CHAPITRE VLes jeunes gens se plurent au premier abord. De chaque côté il y avait tant d’attraits ! Leur connaissance promit bientôt de devenir aussi intime que les convenances le permettaient. La beauté de Mlle Crawford ne déplut pas aux demoiselles Bertram. Elles étaient trop jolies elles-mêmes pour être jalouses des femmes qui l’étaient aussi et elles étaient aussi charmées que leurs frères par ses yeux noirs si vivants, son teint mat et son allure charmante. Si elle avait été grande et bien faite et si elle avait eu les cheveux clairs, il y aurait pu y avoir des jalousies, mais la réalité étant différente, il ne pouvait y avoir de comparaison possible, et elle était une jolie fille, tandis qu’elles étaient les plus belles femmes de la région.
Son frère n’était pas beau, non, quand elles le virent la première fois ; il était absolument laid, noir et laid, mais il était un gentleman et avait un air agréable. La seconde rencontre le fit paraître moins laid ; certes, il n’était pas beau mais son allure était parfaite et ses dents étaient fort belles, et puis il était si bien bâti qu’on oubliait bientôt qu’il était laid. Après la troisième entrevue, lors d’un dîner au presbytère, plus personne n’osa dire qu’il l’était. En réalité, c’était le plus agréable jeune homme que les deux sœurs aient jamais rencontré et l’une n’aimait pas moins sa présence que l’autre. Les fiançailles de Mlle Bertram en faisaient en quelque sorte la propriété de Julia, ce qu’elle n’ignorait nullement. Avant qu’il n’ait passé une semaine à Mansfield, elle était prête à en tomber amoureuse.
Les sentiments de Maria étaient plus confus et plus mélangés. Elle préférait ne pas chercher à les comprendre. Il ne pouvait y avoir aucun mal à ce qu’elle aimât la société d’un homme agréable. Tout le monde connaissait sa situation, et M. Crawford savait ce qu’il faisait. M. Crawford ne désirait pas du tout être en danger. Les demoiselles Bertram étaient des plus plaisantes et tâchaient de plaire, et il fit comme elles, sans aucune arrière-pensée derrière la tête. Il ne désirait pas les voir mourir d’amour, mais avec les sentiments et le caractère qui auraient dû le faire sentir et le faire juger plus exactement, il se permit de grandes libertés sur ces points.
– J’aime beaucoup vos demoiselles Bertram, déclara-t-il à sa sœur, lorsqu’il revint de les avoir reconduites à leur voiture après le dîner en question, elles sont très élégantes et vraiment agréables.
– Elles le sont, en effet, et je suis ravie de vous l’entendre dire. Mais vous préférez Julia.
– Oh ! oui, je préfère Julia.
– Est-ce sincère ? Car Mlle Bertram est considérée généralement comme la plus jolie.
– Je le crois aussi, elle a bien des avantages et je préfère son allure, mais je préfère quand même Julia. Mlle Bertram est certainement la plus jolie des deux et je l’ai trouvée des plus agréable, mais je préférerai toujours Julia parce que vous me l’avez ordonné.
– Je ne devrais pas vous parler, Henry, mais je sais que vous finirez par la préférer.
– Ne vous ai-je pas dit que je l’ai préférée depuis le commencement ?
– De plus, Mlle Bertram est fiancée. Souvenez-vous-en, mon cher frère. Son choix est déjà fait.
– Oui, et je ne l’en aime que mieux. Une jeune fille fiancée est toujours plus agréable qu’une autre. Elle est satisfaite d’elle-même. Ses soucis sont envolés et elle sent qu’elle peut exercer tous ses charmes sans suspicion. Il y a de la sécurité avec une jeune fille fiancée, il n’y a pas de danger.
– Quant à cela, M. Rushworth est un charmant jeune homme et c’est un splendide parti pour elle.
– Mais Mlle Bertram ne l’aime pas, croyez-vous. Je ne suis pas de votre avis. Je suis sûr qu’elle lui est très attachée. J’ai pu le voir dans ses yeux, chaque fois que son nom fut prononcé. J’estime trop Mlle Bertram pour pouvoir croire qu’elle donnerait sa main sans donner son cœur !
– Mary, qu’allons-nous faire pour lui ?
– Nous devons le laisser agir lui-même. Lui parler serait très mauvais. Pour finir il sera trompé.
– Mais je voudrais qu’il ne soit pas trompé, qu’il ne soit pas dupé ; je voudrais que tout soit propre et honorable.
