I. L’allumeur de réverbères-2

2007 Words
Comme il repassait devant moi, je me hasardai à lui emboîter le pas, à bonne distance, cela s’entend. Nous fîmes ainsi le tour de l’esplanade, lui, semant à profusion ses perles de lumière comme autant de vérités contre le mensonge de la nuit, moi, bondissant de lueur en lueur pour découvrir, à la faveur de halos neufs, des pans entiers de paysages nouveaux magistralement sortis de l’ombre et sur lesquels il m’était bien malaisé de rapporter les images du jour. C’était dans un vaste temple, en vérité, que je m’étais introduit, à pas furtifs, sur un damier d’ombre et de lumière, suivant la démarche mesurée d’un officiant vénérable, pénétré de toutes ses responsabilités. Mais ma ruse devait être cousue de fil blanc, ou alors était-ce que le bruit de mes galoches (nous nommions ainsi les chaussures élimées, trouées, dont on remplaçait la semelle de cuir tombée en lambeaux par des plaques de bois qui claquaient sur le pavé de porphyre ou écrasaient avec un bruit d’enfer le gravier des ruelles)… Était-ce donc que le vacarme de mes galoches manquât totalement de discrétion… ? Toujours est-il qu’au moment où je m’y attendais le moins, une apostrophe brutale me fit tomber d’un coup de mon rêve éveillé : – Wher da ? Qui va là ? Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ? Vous êtes un méchant garçon ! Ah ! Je les avais oubliés ceux-là ! Tout à l’ivresse du spectacle auquel j’assistais, j’en étais arrivé à ignorer non seulement le jour et l’heure, mais aussi la sinistre autorité qui clouait autant d’entraves à notre liberté… À en juger par le baragouin guttural, les bottes cirées et la casquette, cela devait être un officier isolé plutôt que le représentant d’une patrouille d’inquisition. La chance était de mon côté, bien que je ne m’en rendisse pas compte, pétrifié que j’étais comme si j’eusse été pris sur le fait d’un terrible forfait ; je restais donc de marbre, muet à l’exemple de la statue voisine. Pas question de détaler, d’autant moins que l’autre me tenait fermement par le col, et puis quelle explication donner qui n’aggravât encore la situation ? – Le gamin est avec moi. – C’est votre fils ? – Non… C’est mon neveu… Euh ! Mon filleul. À moi de venir au secours de mon sauveteur. – C’est… mon parrain. Je lui ai demandé de l’accompagner, dis-je, en prenant la main libre de l’allumeur de réverbères qui était intervenu si bien à propos. – Je suppose que vous avez un bon ausweiss, en règle. À ce moment les enfants doivent être au lit ! Et il continua sa route en marmonnant dans son idiome, une plaisanterie sans doute, car quelques pas plus loin, il se mit à rire avant de se retourner pour nous crier – Bonne nuit. Attention aux patrouilles ! Ah ! Ah ! Les mots et le dernier éclat de rire nous avaient bien soulagés tous les deux ; nous sous sommes assis sur un des bancs du square, ma main toujours blottie dans la sienne. – Je t’ai déjà vu me semble-t-il… – Ben… C’est que… – Ah ! Oui. J’y suis. Tu fais partie de la b***e de chenapans qui me suivent parfois en rigolant ! Si je t’avais reconnu plus vite, je t’aurais laissé tirer ton plan. – Merci, M’sieur, de m’avoir protégé… Mais je ne crois pas que vous m’auriez laissé tirer mon plan. – Tu en as l’air bien sûr… Je peux savoir pourquoi ? – Parce que vous aimez la lumière. – Tiens ! C’est amusant cela. Explique-toi. – Quand on aime la lumière, on ne peut rien faire de mal. C’est dans le noir que le mal se fait, parce qu’on se cache ou parce qu’on ne voit pas… – Alors, toi, tu t’étais caché dans l’ombre, c’était pour faire le mal ? – Oh ! Non, M’sieur, je ne voulais pas faire le mal, je voulais vous suivre pour… – Pour ? Pour te moquer de moi ? – Pour vous regarder faire la lumière. – Drôle de petit bonhomme. Ainsi donc, ça te paraît important ce que je fais… Et pourquoi cela t’intéresse-t-il à ce point ? Je ne fais qu’allumer des réverbères… – Non ! C’est bien plus que cela : vous avancez dans la nuit, et vous laissez de la lumière derrière vous. Vous êtes un éclaireur. – Tiens… tiens ! C’est gentil ce que tu dis là. Mais si je continue à t’écouter, l’éclaireur n’éclairera plus rien du tout, et la ville restera plongée dans… dans son obscurité, et même dans son… obscurantisme. – Qu’est-ce que c’est « l’obscurantisme » ? – Où habites-tu ? – Là-bas, tout près de la grande plaine. C’est quoi l’obscurantisme ? – C’est… ne pas savoir qui l’on est, au point de… ne plus savoir où l’on habite. – Oh ! C’est