CHAPITRE VIM. Bertram partit pour X... et Mlle Crawford se préparait à trouver un grand vide dans la société des autres : il manquerait terriblement aux réunions qui étaient devenues journalières entre les deux familles. Lorsqu’elle alla dîner au Park peu de temps après son départ, elle reprit sa place près du bout de la table, certaine de se sentir toute mélancolique à cause du changement de maître. Ce devait être une chose désagréable à faire, elle en était certaine. En comparaison de son frère, Edmond ne devait avoir aucune autorité. Le potage fut passé à la ronde d’une façon des moins élégante, le vin fut bu sans aucun sourire et sans aucune plaisanterie et le gibier coupé sans une de ces anecdotes amusantes qui commencent souvent par « l’un de mes amis ». Elle essaya de trouver quelque plaisir à ce qui se passait à l’autre bout de la table en observant M. Rushworth, qui apparaissait à Mansfield pour la première fois depuis l’arrivée des Crawford. Il était allé passer quelque temps chez un ami du voisinage, qui avait pu rendre sa terre meilleure par un nouveau procédé que M. Rushworth était bien décidé à essayer, de sorte qu’il parlait de ses projets et de rien d’autre. Après avoir déjà été exposé dans le salon, le sujet fut repris dans la salle à manger. Sa principale occupation était évidemment l’opinion et l’attention de Mlle Bertram et quoique son air montrât plutôt une certaine supériorité qu’un vif intérêt, le nom de Sotherton Court et l’idée de ce que cela représentait, lui donna un sentiment de satisfaction qui l’empêcha d’être peu aimable.
– Je souhaiterais que vous voyez Compton, dit-il, c’est une chose splendide ! Je n’ai jamais vu un endroit aussi complet dans ma vie. Je disais à Smith que je ne me rendais pas compte où j’étais ! L’accès de Compton est une des plus jolies choses que je connaisse dans la contrée, vous voyez la maison d’une façon surprenante. J’ai déclaré quand je suis rentré à Sotherton, hier, que cela ressemblait à une prison – une véritable vieille prison.
– Oh ! comment pouvez-vous dire cela ! s’écria Mme Norris.
– Une prison, en effet ! Sotherton Court est la plus belle bâtisse ancienne du monde. Elle demande des arrangements, avant toutes choses. Je n’ai jamais vu de toute ma vie un endroit qui demande plus d’embellissements, et c’est si délaissé que je me demande ce qu’on pourrait y faire.
– Il n’y a pas à s’étonner que M. Rushworth pense comme cela aujourd’hui, dit Mme Grant à Mme Norris avec un sourire, mais cela n’empêche que Sotherton sera restauré quand il le décidera.
– Je dois essayer d’en faire quelque chose, dit M. Rushworth, mais je ne sais pas quoi. J’espère que j’aurai quelques bons amis pour m’aider.
– Votre meilleur ami dans cette occasion, dit Mlle Bertram calmement, serait M. Repton, j’imagine.
– C’est ce que je pensais. Comme il a si bien travaillé pour Smith, je pense que je fais mieux de le prendre directement. Il demande cinq guinées par jour.
– Eh bien ! même s’il en demandait dix, s’écria Mme Norris, je suppose que vous n’avez pas besoin de vous préoccuper de cela. La dépense ne doit pas être un obstacle et si j’étais de vous je n’y penserais pas. Je voudrais que tout soit fait au mieux et aussi joliment que possible. Un endroit comme Sotherton Court mérite tout ce que le goût et l’argent peuvent faire. Vous avez assez d’espace pour faire travailler des gens et des terres qui vous rapporteront gros. Pour ma part, si j’avais la cinquième partie d’une propriété comme Sotherton, je passerais mon temps à planter et à faire produire, car j’aime cela. Ce serait trop ridicule de ma part d’entreprendre quelque chose dans le jardin où j’habite maintenant, sur un demi-acre à peine. Ce serait burlesque. Mais si j’avais plus de place, je trouverais un vrai plaisir à embellir et à planter. D’ailleurs, nous n’avons pas mal fait en ce sens au presbytère, et nous l’avons rendu tout à fait différent de ce qu’il était quand nous sommes arrivés. Vous êtes trop jeunes pour vous en souvenir, sans doute, mais si le cher Sir Thomas était là, il pourrait vous dire les embellissements que nous y avons faits, et si la santé de M. Norris n’avait pas été si mauvaise, nous y aurions fait beaucoup plus encore. Il pouvait difficilement sortir, le pauvre homme, et ne profitait de rien, aussi n’avais-je pas le courage d’entreprendre de nouvelles choses. S’il n’en avait pas été ainsi, nous aurions enlevé le mur du jardin, et fait des plantations jusqu’au cimetière, comme l’a fait le Dr. Grant. Nous désirions toujours faire du nouveau et c’est au printemps de l’année avant la mort de M. Norris que nous avons planté l’abricotier contre le mur de l’écurie. Il est devenu un bien bel arbre maintenant et produit des fruits exquis, n’est-ce pas, Monsieur ? dit Mme Norris s’adressant au Dr. Grant.