– Oh ! Chère, laissez-le courir sa chance, laissez-le se tromper. Ce sera aussi bien. Nous sommes tous dupés une fois ou l’autre dans notre vie.
– Dans le mariage pas toujours, chère Mary.
– Dans le mariage spécialement. Avec tout le respect qui est dû à ceux qui sont mariés, dans cette société, chère Mme Grant, sur cent personnes des deux sexes qui se marient il n’y en a pas une qui n’est pas trompée quand elle se marie. Je puis regarder où je veux, je vois que c’est ainsi et je sens que cela doit être ainsi, quand je considère que parmi toutes les transactions, c’est celle dont les gens attendent le plus les uns des autres, c’est celle où les gens sont le moins honnêtes.
– Ah ! vous avez été à une bien mauvaise école pour les questions matrimoniales, dans la rue du Mal.
– Ma pauvre tante avait certainement peu de raison d’aimer son état, mais cependant, si je m’en tiens à mes observations personnelles, je trouve que c’est malhonnête. J’en connais tant qui se sont mariés en pleine confiance et avec l’espoir d’être heureux et de former une équipe parfaite, qui ont été profondément déçus et obligés de se rendre compte qu’ils arrivaient exactement au contraire ! Comment appelez-vous cela, si ce n’est pas une tromperie ?
– Mon cher enfant, je crois qu’il y a beaucoup d’imagination dans tout ce que vous dites.
– Je m’excuse, mais je ne puis pas vous croire tout à fait. Cela dépend des cas évidemment, mais vous regardez le mal sans regarder le remède. Il y aura toujours et partout de petits froissements et des déceptions, et nous sommes tous enclins à en craindre trop ; mais si un projet de bonheur échoue, la nature humaine en fait un autre et si notre premier calcul a été mauvais, nous en faisons un meilleur : nous calculerons juste pour finir. Ces observateurs à l’esprit mauvais, chère Mary, qui ont beaucoup avec peu de chose, sont encore plus trompés et plus déçus que les autres.
– Très bien parlé, ma sœur ! Je rends grâce à votre « esprit de corps ». Je suis mariée et si j’entends être honnête, je souhaite que mes amies le soient aussi. Cela empêcherait beaucoup de peines de cœur.
– Vous êtes aussi gâtée que votre frère, Mary, mais nous vous guérirons tous les deux. Mansfield vous fera du bien à tous deux, et sans tromperies. Restez avec nous et vous serez guéris.
Les Crawford ne désiraient pas être guéris mais ils étaient décidés à rester. Pour le moment Mary était heureuse au presbytère et Henry s’y plaisait suffisamment pour prolonger sa visite. Il était arrivé avec l’intention de n’y passer que quelques jours, mais Mansfield était prometteur et rien ne l’appelait autre part. Mme Grant était enchantée de les garder tous les deux près d’elle et le Dr. Grant était tout à fait d’accord avec elle car une jolie jeune fille ayant de la conversation comme Mlle Crawford, est toujours une agréable société pour un homme casanier et indolent, en outre Mr. Crawford, étant son invité, lui donnait le prétexte de boire un peu de bordeaux chaque jour.
L’admiration que Mr. Crawford avait pour les demoiselles Bertram, était une révélation pour Mlle Crawford, qui n’était pas habituée à ce genre de choses. Elle reconnaissait que les fils Bertram étaient de charmants jeunes gens et que l’on rencontrait rarement, même à Londres, deux jeunes gens aussi accomplis, surtout l’aîné. Il avait beaucoup vécu à Londres et avait plus de vivacité et de galanterie qu’Edmond : il devait plaire davantage ; le fait qu’il était l’aîné pesait d’ailleurs lourd dans la balance. Elle avait toujours eu le pressentiment que c’était lui qu’elle préférerait.
Tom Bertram était en effet charmant. Il était de la sorte d’hommes que l’on aime en général ; sa gentillesse était enveloppante, car il avait des manières aisées, beaucoup d’esprit, de grandes connaissances et beaucoup de conversation. Ses droits à Mansfield Park et plus tard, au titre de baronnet ne gâtaient rien, ajoutés au reste. Mlle Crawford sentit tout de suite que leurs situations pouvaient s’accorder. Elle regarda autour d’elle avec considération et trouva que tout était en sa faveur, le parc de cinq milles, la maison spacieuse et moderne si bien située et si bien entourée qu’elle pouvait paraître dans n’importe quelle collection de gentilhommières et demandait seulement à être complètement remeublée, des sœurs agréables, une mère paisible et un mari lui-même charmant qui présentait l’avantage d’être empêché de jouer par une parole donnée à son père et qui devait devenir Sir Thomas un jour. Cela pouvait convenir et elle croyait bien qu’il l’accepterait ; aussi commença-t-elle dès lors à s’intéresser au cheval qu’il devait monter aux courses de B...