terrible ! – Si tu le veux vraiment, je t’expliquerai tout cela une autre fois. Aujourd’hui, exceptionnellement, je vais changer l’ordre de ma tournée – ça va surprendre bien des gens – et je te reconduirai chez toi. Je veux bien que tu reviennes bavarder, mais avec l’autorisation de tes parents… – Je n’oserais pas leur dire… – Il faut avoir du cran pour… mériter la lumière. À toi de décider ! Il se leva et se remit en route dans la direction de la plaine. Je savais bien que, ce soir-là, je pourrais rentrer par la fenêtre sans trop de risque ; je savais aussi que pour mériter la confiance de mon nouvel ami, je ne pouvais plus mentir et que ma première épreuve serait d’assumer les contraintes de mon désir. Ce n’était pas rien mais les quelques réverbères que nous allumâmes en retournant firent miroiter tant de papillons de nuit, tant d’éclairs et d’éclats dans les feuillages sombres, ils dessinèrent de si beaux jeux de lumière que ma résolution en devint inébranlable. * Ce serait manquer à la vérité d’affirmer avoir obtenu cette autorisation sans grand mal. Non, au contraire, cela me coûta bon nombre de promesses en matière de travail scolaire, d’ultimatums, et surtout de… confessions ; car ce n’est qu’après avoir entendu le récit sincère de mon escapade nocturne et surtout le rôle joué par l’allumeur de réverbères que mon insistance vint à bout des réticences familiales, – et encore ce n’était qu’une autorisation provisoire ! Enfin, toujours est-il que quelques jours plus tard, j’étais au rendez-vous du grand cerf, de L’appel de la forêt et du clair de lune. Je retrouvai donc, au centre du grand jardin triangulaire, l’encoignure d’ombre de mon attente, non plus avec l’appréhension d’un accueil de reproches, mais plutôt avec une sorte d’impatience avide de grandes révélations, avec le sentiment qu’une chose importante devait se produire, que j’allais avoir accès aux clefs d’un nouvel art de voir, et surtout d’une nouvelle manière de regarder les choses. Le soleil couchant, tombé derrière des buissons d’acacias et de lauriers-cerises, traçait sur les murets des formes étranges que mon imagination inquiète modulait en signes macabres et pourtant sans effroi. Les minutes s’égrenaient avec une lenteur palpable, un silence matériel et fécond sur lequel venaient prendre pied des idées de lumière, comme des îles de brume aux Échelles du Levant. Je tirai de ma poche un petit quignon de pain gris où s’accrochaient des grains de sable tombés de mon canif, saupoudrant la croûte dure comme un léger nuage de sel blond. Ce modeste viatique, rassis et même un peu sur, prit, en croquant sous ma dent, une saveur étrange, comme s’il avait contenu une profusion de forces d’autant plus abondante que sa taille était réduite ! Tout occupé à ma dégustation improvisée, je ne vis mon parrain de l’avant-veille qu’à l’instant où il se dressa devant moi, grave mais souriant, la grande canne posée sur l’épaule comme un sceptre d’officiant. – Viens ! me dit-il. Je me levai et entrai avec lui de plain-pied dans la pénombre. Le vent d’automne s’était levé. Son ardeur de bourrasque échevelait la cime des grands marronniers et jetait à terre les bogues rugueuses qui éclataient en libérant deux ou trois marrons luisants, propres et lisses. Sans trop savoir vers quelle aventure je courais, il me semblait que ce grand courant d’air frais me lavait de toute amertume, de toute médiocrité. Ce grand souffle-là, ainsi qu’il agitait les branches, animait mes pensées. De manière quelque peu désordonnée, j’allais à tâtons, peu habitué à ces cheminements nocturnes, la tête levée, guettant les étoiles imaginaires dans de brèves trouées de nuages, ignorant la terre où je posais des pas hésitants, à côté de mon allumeur de réverbères, et même bien accroché au velours de sa veste, espérant la lumière sans trop d’impatience… * Cette promenade allait donc être la première d’une longue série : des rendez-vous tous aux plus enchanteurs et au cours desquels j’allais suivre mon parrain « d’élection », pendu à ses basques, oreilles au vent grandes ouvertes pour ne pas perdre un mot de tout ce qu’il acceptait de m’expliquer, et ne parlant à mon tour qu’à l’invitation de ses questions. Ses phrases étaient simples et me tombaient dans le cœur avec une suavité qui comblait ma jeune curiosité. Chaque chose était le prétexte d’une question amusée à laquelle j’étais souvent bien embarrassé de ne pouvoir répondre… Et alors, sous sa grosse moustache, je