balmont trouva la contrée dévastée par la guerre et la peste, les champs ravagés, les paysans en proie à la plus hideuse misère.
Sa charité, son inépuisable bonté s’exercèrent à Neuville et aux environs. Elle porta de l’argent dans les tristes cabanes où agonisaient les « manants » ; mieux encore, elle leur prodigua ses soins, paya de sa personne, s’assit au chevet des mourants, réconforta de sa grâce et de ses écus tout ce peuple de gens sur qui s’acharnait le Destin.
MADAME DE SAINT-BALMONTL’épidémie la préserva ; Mme de Saint-Balmont connut la joie d’avoir arraché à la mort des centaines de pauvres hères.
La peste disparut.
Restait la guerre.
La vaillante femme décida qu’elle protégerait les paysans de Neuville contre l’ennemi, qu’elle les soutiendrait de l’acier de son épée comme elle les avait soutenus de l’or de son escarcelle.
M. de Saint-Balmont, aux instants de loisir que lui laissaient les combats ou le jeu et qu’il passait au château de Neuville, avait fait de sa femme un cavalier accompli. Sous l’habile direction de ce maître écuyer, Mme de Saint-Balmont avait appris à dompter les plus fougueux chevaux ; à sauter les obstacles, haies, chemins creux et ruisseaux ; à manier l’épée comme un gentilhomme ; à arquebuser au galop, à trente pas, une tête de poupée. Elle accompagnait son mari dans ses chasses à courre et devenait excellente amazone.
Bref, cette femme « de cœur et de tête » était merveilleusement préparée à devenir « femme de main » et à affronter les périls de la guerre lorsque, vers ce malheureux pays de Lorraine sis entre deux nations ennemies, se ruèrent non seulement les Français, mais des b****s de maraudeurs, armés jusqu’aux dents, et désignés sous le nom de Cravates.
Dès maintenant nous allons voir Mme de Saint-Balmont lutter – avec quel héroïsme ! – et contre des troupes organisées, et contre les malandrins.
« … Un officier de cavalerie – rapporte l’abbé Arnauld – vint faire un logement sur ses terres et y vécut avec assez de désordre. Mme de Saint-Balmont, avec beaucoup d’honnêteté, lui envoya des plaintes qu’il reçut fort mal, ce qui l’ayant piquée, elle résolut d’en tirer raison elle-même, et ne consultant que son vaillant cœur elle lui écrivit un billet qu’elle signa : Le Chevalier de Saint-Balmont. Dans ce billet, elle lui marquait que le mauvais traitement qu’il avait fait à sa belle-sœur l’obligeait à s’en ressentir et qu’il le voulait voir l’épée à la main. Le capitaine accepta le défi et se rendit au lieu qui lui avait été marqué. Là, Mme de Saint-Balmont l’attendait en habit d’homme. Ils se battirent, elle eut l’avantage sur lui et, après l’avoir désarmé, elle lui dit galamment : "Vous avez cru, Monsieur, combattre contre le CHEVALIER DE SAINT-BALMONT, mais c’est Mme de Saint-Balmont qui vous rend votre épée et qui vous prie d’avoir à l’avenir plus de considération pour les prières des dames. " Elle le quitta après ces mots, rempli de confusion et de honte, et l’histoire ajoute qu’il s’absenta aussitôt et qu’on ne l’a jamais revu depuis. »
Le trait, qui enthousiasma l’abbé Arnauld, est du domaine de la légende. Il le faut rayer, quoi qu’il en coûte, de la vie de Mme de Saint-Balmont, qui compte à son actif assez d’autres exploits authentiques.
Ce qui est plus certain, ce qui l’est même tout à fait, c’est que Mme de Saint-Balmont portait des habits d’homme, et nous l’avons vue, au début de cette étude, en appareil guerrier, heurter du marteau la porte du couvent des Clarisses.
