En 1524 éclate le scandale des figures de Jules Romain, gravées par Marc Antoine. En 1525, l’Arétin écrit les 16 sonnets. Il est en guerre avec le Dataire Giberti, qui tente de le faire assassiner par le Bolonais Achille de la Volta. À peine remis de ses blessures, Messer Pietro quitte Rome pour aller retrouver Jean des b****s-Noires qui l’accueille à bras ouverts. Le fameux capitaine meurt en 1526. L’Arétin, revenu à Rome, assiste au sac de la ville. Clément VII meurt, et l’Arétin, ne se sentant plus en sûreté, se réfugie à Venise, où il arrive le 25 mars 1527, et s’y établit, disant aux cours un adieu définitif. C’est alors qu’homme libre par la grâce de Dieu, il s’intitule : le Fléau des Princes, le Véridique et le Divin. « Pourquoi, s’est demandé Jacobus Gaddius, s’arrogea-t-il la divinité avec le consentement de ses contemporains ? Je ne sais. À moins que peut-être il ne voulût signifier qu’il exerçait les fonctions de Dieu, en foudroyant, au semblant de très hautes montagnes, les têtes les plus élevées. »
À Venise, l’Arétin trouve le moyen de s’enrichir en écrivant des lettres. Passant, tour à tour, du parti de François Ier dans celui de Charles-Quint, respecté par le Roi et par l’Empereur, honoré par les papes, l’Arétin, comblé d’honneurs, dispose de la plus haute puissance de son temps. On le craint, on le flatte, il a de nombreux ennemis dont il est à l’abri, et ses amis sont plus nombreux encore. Ils font partie de toutes les classes de la société. Son nom est fameux jusqu’en Perse. Il habite, sur le Canale Grande, un palais somptueux détruit aujourd’hui. Au lieu d’intendant et de majordome, ce sont six belles filles qui dirigent sa maison ; on les appelle les Arétines. Il choisit ses maîtresses comme ses commensaux, dans la noblesse aussi bien que parmi le peuple. Sa maison est ouverte à tous comme un port de mer. C’est une hôtellerie pour les pèlerins affligés, pour les lettrés affamés et pour toute sorte de chevaliers errants. Généreux à l’excès, il donne ce qu’il possède, ne parvenant pas cependant à s’appauvrir. Chaque jour, de sa petite écriture nette et nerveuse, il écrit des lettres destinées, par menaces ou par flatteries, à provoquer des dons, à entretenir l’admiration et une sainte terreur de sa plume étincelante. Il écrit vite, improvisant, en quelque sorte, des comédies où l’a pu voir en lui un précurseur de Molière, des écrits satiriques et libres selon la mode du temps, des paraphrases religieuses pour lesquelles il doit ambitionner en vain le chapeau de cardinal. Il compose des poèmes chevaleresques qui n’en finissent plus et qu’il détruit lui-même, mais pour se consoler en écrit des parodies. L’influence de ces faciles écrits se fait sentir non seulement en Italie, mais en France, en Espagne, en Allemagne. Il règle le goût, s’intéresse aux artistes et entasse chez lui les œuvres d’art.
À peine à Venise, il rencontre le Titien, qui devient son compère, et commence immédiatement son premier portrait qui, trois mois après, fut envoyé au marquis de Mantoue. L’amitié du peintre et du Divin ne devait plus cesser. Parmi ses amis on peut citer encore le Sansovino, Sébastien del Piombo, le Sodoma, Jules Romain, Giovanni da Udine et même Michel-Ange qui, s’il semble n’avoir jamais voulu donner de ses œuvres à l’Arétin, qui sollicitait ce don, n’en tenait pas moins le Fléau des Princes en haute estime, écrivant : « Le Roi et l’Empereur avaient en très grande grâce que la plume de l’Arétin les nommât. »
Dans le palais qu’il habitait se pressait chaque jour la foule des artistes, des disciples, des patriciens, des aventuriers, des ecclésiastiques, des mérétrices, des ganymèdes et des étrangers. L’Arétin plaisante et rit souvent à gorge déployée. Il est l’homme le plus libre du monde, il ne craint personne. Il reçoit des présents de tous les souverains. François Ier et Charles-Quint lui ont donné des chaînes d’or mais ne l’ont point enchaîné. Il se croit le droit de changer de parti. Il a conscience de sa puissance. Et, seul parmi les gens de lettres de son temps, il n’est pas parasite. On a dit que c’était un maître-chanteur, mais on a exagéré. Il a des talents et peut rendre des services. Il n’est que trop juste qu’on les lui paye. Il ne ménage rien et dit hardiment sa pensée. Il a reproché au roi de France d’avoir, à cause de son alliance avec les Turcs, plongé dans le cœur de la chrétienté le couteau ottoman. Fléau des Princes, il les flagelle par droit divin. L’opinion publique lui était, après tout, très favorable, et les prédicateurs ne se gênaient pas pour déclarer que, poursuivant le dessein de réformer la nation humaine, la nature et Dieu ne pourraient pas trouver de meilleur moyen que de produire beaucoup de Pierre Arétin.