– Certes, l’arbre prospère très bien, Madame, répondit ce dernier. Le sol est bon. Mais je ne passe jamais devant sans regretter que les fruits ne soient pas assez abondants pour en conserver.
– Monsieur, c’est un parc marécageux – nous l’avons acheté comme tel – et il nous a déjà beaucoup coûté, quoique ce fût un cadeau de Sir Thomas, mais j’ai vu les notes : je sais qu’il a coûté sept shillings et qu’il a été taxé comme un parc « marécageux ».
– On a abusé de vous, Madame, reprit le Dr. Grant. Ces pommes de terre ne sont pas meilleures que les abricots de l’arbre dont vous parlez : elles sont insipides. Un bon abricot est mangeable et aucun de ceux de mon jardin ne l’est.
– La vérité, dit Mme Grant, parlant à Mme Norris à travers la table, est que le Dr. Grant ne connaît pas le vrai goût de nos abricots, il se contente difficilement d’un seul et c’est un fruit si précieux et si utile, que lorsque j’en ai employé pour mes tartes et que j’en ai mis en conserve, il n’en reste plus beaucoup pour la table.
Mme Norris, qui commençait à se fâcher, se calma, et pendant un petit moment d’autres sujets furent abordés quant aux changements à faire à Sotherton. Le Dr. Grant et Mme Norris étaient rarement en bons termes et leurs relations, qui avaient commencé par des disputes, continuaient par des divergences totales d’idées et d’habitudes.
Après une courte interruption, M. Rushworth recommença :
– L’habitation de Smith est l’admiration de tout le pays, et ne ressemblait à rien avant que Repton ne la prît vraiment en mains. Je crois que je prendrai Repton...
– Monsieur Rushworth, dit Lady Bertram, si j’étais de vous, j’aurais une très jolie plantation. Comme l’on aimerait s’y promener pendant les beaux jours...
M. Rushworth assura Sa Seigneurie de son parfait acquiescement et essaya de formuler quelques compliments bien tournés ; mais entre son désir de lui plaire et ses goûts personnels, auxquels s’ajoutait son envie d’exprimer tout le désir qu’il avait d’entourer les dames de toutes les aises possibles, principalement celle à qui il désirait plaire avant tout, il se trouva embarrassé au plus haut point et Edmond fut trop content de pouvoir couper court à son discours en lui proposant du vin. Cependant, M. Rushworth qui, en général, n’était pas un grand causeur, n’avait pas fini de développer son sujet :
– Smith ne possédait pas plus de cent acres tout ensemble, ce qui n’est pas beaucoup et ce qui rend encore plus surprenante la façon dont il a pu en tirer parti. À Sotherton, nous avons plus de cent acres, sans parler des parties marécageuses, et quand je vois ce que l’on a pu faire à Compton, je crois que nous ne devons pas désespérer. On a coupé quelques beaux arbres qui poussaient trop près de l’habitation, ce qui a ouvert l’horizon, et j’y pense, Repton ou un autre, fera certainement abattre l’avenue qui se trouve devant Sotherton, vous savez l’avenue qui va depuis le côté ouest jusqu’au sommet de la colline, dit-il en se tournant spécialement vers Mlle Bertram.
Mais celle-ci crut tout à fait décent de répondre :
– L’avenue ! Oh ! je ne m’en souviens pas, je connais si peu Sotherton.
Fanny, qui se trouvait assise près d’Edmond, juste en face de Mlle Crawford et qui écoutait avec attention, lui dit tout bas :
– Abattre une avenue ! Quelle pitié ! Cela ne vous fait-il pas songer à Cowper ? « Vous, les avenues abattues, une fois de plus je déplore votre sort injuste ! »
Il sourit en répondant :
– Je crains que l’avenue ait peu de chances, Fanny.
– Je voudrais voir Sotherton avant qu’on ne l’abatte, et l’admirer comme il est aujourd’hui, dans son état actuel, mais je crains de ne pouvoir y aller...