Écoutons Tallemant des Réaux qui a laissé ce portrait de Mme de Saint-Balmont :
« Elle a d’ordinaire un chapeau avec des plumes bleues ; le bleu est sa couleur. Elle porte ses cheveux comme les hommes, un justaucorps, une cravate, des manchettes d’homme, un haut-de-chausses, des souliers d’homme et fort bas ; car elle ne veut pas passer pour plus grande qu’elle n’est, et elle est si brusque qu’elle ne pourrait pas sans danger se chausser comme les femmes. Elle porte une jupe par-dessus son haut-de-chausses, elle a toujours l’épée au côté et les pistolets à l’arçon de sa selle ; mais, quand elle monte à cheval elle quitte sa jupe et prend ses bottes… Elle a la voix et la mine d’un homme, à la barbe près ; mais elle paraît jeune, quoiqu’elle ne le soit pas ; elle a les actions et les révérences d’un homme… »
L’abbé Arnauld déclare que « la beauté de son visage (en 1638) répondait à celle de son âme », mais que « sa taille ne répondait pas à sa beauté, étant petite et assez grossière ».
Un peu plus loin, l’abbé insiste : « Je l’ai vue diverses fois chez Mme de Feuquières à Verdun ; et c’était une chose assez plaisante de voir combien elle était embarrassée en habit de femme et avec quelle liberté et quelle vigueur, après l’avoir quitté hors de la ville, elle montait à cheval et servait elle-même d’escorte aux dames qui l’accompagnaient, et qu’elle avait laissées dans son carrosse. »
Mme de Saint-Balmont avait l’habitude de revêtir trois vêtements différents qui, disait-elle, représentaient admirablement bien l’état de son âme. Donc, elle portait un vêtement de femme, d’abord, parce qu’on devait la considérer comme une femme ; mais, au-dessous, elle portait une tunique de l’Ordre tertiaire de Saint-François, parce que son cœur était dévot ; et souvent elle enlevait sa jupe pour paraître comme un homme avec des pantalons masculins, et cela en signe de son courage viril.
Avec cette maîtresse femme, Français, Suédois, Espagnols et Cravates avaient fort à faire. « Les coureurs, en effet, ne trouvaient pas leur compte auprès d’elle qui les repoussait vertement. Sitôt qu’on lui faisait savoir qu’ils allaient piller les chevaux et le reste, on la voyait à cheval et sous les armes ; elle les chargeait de si bonne façon et si rudement qu’ils n’y revenaient pas. »
Elle avait formé à Neuville un petit corps d’infanterie, une soixantaine de paysans, commandés par Manheulles, ou Manheule, jadis capitaine dans le régiment de M. de Saint-Balmont. Manheulles exerçait ces hommes au métier des armes. Quant à la cavalerie de Mme de Saint-Balmont, qu’elle commandait en personne, elle se composait des domestiques et de quelques volontaires qui s’étaient réfugiés au château de Neuville. L’amazone avait, d’ailleurs, une maison complète, possédant à son service une quarantaine de personnes : un aumônier, neuf ou dix gentilshommes, un médecin, deux secrétaires, trois ou quatre dames de compagnie, un chirurgien-apothicaire, un peintre, un valet de chambre, quatre laquais, quatorze ou quinze palefreniers. C’étaient, ordinairement, les palefreniers qui montaient à cheval avec leur maîtresse et couraient sus aux Cravates.
Durant vingt-deux ans, de 1636 à 1658, avec ses cavaliers et les fantassins du brave Manheulles, Mme de Saint-Balmont tint la campagne. En plus de vingt rencontres elle triompha de l’ennemi.
Au haut du clocher de Neuville, il y avait en permanence un soldat de Manheulles qui faisait sentinelle. Les Cravates ou les Espagnols apparaissaient-ils à l’horizon, l’homme sonnait aussitôt le tocsin, Mme de Saint-Balmont faisait sortir les chevaux, et la petite troupe volait au secours des paysans inquiétés.