devinais sans le voir son bon sourire, puis peu après, comme des gouttes d’or de soleil couchant tombant dans les flots de la mer prise par la nuit, ses mots allumaient un feu d’artifice d’idées neuves, de comparaisons étonnantes, ou même de sous-entendus pleins de richesse. Hélas ! Je ne pourrais plus, aujourd’hui, retrouver la lettre même de tous ses propos. J’ai beaucoup cherché pourtant, dans mille et un ouvrages, des discours semblables, sans jamais y déguster la même fraîcheur. Je me suis plu à lire et relire des pages et des pages qui me conduisaient de Camus à Colette, de Colette à Anatole France, de France à Voltaire et de Voltaire à Rabelais, mais en vain. Passant par Saint-Exupéry, j’y ai trouvé un allumeur de réverbères et un enfant qu’on appelle « Le Petit Prince », mais ce petit prince-là n’avait rien à voir avec moi et son allumeur de réverbères n’avait rien de la candeur savante du mien ! * Un jour, alors qu’une immense lune d’argent, toute pleine, resplendissait à son habitude au-dessus de la colline de Saint-Donat, il me demanda : – Connais-tu le vrai nom de la lune ? Ma seule réponse fut de lever un regard étonné vers son sourire bienveillant. – Elle se nomme Astarté, me dit-il. – Astarté ? – Oui. Regarde-la bien ce soir et dis-moi comment tu la trouves. J’ouvris des yeux aussi ronds que la planète. – Je la trouve bien grande et bien jolie. – Tu as raison car elle représente la beauté. Elle est la beauté. Avant, longtemps avant que les hommes ne lui donnent le nom d’Astarté et puis celui de « Lune », ils l’appelaient Aphrodite ; pour eux, elle était la déesse de ce qu’il y avait de plus beau, c’est à dire de l’amour et de tout ce qui donne la vie ; parfois, aussi, ils l’ont appelée Diane, ou encore Junon. Et bien avant celui d’Aphrodite, son nom était Ashtart. Ceux qui l’appelaient ainsi étaient les Phéniciens, les premiers grands voyageurs, les premiers grands marins ; elle leur tenait compagnie. – À nous aussi, elle tient compagnie. C’est comme une amie qui serait toujours là. – C’est une amie. Comme une jolie femme, il lui arrive de changer de visage ou de parure, elle joue avec l’ombre et avec la lumière, elle s’habille de voiles de brumes et d’écharpes de nuages, mais elle est toujours aussi belle. De plus, elle a fait aux hommes un précieux cadeau : elle leur a appris la mesure du temps, les mois, les semaines… Enthousiasmé par les propos de mon ami, je ne pus me retenir de crier en riant : – Merci, Madame la Lune ! – C’est bien. Mais sache encore que les gens d’ici, il y a très longtemps de cela, ne manquaient pas de la remercier le plus souvent possible. Ils lui ont même, dit-on, dédié notre petite ville. Ara lunae, l’autel de la lune… un autel sur lequel on brûlait des fleurs – pour la beauté – et des graines – pour la fécondité –, tant et si bien que, le soir venu, il montait vers elle une belle fumée blanche, toute parfumée… Depuis lors, croyez-moi, je n’ai plus jamais regardé la lune sans penser à cette guirlande de poésie que mon ami avait fait monter vers elle, avec l’encens, et la fumée odorante. Aussi, lorsque bien des années plus tard je vis que l’un de nous y avait mis le pied, je ne sus s’il me fallait pleurer ou applaudir, s’il me fallait le plaindre, l’admirer ou le maudire ! * Toutes nos promenades furent ainsi. Comme un grand livre, comme une prodigieuse anthologie où chaque page me révélait des trésors de poésie ou de science. Je ne sais d’ailleurs laquelle des deux m’apporta le plus. Tantôt, l’allumeur de réverbères me montrait des maisons, s’attardait aux lignes de leurs façades, me parlait de balustres, de trumeau, de linteau et d’encorbellement ; parfois il me parlait de tous ceux qui les avaient édifiées, qu’il appelait « les compagnons du devoir », et même de leurs outils, l’équerre, le niveau, le compas. Un soir, il me surprit vraiment. Comme nous avions marché un peu plus vite que d’habitude, il prit place sur un des bancs du square, et me dit : – Viens t’asseoir ici, mon bonhomme. Il m’appelait souvent ainsi, jamais par mon prénom, parfois, pour m’agacer, il disait en souriant aussi « mon jeune apprenti »… – Viens t’asseoir ici, près de moi, et dis-moi… sais-tu comment je me nomme ? – Tu te nommes l’allumeur de réverbères… – Oui, sans doute. Mais souviens-toi de ce que tu m’as dit quand nous nous sommes parlé la première fois ; tu as dit quelque chose qui m’a fait grand plaisir.
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