– N’avez-vous jamais été là-bas ? Non, c’est vrai, vous n’avez jamais pu, et malheureusement c’est trop loin pour y aller à cheval. Je souhaiterais trouver un moyen d’y aller.
– Oh ! tant pis. Quand je le verrai, vous m’expliquerez comment il a été auparavant.
– J’ai entendu dire, dit Mlle Crawford, que Sotherton est un endroit ancien et de grande beauté. Quel est son style ?
– La maison fut bâtie sous Elisabeth. C’est une grande bâtisse régulière en briques, lourde mais d’un aspect respectable et qui contient de bonnes chambres en grand nombre. Cependant, elle est mal située, dans la partie la plus basse du parc, ce qui rend les améliorations difficiles. Mais les bois sont beaux et il y a un torrent dont on pourrait tirer grand parti. M. Rushworth a raison, je crois, en désirant la moderniser et je ne doute pas qu’il le fasse avec succès.
Mlle Crawford écouta avec humilité et songea tout bas : « C’est un homme bien élevé, qui sait en tirer le meilleur parti. »
– Je ne souhaite pas influencer M. Rushworth, poursuivit-il, mais si je voulais améliorer mon habitation, je ne me laisserais pas diriger par un homme avide de progrès. Je préférerais moins de perfection mais plus de personnalité et j’en acquerrais petit à petit. Je me fierais plus à mes propres goûts qu’aux siens.
– Vous seriez capable de faire cela, j’en tombe d’accord, mais moi pas. Je n’ai pas d’idées assez inventives pour ces choses, ni de génie artistique suffisant, et si j’avais une habitation à moi à la campagne, je serais des plus reconnaissante à n’importe quel M. Repton ou autre qui voudrait s’en charger et qui me donnerait le plus de beauté possible pour mon argent : je ne m’en occuperais que lorsque ce serait terminé.
– Ce serait pourtant si agréable, dit Fanny, de suivre les progrès de près.
– Parce que vous avez été élevée comme cela. Mais cela ne fit pas partie de mon éducation, et la seule expérience que j’ai faite, entreprise par quelqu’un qui n’était pas de première force, m’a fait considérer la chose comme désastreuse. Il y a de cela trois ans, l’amiral, mon honorable oncle, acheta un cottage à Turckenham, pour y passer l’été avec nous tous. Ma tante et moi, nous nous y rendîmes avec enthousiasme, mais quoiqu’il fût très joli, nous nous aperçûmes vite qu’il fallait des améliorations. Pendant trois mois nous fûmes dans la poussière et la confusion, sans un endroit où poser nos pieds ni un banc pour nous asseoir. Je désirais que tout fût aussi bien que possible, les plantations, les jardins fleuris et les coins rustiques, mais tout aurait dû être fait sans que je doive m’en occuper. Henry est différent de moi : il aime à faire tout par lui-même.
Edmond était chagriné d’entendre Mlle Crawford, pour qui il avait une certaine admiration, parler de son oncle de cette façon. Il trouvait que ce n’était pas régulier et il resta silencieux jusqu’à ce que, conquis par des sourires et des amabilités, il décida de ne plus y penser pour le moment.
– Monsieur Bertram, disait-elle, j’ai enfin des nouvelles de ma harpe. Il paraît qu’elle est en sécurité à Northampton depuis dix jours, quoiqu’on nous ait assuré le contraire plusieurs fois.
Edmond montra son plaisir et sa surprise.
– La vérité est que nos recherches étaient trop directes, nous avions envoyé une servante, nous y étions allés nous-mêmes (ce n’était même pas à soixante-dix milles de Londres) mais ce matin nous en avons eu des nouvelles plus précises. Le fermier l’avait vue, en avait parlé au boulanger qui en avait parlé au boucher dont le beau-frère avait écrit un mot au magasin.
– Je suis très heureux que vous en ayez des nouvelles, quel que soit le moyen, et j’espère que vous l’aurez sans délai.
– Je l’aurai demain, mais comment croyez-vous qu’on me l’apportera ? Pas par une voiture ou une charrette ? Oh ! non, on ne trouverait rien à louer au village. J’aurais mieux fait de demander des porteurs et une charrette à bras.
– Ce sera difficile, je le crains, en ce moment de pleine récolte de foin, de trouver une charrette et un cheval.