Le premier jour de mai 1636, temps où Mme de Saint-Balmont n’était pas encore bien connue des troupes françaises, cent cavaliers de M. de Brissac et du baron de Guitaut viennent enlever les troupeaux du village. L’amazone, accompagnée de son beau-frère, le chevalier de Haraucourt, et de ses cavaliers, fond sur eux et les met en déroute, après avoir fait elle-même deux prisonniers. Un coup de feu lui avait enlevé son chapeau, un deuxième l’avait blessée au bras gauche ; son buffle en avait amorti trois autres.
L’année suivante, elle tombe sur les Lorrains du marquis de Blainville, qui jetaient la consternation dans la contrée, et les disperse. L’intrépidité dont Mme de Saint Balmont fit preuve en cette circonstance excita à un si haut point l’admiration des généraux français et espagnols, qu’ils recommandèrent à leurs soldats de se garer des terres de l’héroïne, s’ils ne voulaient être bien frottés.
Un jour, quelque paysan vient avertir Mme de Saint-Balmont du danger que court une « jeunesse » de Neuville d’être enlevée par quatre cavaliers épris de ses charmes. Suivie d’une demi-douzaine de ses gens, elle se dirige au galop vers le village et se rue sur les quatre cavaliers qui prennent aussitôt la fuite, non sans avoir déchargé leurs pistolets contre les assaillants.
Mme de Saint-Balmont, heureusement, ne fut point atteinte.
Aux Cravates elle ne faisait pas de quartier. Tallemant des Réaux affirme que – de 1636 à 1658 – notre héroïne n’en tua ou n’en prit pas moins de quatre cents. Un jour qu’elle poursuivait un de leurs chefs, Mme de Saint-Balmont creva deux chevaux.
Que de fois, au cours de cette année 1637, eut-elle à lutter contre les chefs de b****s Laplume et Duchesne ! On n’en saurait dire le nombre. Laplume et Duchesne n’avaient pas leurs pareils pour détrousser les marchands de vaches ou de moutons, et leur enlever leurs bestiaux. Mme de Saint-Balmont allait braver les chefs de Cravates au plus touffu des bois, les défiait au combat, leur reprochait leur lâcheté. Et avec ses palefreniers déguisés en cavaliers, elle les forçait à abandonner leur butin. D’autres jours, la dame de Neuville attaquait à l’improviste Duchesne et Laplume. Un matin, suivie de cinq ou six hommes seulement, elle leur donna la chasse jusqu’à cinq ou six lieues de Neuville. Sur le point d’être atteint, Duchesne se jeta à bas de son cheval et se cacha si bien dans la forêt qu’il fut impossible de retrouver sa trace. Laplume avait prudemment faussé compagnie à son acolyte, dès le début de la course.
Désormais, on n’entendra plus parler, aux environs de Neuville, de l’un ou de l’autre.
Mme de Saint-Balmont, ce jour-là, poussa jusqu’à Fresnes-en-Woëvre. Un lieutenant de Duchesne, nommé Lachasse, s’était réfugié dans ce bourg pour y panser quelques blessures. Mme de Saint-Balmont, que l’on avait instruite de la présence du lieutenant, monte seule à la chambre où reposait ce dernier : Il faut mourir, lui dit-elle, le pistolet au poing. Et se saisissant de Lachasse, elle lui fait dégringoler l’escalier. Garrotté, le brigand est conduit à Bar. Son procès fut bientôt fait. Au carme déchaussé qui l’assistait à ses derniers moments, Lachasse confiait : « Ma plus grande peine n’est pas d’être pendu ; c’est d’avoir été pris par une femme. »
Quelques jours après, pour s’entretenir la main, Mme de Saint-Balmont faisait six prisonniers cravates et, le lendemain, deux prisonniers français – dont le maréchal des logis commandant la compagnie. À ces derniers, parce que Français, elle se contenta de dire, en leur rendant la liberté : « Messieurs, je vous prie de ne plus faire de visites sur nos terres. »
Si elle était le bon ange des gens de Neuville-en-Verdunois, Mme de Saint-Balmont était parfois, nous l’allons voir, assez mal secondée par eux. Trois habitants du village ayant été pris par un parti de soixante Espagnols, l’amazone avait réussi, pour tirer vengeance de l’ennemi, à former, parmi les paysans, une troupe de cent quatre fantassins, sous les ordres de Manheulles, et de seize cavaliers. Jamais la dame de Neuville n’avait disposé d’une armée aussi forte. On se mit en route à la nuit noire, après avoir récité dans la chapelle du château les Litanies de la Vierge, pour gagner le village d’Oinville, distant de six ou sept lieues, les Espagnols s’étant réfugiés là. À quelque distance d’Oinville, plus de la moitié de la troupe avait bravement déserté. Mme de Saint-Balmont ne se décourage pas pour si peu. Au petit jour, elle fait cerner le village et s’élance seule – au témoignage du Père Jean-Marie – vers une maison qui abrite dix-sept Espagnols. Bien qu’atteinte de deux coups de feu, elle étend raide mort le capitaine.