Les courses devaient l’appeler loin de Mansfield, peu de temps après que leurs relations ne commencèrent, et comme il semblait que la famille n’espérait pas son retour avant plusieurs semaines, ce serait une bonne épreuve pour son amour. Il lui parla beaucoup des courses et tâcha de la convaincre à le suivre, il fit des plans de grande fête et insista avec toute l’ardeur de son inclination, mais ils en restèrent aux projets.
Et Fanny, que devenait-elle pendant tout ce temps ? Que faisait-elle ? Que pensait-elle des nouveaux arrivants ? Il n’y avait pas beaucoup de jeunes filles de dix-huit ans qui fussent si peu consultées que Fanny ! D’une façon calme et sans que personne ne le remarquât, elle paya son tribut d’admiration à la beauté de Mlle Crawford mais comme elle continuait à trouver M. Crawford très laid, bien qu’elle eût entendu ses deux cousines répéter le contraire, elle n’en parlait jamais.
– Je commence à vous connaître tous maintenant, excepté Mlle Price, dit Mlle Crawford, tandis qu’elle se promenait avec les deux fils Bertram. Dites moi, est-elle « sortie » ou ne l’est-elle pas ? Je suis intriguée. Elle a dîné avec vous autres tous au presbytère, ce qui semblait dire qu’elle était « sortie » et cependant elle parla si peu que je puis difficilement admettre qu’elle le soit.
Edmond à qui cette question était posée, répondit :
– Je crois que je sais ce que vous voulez dire, mais je ne veux pas me charger de vous répondre. Ma cousine est grande ; elle a l’âge et la raison d’une femme, mais les « sortie » ou « pas sortie » ne me concernent pas.
– Et cependant en général, rien n’est plus facile à vérifier. La différence est si grande. Ses manières autant que son allure, sont si différentes ! Jusqu’à présent, je ne croyais pas qu’il fût possible de se tromper dans le fait qu’une jeune fille est sortie ou pas. Une jeune fille qui ne l’est pas a toujours la même robe, toujours le même bonnet serré, elle paraît très réservée, et ne dit jamais un mot. Vous pouvez sourire, mais c’est comme cela, je vous assure, et si ce n’est pas poussé un peu loin, c’est très convenable. Les jeunes filles devraient être calmes et modestes. La seule objection est, que le changement de leurs façons, lorsqu’elles sont introduites dans la société, est trop soudain. Et souvent elles passent en très peu de temps de la plus grande réserve à l’excès contraire... la confiance ! Voilà la partie fautive du présent système. L’on n’aime pas voir une jeune fille de dix-huit à dix-neuf ans, parler brusquement de toutes choses, quand on l’a vue auparavant incapable de proférer une parole.
– M. Bertram, dites-moi, vous devez avoir quelquefois rencontré ces changements brusques.
– Je crois bien que oui, mais je ne trouve pas cela bien. Je vois où vous voulez en venir. Vous voulez me mystifier avec Miss Anderson.
– Non pas. Miss Anderson ! Je ne sais pas de qui ou de quoi vous voulez parler. Je n’y comprends plus rien. Mais je vous mystifierai avec grand plaisir, si vous voulez me répondre.
– Ah ! Vous jouez très bien votre jeu, mais je ne me laisse pas commander ainsi. Vous devez avoir eu Miss Anderson devant les yeux, en décrivant le brusque changement d’une jeune fille. Vous l’avez trop exactement peinte pour qu’il y ait une erreur. C’était tellement bien cela ! Les Anderson de Baker Street. Nous en parlions justement l’autre jour, vous savez, Edmond, vous vous souvenez que j’ai mentionné le nom de Charles Anderson. Les circonstances se sont présentées exactement comme cette jeune fille vient de l’expliquer. Quand Anderson me présenta la première fois à sa famille, il y a deux ans, sa sœur n’était pas « sortie » et je ne pus arriver à lui parler. Je suis resté là un matin, pendant une heure à attendre Anderson, avec elle et une petite fille ou deux dans la chambre. La gouvernante étant malade et la mère entrant et sortant tout le temps avec des lettres d’affaires, je pus difficilement obtenir quelques mots de la jeune fille, à peine une réponse polie ; elle serrait les lèvres et se détournait de moi avec un tel air ! Je ne la vis plus pendant un an. Entretemps, elle « sortit ». Je la rencontrai chez Mme Holford et ne la reconnus pas. Elle vint vers moi, s’écria que j’étais une ancienne connaissance, me désempara complètement, et parla, et rit jusqu’à ce que je ne sache vraiment plus où me mettre. Je sentais que j’étais le bouffon du salon. Mlle Crawford a certainement entendu cette histoire.