– J’étais tellement étonnée de voir l’affaire d’État que c’était ! Désirer un cheval et une charrette à la campagne semblait une chose extraordinaire ! Aussi, je demandais à ma femme de chambre de s’en occuper directement, et comme je ne pouvais sortir de mon vestiaire sans voir une ferme, ni marcher dans la plantation sans passer devant une autre, je pensais qu’il suffirait de les demander pour les avoir et je n’avais que l’embarras du choix. Vous devinez ma surprise, quand je découvris que j’avais demandé la chose la moins raisonnable, la plus impossible, et que j’avais offensé tous les fermiers, tous les laboureurs par ma demande. Quant au secrétaire du Dr. Grant, je croyais plus prudent de ne pas être sur son chemin, et mon beau-frère lui-même, qui en général est la bonté même, me regardait d’un air sombre depuis qu’il avait appris ce que j’avais osé demander.
– Vous ne pouviez pas le prévoir, naturellement, mais quand vous y pensez maintenant, vous devez vous rendre compte de l’importance qu’il y a à rentrer les foins. Sa location d’une charrette n’eût pas été si facile que vous le supposez, même à un autre moment ; nos fermiers n’ont pas l’habitude de les prêter, mais en été c’est en dehors de leur pouvoir que de se priver d’un cheval.
– Je comprendrai peut-être toutes vos habitudes petit à petit, mais arrivant de Londres avec l’idée que tout peut être obtenu avec de l’argent, j’étais un peu décontenancée de prime abord en constatant cette sorte d’indépendance qui règne à la campagne. Cependant j’aurai quand même ma harpe demain car Henry, qui est complaisant, m’a offert d’aller la chercher dans sa « barouche ». Ne sera-t-elle pas amenée avec tous les honneurs qui lui sont dus ?
Edmond déclara que la harpe était son instrument préféré et qu’il espérait avoir le plaisir de l’entendre jouer bientôt. Fanny n’avait jamais entendu jouer de la harpe et s’en réjouissait beaucoup.
– Je serai ravie de jouer pour vous deux, dit Mlle Crawford, aussi longtemps que vous le désirerez, plus peut-être, car j’aime profondément la musique et quand je sens mon goût partagé, je me surpasse, et je me sens infiniment heureuse. Quand vous écrivez à votre frère, M. Bertram, je vous supplie de lui dire que ma harpe est arrivée car il savait combien j’étais anxieuse à ce sujet. Et vous pouvez lui dire, s’il vous plaît, que je préparerai mes airs les plus plaintifs pour son retour, afin de lui montrer ma compassion, car je suis sûre que son cheval perdra.
– Si je lui écris, je dirai tout cela, mais je n’ai pas de raison pour lui écrire en ce moment.
– Non, évidemment, quelles drôles de créatures sont les frères ! Ils peuvent rester douze mois sans s’écrire et se voir, s’ils n’ont pas de raison pour le faire de toute urgence, et s’ils sont obligés de le faire pour dire qu’un cheval est malade ou un parent mort, ils en sortent avec le moins de mots possible. Vous êtes tous les mêmes. Henry, qui est en toutes choses un frère accompli, qui m’aime, qui se confie à moi et qui parle parfois des heures durant, n’a encore jamais tourné la page d’une lettre ! Et souvent il n’écrit pas plus que : « Chère Mary – je suis bien arrivé – beaucoup de monde – tout va bien – sincèrement vôtre. » – C’est le vrai style fraternel.
– Quand ils sont loin de leur famille, dit Fanny en pensant à William, ils peuvent écrire de longues lettres.
– Mlle Price a un frère en mer, dit Edmond, dont la correspondance régulière fait qu’elle vous trouve trop sévère.
– En mer, vraiment ? – Dans les services du roi, évidemment ?
Fanny aurait préféré que ce soit Edmond qui racontât l’histoire, mais le silence de celui-ci l’obligea à expliquer la situation de son frère ; sa voix était animée en parlant de lui et en nommant les différents pays étrangers où il avait été, mais elle ne put parler des longues années d’absence sans avoir des larmes aux yeux. Mlle Crawford lui souhaita poliment une belle carrière.
– Ne savez-vous rien de mon cousin le capitaine, demanda Edmond, le capitaine Marshall ? Je crois que vous avez de nombreuses relations dans la marine, n’est-ce pas ?
