I. L’allumeur de réverbères-3

1468 Words
– J’ai dit que tu étais un éclaireur, un porteur de lumière. – C’est cela. Les Latins – je t’ai déjà dit qui étaient les Latins… Les Latins donc, pour parler de la « lumière » disaient lux, et pour dire « porter », employaient le verbe ferre. Je suis donc Lucifer ! Alors là ! Comme effet de surprise, on n’aurait pu faire mieux ! La mâchoire décrochée, tel un barbeau sur la rive, je ne pouvais rien articuler. La peur du diable avait été insinuée en moi ainsi que dans toutes les âmes d’enfants de l’époque. Fallait-il rire ou se sauver illico, à toutes jambes ? Un bon sourire sous les grosses moustaches me rassura aussitôt. – Je vais te raconter une histoire. Ah ! Le charme était revenu, la sérénité retrouvée, je n’avais plus qu’à le laisser m’emporter vers des paysages fantastiques dont les décors continuent à se révéler, s’éclairer, s’illuminer, aujourd’hui encore, cinquante ans plus tard. – Certains racontent que lorsqu’il créa le monde, le grand magicien, celui que d’aucuns nomment Dieu… lorsqu’il voulut sortir le monde du néant, des ténèbres, il lui fallut d’abord créer la lumière. La lumière, cette clarté qui permettait non seulement de voir les choses, mais, en les voyant, de les comprendre. Ce flambeau, cette torche, il la confia au premier de ses anges, au plus beau, qu’il appela donc Lucifer, le porteur de lumière. Lucifer était comme toi, lorsque je t’ai donné ma canne à porter, très fier, très très fier, et mieux encore, le fait d’avoir toujours la lumière sous les yeux l’aida à connaître et à comprendre bien des choses qui échappaient aux autres anges, et surtout aux hommes. Alors, Dieu, jaloux, se mit en colère et le rejeta dans les ténèbres. Qu’en penses-tu ? – Je pense que ça ne faisait rien, puisqu’il avait la lumière. – C’est vrai. En tout cas, il en avait gardé suffisamment pour la donner aux hommes : à l’un d’entre eux, notamment, qui s’appelait, je crois, Prométhée. Et cette lumière-là devint l’intelligence… À ce moment-là – il me faut l’avouer bien humblement aujourd’hui – j’ai décroché. Je ne suivais plus la pensée de mon maître dans les profondeurs où il se plaisait à plonger, se parlant à lui-même ; mais je restais sous le charme de sa parole : il y avait une suavité dans sa phrase, une alternance de mots et de silence, comme l’ombre et la lumière, comme le noir et le blanc, le damier de la vie. Et le noir, le silence, y étaient aussi féconds que la lumière, le blanc et la parole ; les ténèbres autant que la clarté. Et d’ailleurs, ne sont-ce pas les ténèbres qui donnent à la lumière toutes ses vertus ? Le brave homme continuait sa réflexion comme un chant, comme un chant profond, le cante jondo andalou ou le fado portugais dont on ne sait plus s’ils sont paroles ou musique, ou les deux ; ici, c’était la respiration d’une voix grave, une pensée pure qui coulait comme du miel. – Lucifer, prince des anges, porte la lumière, c’est à dire que, près du trône de l’être suprême, symbole de l’existence universelle, Lucifer est la propre conscience de cet être et, du même coup, pour tous ceux à qui il donne la lumière, l’accession à l’infini de toutes choses, par sa conscientisation. C’est en prenant conscience de soi que l’on va vers la transcendance. Il n’y a pas de péché d’orgueil ; il y a un péché contre l’esprit quand on laisse la lumière dont on est porteur sous le boisseau. C’est ce péché-là qui suscite l’angoisse, et la projection mythique de l’angoisse humaine, c’est l’enfer ! Un être suprême, infini et donc parfait ne peut avoir partagé sa bonté puisqu’elle est infinie… Alors, qui a inventé le mal ? Vois-tu, mon cher apprenti, là est toute la question… À ce moment, un bruit de bottes, de plus en plus proche, vint nous rappeler à la réalité ; je dégringolai rapidement du charme où je m’étais laissé emporter pour disparaître dans les ténèbres salvatrices d’une encoignure bienvenue. Interpellé par des aboiements gutturaux, mon allumeur de réverbères, dégringolé lui aussi des sommets de sa philosophie, en fut quitte pour montrer ses papiers et sauf-conduits. Tripotant le réverbère du coin, il attendit que la patrouille ait disparu, dévorée par son propre bruit de bottes, avant de me rejoindre dans mon trou noir. – Vois-tu, mon bonhomme, qui donc a bien pu inventer le mal ? Certainement pas les ténèbres, ni la nuit, ni le noir, puisqu’ils sauvent bien à propos la vie des cœurs purs ! C’était assurément là le genre de question à laquelle il n’y a pas de réponse, surtout pour moi qui tremblais dans mes culottes courtes comme un vrai philosophe, ainsi que l’avait écrit si judicieusement Voltaire. Après cette frousse mémorable, je restai quelques mois sans retourner à nos rendez-vous. Le temps pas plus que les circonstances n’y étaient propices. Aurores et crépuscules de printemps se faisaient de plus en plus longs ; bientôt, mon allumeur de