– C’est une très jolie histoire, pleine de vérité, et qui est toute à l’honneur de Miss Anderson. C’est une faute très courante. Les mères n’ont certainement pas encore trouvé la bonne méthode pour conduire leurs filles. Je ne sais où se trouve l’erreur, et je ne prétends pas redresser les gens, mais je vois qu’ils se trompent souvent.
– Celles qui montrent au monde quelles devraient être les façons de faire des femmes, dit M. Bertram, font beaucoup pour tâcher de les rendre le mieux possible.
– C’est là que l’erreur est la plus grande, dit Edmond avec moins de courtoisie, car ces jeunes filles-là sont mal élevées. On leur donne de mauvais conseils, en commençant. Elles agissent toujours par vanité et il n’y a pas plus de modestie réelle dans leurs sentiments avant qu’elles ne se montrent qu’après.
– Je ne sais pas, reprit Mlle Crawford avec hésitation. Oui, je ne suis pas de votre avis. C’est certainement la plus petite partie de l’affaire. Il est bien pire de voir des jeunes filles qui ne sont pas « sorties » se donner les mêmes airs et prendre les mêmes libertés que si elles l’étaient, ce que j’ai déjà vu. C’est pire que tout et c’est vraiment dégoûtant !
– Oui, c’est très inconvenant, en effet, dit M. Bertram. Cela vous égare, et vous ne savez que faire. Le bonnet bien serré et l’air modeste, vous définissent si bien (et rien ne fut plus juste) et vous font comprendre ce qu’il en est. Quant à moi, je me suis trouvé dans un terrible embarras l’an dernier, précisément pour cette raison. J’étais allé à Ramsgate passer une semaine, avec un ami, en septembre dernier, immédiatement après mon retour des Indes. Mon ami Sneyd – je vous ai déjà parlé des Sneyd, Edmond – était là avec sa mère, son père et ses sœurs, tous des inconnus pour moi. Lorsque nous arrivâmes à Albion Place, ils avaient disparus, nous les cherchâmes et les trouvâmes sur la jetée avec d’autres de leur amis. Je fis mes salutations en bonne et due forme et comme Mme Sneyd était entourée de messieurs, je m’occupais d’une des filles, je marchais à côté d’elle pendant tout le chemin du retour et je me rendis aussi aimable que possible. La jeune fille était aussi parfaitement aisée dans ses manières qu’elle était prête à parler et à écouter. Je ne pouvais pas me douter que je faisais quelque chose de mal. Elles se ressemblaient très fort, toutes deux bien habillées, avec des voiles et des parasols comme les autres jeunes filles. Je m’aperçus après, que j’avais donné toute mon attention à la plus jeune qui n’était pas encore « sortie » et que j’avais offensé gravement l’aînée. Mlle Augusta aurait dû passer inaperçue encore pendant six mois et je crois que Mlle Sneyd ne me le pardonna jamais.
– C’était désastreux, évidemment. Pauvre Mlle Sneyd ! Quoique je n’aie pas de jeune sœur, je me rends compte de ce qu’elle a dû ressentir. Être négligée au profit de quelqu’un qui n’est pas « sorti » doit être très vexant, mais c’était absolument la faute de la mère : Mlle Augusta aurait dû être avec sa gouvernante. Pareilles demi-mesures réussissent très mal. Mais maintenant je dois être satisfaite à propos de Mlle Price. Va-t-elle au bal ? Dîne-t-elle toujours dehors avec les autres ?
– Non, reprit Edmond, je ne crois pas qu’elle ait jamais été à un bal. Ma mère sort rarement elle-même et ne dîne jamais dehors, excepté chez Mme Grant, et Fanny reste à la maison avec elle.
– Oh ! alors la chose est claire. Mlle Price n’est pas « sortie ».