Le Divin ayant quitté les cours en a maintenant une dans laquelle il se promène en despote bon enfant, incapable de maîtriser ses colères sans durée, et bon de cette bonté qui faisait dire à Jean des b****s-Noires qu’elle était la source de la plupart des désagréments éprouvés par Messer Pietro. Et, de fait, il veut que tout le monde soit heureux autour de lui. Pour cela il est très humain avec les femmes de sa maison, jovial, hospitalier et généreux, tenant table ouverte, libéral au point de donner cela même à quoi il tient le plus. Le regard du Divino va de la vue merveilleuse qu’on découvre de son palais au groupe des joueurs, aux artistes qui disputent sur l’idéal, il s’arrête avec complaisance sur les belles courtisanes, sur les honnêtes dames et sur les ganymèdes aux formes lascives. Car s’il aime beaucoup les femmes et si deux fois au moins il a connu le véritable amour qui est passionné, respectueux et même sans espoir, il ne méprise pas des plaisirs qui, comme aujourd’hui même, choquant l’autorité, ne passaient pour honteux qu’aux yeux d’un très petit nombre de particuliers. Il ne faut pas oublier que Giovannantonio Bazzi n’a pas peur d’être appelé le Sodoma, que le Berni, le Tasse, Michel-Ange et bien d’autres eussent mérité le même surnom. Mais pour l’amant de Laura la cuisinière, de la comtesse Matrina, de la vertueuse Angelo Serena, de la malheureuse et frivole Perinia Riccia, le caprice socratique n’a que l’importance passagère d’un divertissement. Il a des filles et s’occupe de leur établissement. Le Divino, que l’Arioste a célébré, que François Ier, charmé par son esprit, avait voulu attirer à sa cour, que Charles-Quint fit chevaucher à son côté, que le pape Jules III baisa au front et auquel il conféra l’ordre de Saint-Pierre, eut une vieillesse magnifique, et l’Ammirato dit qu’on aurait difficilement vu un vieillard plus beau et plus pompeusement vêtu. Les fables les plus grossières ont couru sur les circonstances qui entourèrent la mort du Flagello dei principi. On a retrouvé un témoignage authentique et précis de son décès. C’est un certificat notarié et revêtu du firman-ducal fait à la requête d’un certain Domenico Nardi da Reggio, probablement pour couper court aux bruits calomnieux qui commençaient à courir sur la mort de l’Arétin. Il contient les déclarations de Pietro Paolo Demetrio, curé de San Luca, paroisse du Divin, à Venise. Ce curé atteste, en 1581, c’est-à-dire 25 ans après la mort de Pierre, avoir enseveli chrétiennement l’Arétin et dit qu’il mourut de mort subite, tombant d’une chaise caquetoire, et que le jeudi saint avant de finir ses ultimes jours il se confessa et communia, pleurant extrêmement, et le bon prêtre affirme que cela s’est bien passé ainsi comme il l’a vu lui-même.
C’est que l’Arétin n’était pas un mécréant. Il avait un confesseur, le père Angelo Testa, et suivait les offices. S’il se moque des moines, il respecte infiniment la religion. Jules III n’a pas voulu en faire un cardinal. Et ce refus me paraît avoir eu des raisons plus politiques que morales. L’Arétin était, autant que bien d’autres, digne de la pourpre cardinalice et n’aurait peut-être pas fait si mauvaise figure sur le trône pontifical !
L’Arétin a laissé une œuvre importante ; outre ses lettres laudatives, ses pamphlets et ses poésies de circonstance, il a donné une tragédie en vers, Orazia, et cinq comédies en prose : Le Maréchal, la Courtisane, l’Hypocrite, la Talanta, le Philosophe, où l’on découvre des mérites du premier ordre. On a bien avancé que l’Hypocrite aurait été le prototype du Tartufe, Molière ayant connu cette pièce à Grenoble, grâce à Chorier. Les ouvrages religieux du Divin eurent une vogue considérable. Il paraphrase les psaumes pénitentiels parle de l’Humanité du Christ, de la vie de la Vierge Marie, de la Passion de Jésus-Christ, de la vie de Sainte Catherine. Il a composé une œuvre chevaleresque dont les strophes se comptaient par dizaines de mille, mais il la détruisit lui-même, ne nous laissant que des poèmes inachevés comme le Lagrime d’Angelica ou la Marjisa et des parodies également inachevées, comme l’Orlandino qui eut un très grand succès, et l’Astolfeide dont on ne connaît qu’un exemplaire conservé à la Bibliothèque Nationale et sur lequel on trouve cette note manuscrite : Non ce ne sono che Tre Canti. Moite Coglionerie, e pochissime cose.