réverbères allait devoir ranger sa canne jusqu’à l’automne prochain. Nous les gavroches, nous passions une bonne partie de nos journées, le nez en l’air, à regarder passer, au plus profond de l’azur, sur le chemin de l’orient, les cohortes alignées de grands oiseaux brillants dans le soleil, gonflant l’espace d’un bourdonnement infini qui ressemblait à un immense soupir de délivrance. Au sol, c’étaient des chuchotements sans fin : « les maquisards du bois d’A*** on fait dérailler un train », « on a marqué les façades des maisons des inciviques au goudron », ou encore, secret suprême qui rallumait des sourires oubliés : « on dit même qu’ils débarqueront bientôt… ». Je revis néanmoins, une fois encore, mon allumeur de réverbères, sans sa canne qu’un long, très long couvre-feu muselait. J’étais allé guetter son passage à la fin d’un jour de pluie et de grisaille ; je crois bien que cela lui fit plaisir, et même, j’eus l’impression qu’il m’attendait. Pourtant, ses paroles, en route, avaient une résonance fort triste. Comme nous passions devant le grand porche qui menait aux écuries du marchand de chevaux où tous les gamins du coin avaient l’habitude de flâner, parmi les bouquets odorants de paille et de c*****n, il me dit : – As-tu vu ? Il n’y a plus de chevaux. Puis, après un long silence : Il n’y a plus de chevaux, plus de palefreniers, ni de domestiques, plus personne. Ils ont emmené monsieur Samuel Lévy, et toute sa famille… Puis nous arrivâmes près du banc où il avait si bien excursionné, et si loin que je ne l’avais pu suivre. Il avait l’air très fatigué en s’asseyant. Je me mis à ses côtés, sans dire un mot, attendant qu’il me pose l’une ou l’autre de ses questions opportunes. Quand un geste du vent écarta les nuages et libéra un coin de ciel sombre, il parla enfin, comme s’il avait attendu l’éclaircie. – Un jour, mon petit apprenti, tu regarderas en toi, avec un peu de cette lumière que j’ai promenée à tes côtés, tu y regarderas les étoiles, et la lune, comme dans un temple sans toit, et tu penseras peut-être au vieux bonhomme, à ce vieux compagnon qui t’a fait faire cinquante fois le même trajet, et qui t’a été pourtant cinquante fois différent. Tu regarderas le ciel et tu verras cette sorte d’étoile… – il me montrait une planète qui clignotait, un peu plus grosse et plus rouge que les autres… – celle que les hommes appellent aujourd’hui Vénus. Tu te souviendras qu’elle avait un autre nom, bien avant celui-là … – C’était quel nom ? – On l’appelait Lucifer. * C’en était fini. Je ne devais plus jamais revoir mon cher philosophe. Deux jours après notre dernière rencontre, on dynamita les maisons de trois ou quatre personnes que nos parents, avec une moue de mépris, appelaient des « collaborateurs », et, en représailles, les autres emmenèrent trente otages parmi lesquels le premier commissaire de police, un notaire, un vieux médecin qui ne s’occupait plus que des pauvres et qui fut abattu alors qu’on le laissait croire à sa libération ; ils emmenèrent aussi un monsieur qu’on disait être un personnage fort important dans une société mystérieuse et secrète, et qui s’était caché longtemps sous les modestes apparences… d’un allumeur de réverbères. Nous n’en revîmes jamais aucun. Comme je lui posais beaucoup de questions, mon père que cela énervait un peu, me demanda à son tour : – Sais-tu au moins ce que c’est qu’un otage ? – Oui, lui répondis-je très fièrement, c’est une victime de l’obscurantisme. Il se tut : je crois qu’il n’avait pas très bien compris. Quelques jours plus tard, encore, comme nous regardions toujours, en plein ciel, les innombrables oiseaux brillants qui glissaient en vrombissant vers l’est, on vit l’un d’entre eux grossir à vue d’œil, plonger vers notre petite ville et, en guise de salut, y lâcher cinq ou six énormes déflagrations qui jetèrent bas tout le quartier du petit square, ses maisons avec ceux de leurs habitants qui n’avaient pu trouver refuge dans les caves, trois gros chars Tigre qui rentraient chez eux, et tous mes chers réverbères… * Non, mes Amis, ceci n’est pas une histoire triste, au contraire elle est réconfortante car lorsqu’un sanglot me monte aux lèvres, lorsque le doute veut embuer mes yeux, j’attends le soir et je regarde celui que la bêtise au front de taureau a fait rebondir en plein ciel, mon vieux philosophe, mon allumeur, mon parrain ; et je vois, entre Terre et Lune, qu’il me fait un clin d’œil au-dessus de ses grosses moustaches en écharpes de brume. Il est là, au rendez-vous, avec une ponctualité de maître de cérémonie et une fidélité de compagnon, mon vieux frère, mon cher Lucifer ! 1. Avant de l’imposer systématiquement comme le couvre-feu, l’occupant, sans doute grisé par les quelques succès du début de la guerre, ne se souciait pas trop d’occultation… mais, par la suite… II Un château de pierres grises
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