« Aussitôt, dit le Père Jean-Marie, on entend crier de tous les côtés de la chambre : Quartier ! quartier ! – Je vous l’accorde, répond l’héroïne, mettez bas les armes. On obéit. Alors, les habitants de Neuville, devenus furieux, de consternés qu’ils étaient un moment auparavant, se précipitent en foule et veulent faire main basse sur les vaincus. Leur dame s’avançant contre eux : « Je tue, leur dit-elle d’un ton majestueux et terrible, le premier de vous qui fait mine d’attenter à la vie de ces hommes désarmés : ils sont maintenant sous ma protection. »
Cette fois, en dépit du peu de courage des gens de Neuville, l’ennemi perdit une dizaine d’hommes, et Mme de Saint-Balmont seulement deux de ses guerriers. Elle gagna vingt armes à feu, dix-huit épées, des bonnets fourrés. Sept prisonniers espagnols furent envoyés à Verdun. C’était l’un d’eux qui, nous l’avons dit au début de cet article, interrogé par le gouverneur de Verdun, M. de Feuquières, sur la vaillance de Mme de Saint-Balmont, répondit : « Je ne la prendrai jamais pour une femme, car je lui ai vu faire des actions d’un soldat furieux. » Un autre déclara qu’elle était, à n’en pas douter, l’homme le plus terrible de France .
Le soir même du combat, Mme de Saint-Balmont avait regagné Neuville et soupait tranquillement à son château.
Nous n’en finirions pas si nous entreprenions de narrer, d’après ses biographes, les exploits de la dame de Neuville. Pourtant il faut bien dire que Mme de Saint-Balmont, non seulement était brave jusqu’à la témérité, mais qu’elle était rusée comme les grands capitaines. Quelques-uns même des Pères, ses biographes, se demandent si les supercheries dont elle usait furent de bon aloi. C’est peut-être pousser un peu loin le scrupule. Le Père Jean-Marie, lui au moins, est d’avis que « les ruses de guerre ne méritent que des éloges, quand elles ont pour motif la défense des peuples opprimés ».
Ceux de nos lecteurs qui seraient curieux de connaître par le menu les hauts faits de Mme de Saint-Balmont n’ont qu’à se reporter aux récits du P. des Billons et du P. Jean-Marie, déjà cités. Ils admireront comme il convient le raid de Neuville à Gorze (les deux villages distants de douze ou treize lieues) accompli par Mme de Saint-Balmont, qui mit en fuite une b***e de quarante Cravates et leur reprit tous les chevaux volés par eux. Ils la verront défendre héroïquement un convoi que l’on menait au duc d’Enghien, le vainqueur de Rocroi, alors occupé du siège de Thionville. Ils la verront encore arracher aux Cravates le maître de poste d’un village voisin de Neuville, et les faire tous prisonniers.