On a dit de l’Arétin qu’il était un grand prosateur, mais un poète médiocre. Je suis d’avis que cette opinion est en partie très injuste, car le Divin a été pour le moins un poète satirique du premier ordre. Certaines de ses pasquinades ne sont pas inférieures à quelques beaux morceaux de Victor Hugo, dans les Châtiments.
Pour ma part, je suis d’avis que l’on devrait restituer à l’Arétin la paternité de quelques ouvrages comme la Puttana errante , la Zaffetta, la Tariffa delle Puttane que l’on attribue à Lorenzio Veniero. Ce Lorenzo Veniero, qui devait plus tard siéger au Sénat et remplir de hautes fonctions dans le gouvernement de la République Vénitienne, avait vingt ans lorsque Francesco Zeno l’amena à l’Arétin pour que celui-ci le format. Et ma conviction est faite : la Puttana errante, la Zaffetta et son Trentuno ont trop de points de ressemblance avec les Ragionamenti pour qu’il soit possible de les attribuer à un autre qu’à l’Arétin lui-même. Je pense que le Divin ne se souciait pas de s’attirer des désagréments en se moquant ouvertement des mérétrices. Il avait sans doute à se venger de cette Elena Ballerina, qui est la p****n errante, et de la Zaffetta. Il a plu à l’Arétin de mettre ses sarcasmes sur le compte du jeune Veniero, qui ne demandait pas mieux et qui, sans doute, était très fier de se faire passer pour l’auteur d’ouvrages d’une audace aussi brillante. Et, cependant, l’Arétin a beau dire que la Puttana est l’œuvre du Venerio, son creato, il a beau, au début de la Zaffetta, parlant au nom du Veniero, se gausser de ceux qui disent que la Puttana errante est un ouvrage arétinesque, il ne faut pas se laisser prendre à ces supercheries et à ces coquetteries d’auteur. Au fond, l’Aretin regrette d’avoir dépensé tant d’esprit dont bénéficie son disciple, il reprend les traits les mieux venus de ses poèmes et s’en ressert dans les Ragionamenti, y mentionnant La p****n errante en se gardant bien de parler du Venerio. Le Tarif des putains de Venise ressemble trop à la p****n errante et à la Zaffetta pour ne point provenir de la même imagination. Cette composition, dont le titre italien est La Tarifa dette Puttana di Venegia, a été écrite sans doute entre la première et la deuxième partie des Ragionamenti. L’Arétin la mentionne dans la première journée de cette deuxième partie. Il la fit probablement paraître plus tard, y ayant mis des allusions à lui-même et au Veniero pour qu’on ne découvrît pas quel en était l’auteur.
Bref, si l’Arétin n’a pas écrit les trois ouvrages dont il a été question, il leur a beaucoup emprunté, et cela n’est pas dans ses habitudes. Il tire, en général, de son propre fonds tout ce qu’il écrit. Il travaille si vite que plagier ne pourrait que le retarder inutilement. D’ailleurs, n’a-t-il pas dit dans une phrase qu’on pourrait rapprocher d’un vers de Musset : « Il vaut mieux boire dans son hanap de bois que dans la coupe d’or d’autrui. »
Je ne veux nullement avancer, au demeurant, que l’Arétin, qui était presque un autodidacte, n’ait pas subi l’influence d’auteurs qui l’ont précédé ou même contemporains. Sans parler de Boccace et des autres Italiens dont la lecture a formé son esprit en lui donnant une direction, il serait injuste de ne pas citer l’Espagnol Francisco Delicado qui paraît avoir eu une influence immédiate sur le talent du Divin. Ce Francisque ou François Délicat, dont la vie, le rôle et les œuvres sont encore mal connus, vivait en Italie. Il était à Rome en même temps que l’Arétin et alla à Venise la même année que lui. Il publia, en 1528, avant que l’Arétin ne composât ses Journées putanesques, une nouvelle dramatique intitulée. La Lozana Andaluza, qui pourrait bien être le prototype des Ragionamenti, ayant elle-même pour mobile la fameuse Célestine. L’Arétin entendait l’espagnol, comme il apparaît à la lecture de ses dialogues. Il a dû connaître La Lozana Andaluza et sans doute son auteur, qui était un lettré et un savant. Quoi qu’il en soit, il ne le mentionne nulle part.