– Parmi les amiraux, oui, assez nombreuses, mais, ajouta-t-elle avec un air de grandeur, nous ne connaissons que très peu les officiers de rangs inférieurs. Les capitaines sont certes des gens charmants, mais nous n’avons pas de rapports avec eux. Je puis vous parler longuement de beaucoup d’amiraux, de leur escadre, de leur degré de solde, de leurs querelles et de leurs jalousies. Mais en général, je puis vous assurer qu’ils savent se surpasser en mal comme en bien. Certainement, ma vie chez mon oncle m’a mise en contact avec un grand cercle d’amiraux, et j’y ai vu suffisamment de vices et de débauche. Mais je vous en prie, ne croyez pas que je blâme le métier.
Edmond redevint grave et répondit seulement :
– C’est une noble profession.
– Oui, la carrière est belle, dans deux cas : si elle donne la fortune et si elle est dépensée avec discrétion. Mais de toutes façons ce n’est pas un métier qui favorise l’intelligence et je ne l’ai jamais considéré comme tel.
Edmond reparla de la harpe et se sentit de nouveau très heureux à l’idée de l’entendre. L’amélioration des terrains, continuait cependant à faire les frais de la conversation des autres et Mme Grant ne put s’empêcher d’attirer l’attention de son frère sur Mlle Julia Bertram.
– Mon cher Henry, ne dites-vous rien ? Vous vous êtes tant occupé d’embellissements vous même et d’après ce que j’ai appris au sujet d’Everingham, vous n’avez rien à envier aux autres propriétés d’Angleterre. Everingham doit être jugé parfait avec ses collines et ses bois ! Que ne donnerais-je pour les revoir !
– Rien ne me fait plus de plaisir que de vous entendre parler ainsi, dit-il, mais je crains que vous ne soyez désappointée, vous ne les retrouverez plus comme vous les imaginez. Son étendue n’est guère importante et quant aux modifications, je n’ai pu y faire grand chose, hélas. J’aurais aimé y travailler pour longtemps !
– Vous aimez ce genre d’occupation ? demanda Julia.
– Énormément, mais que reste-t-il à faire lorsque la nature se charge du principal ? J’étais trop jeune alors, sinon je n’aurais pas fait d’Everingham, ce qu’il est aujourd’hui. Mon plan fut conçu à Westminster, un peu modifié peut-être à Cambridge et exécuté alors que je n’avais que vingt et un ans. J’envie M. Rushworth qui a tant de joies en perspectives ; moi, j’ai gâché les miennes.
– Ceux qui voient rapidement, agissent rapidement, dit Julia. Vous ne devez jamais avoir de la peine à trouver une occupation et au lieu d’envier M. Rushworth vous devriez l’aider de vos conseils.
Mme Grant, ayant entendu la fin de cette conversation, l’appuya chaudement, persuadée que personne ne pouvait avoir un meilleur jugement que son frère, et comme Mlle Bertram l’encourageait de toutes ses forces, disant qu’à son avis il était bien préférable de consulter des amies et des personnes désintéressées, que de mettre l’affaire directement entre les mains d’hommes d’affaire. M. Rushworth fut tout à fait disposé à prendre les avis et les conseils de M. Crawford. Celui-ci se mit à son entière disposition après avoir d’abord déprécié ses propres capacités. Alors M. Rushworth demanda à M. Crawford de lui faire l’honneur de venir à Sotherton pour quelques jours. Mme Norris qui devinait les sentiments de ses nièces à l’idée de se séparer de M. Crawford proposa un autre projet :
– Il n’y avait aucun doute à avoir sur l’ardeur et la bonne volonté de M. Crawford, mais pourquoi n’iraient-ils pas là-bas en plus grand nombre ? Pourquoi n’organiserait-on pas une excursion ? Il y en a beaucoup qui s’intéresseraient fort aux améliorations que vous allez faire, cher M. Rushworth, et qui aimeraient entendre l’opinion de M. Crawford sur le sujet, et cela pourrait toujours servir. Pour ma part, il y a longtemps que j’aurais voulu avoir l’occasion de revoir votre chère mère, le fait de ne pas avoir de chevaux m’en a empêché. Mais je pourrais aller causer avec elle pendant que vous tous, vous vous promènerez et vous discuterez les arrangements à faire, puis nous pourrions tous revenir dîner à Sotherton selon les goûts de Mme Rushworth, et avoir un délicieux retour au clair de lune. Je suis sûre que M. Crawford consentira à me prendre avec mes deux nièces dans sa « barouche » ; Edmond pourrait aller à cheval tandis que Fanny resterait près de vous.
Lady Bertram ne fit aucune objection, et tout le monde exprima son contentement quant au projet, excepté Edmond qui ne dit rien.