De temps en temps, assis l’un en face de l’autre sous l’ombrage du grand tilleul, auquel était appuyée la maison, les deux amis se racontaient des histoires. La parole était presque toujours au vieillard ; et Robert l’écoutait sans remuer, de peur de lui entendre dire : « Allons, en voilà assez ».
« Raconte-moi des histoires de bataille, ce sont les plus belles.
– Ah ! mon petit monsieur, vous avez raison ; c’est une grande chose que la guerre.
– Tu as été à la guerre, toi ?
– Oui.
– Où donc ?
– En Afrique ; j’étais jeune alors !
– L’Afrique, c’est loin d’Hauteroche ?
– Oh oui ! Bien loin ! Il faut traverser la moitié de la France, et puis passer la mer. Quand vous serez plus grand, je vous expliquerai comment on vit sous la tente, comment on va toujours en avant, même quand les boulets vous arrivent de tous côtés, quand on entend les balles siffler autour de soi.
– Est-ce que tu savais remporter des victoires, toi ?
Ils s’asseyaient l’un en face de l’autre.
– Mon cher enfant, le soldat n’a pas à commander ; il ne fait qu’obéir.
– Toujours obéir ?
– Toujours.
– Obéir à qui ?
– Aux officiers, qui eux-mêmes obéissent à leurs supérieurs, dépendant tous du général en chef.
– Mais si on ne voulait pas obéir ?
– Si on ne voulait pas ?… on ne serait pas digne d’être soldat. C’est la gloire du militaire, à quelque rang qu’il appartienne. En obéissant, sans même savoir ce qu’on lui fait faire, il aide à l’œuvre, il contribue à la victoire, à l’honneur de son pays. Ah ! vous êtes encore trop petit pour comprendre le dévouement d’un homme qui va où il faut aller, sans tenir compte de ses fatigues, de ses souffrances, de ses terreurs, car il en éprouve ; qui va ainsi jusqu’au bout, sachant que ses peines, le plus souvent, ne seront comptées que par Celui qui voit tout. »
Robert devenait pensif quand le vieux garde lui parlait de la guerre ; et le sage Desnoyers finissait toujours par lui dire en souriant :
« Mon petit conscrit, vous qui voulez être militaire, comment donc ferez-vous, puisque vous ne savez pas même obéir à votre maman ? »
Ainsi la douce morale du vieux soldat pénétrait l’esprit de l’enfant presque à son insu, et excitait en lui les meilleurs sentiments.
Quant à la vieille Corentine, naïve et pieuse Bretonne, elle faisait le bonheur de Robert par les beaux contes dont elle récompensait parfois sa sagesse.
« Corentine, un conte breton ? je vous en prie !
– Non, monsieur Robert, je ne vous raconterai rien.
– Pourquoi ?
– Parce que vous avez encore frappé du pied, ce matin.
– Aussi pourquoi ne faisait-on pas ce que je voulais ?
– Fi ! que c’est vilain ! Est-ce qu’un petit garçon bien élevé a d’autres volontés que celles de sa maman ? Quand vous aurez été trois jours sans vous mettre en colère, vous aurez un conte, un beau conte breton. »
Hélas ! ce n’était pas souvent que revenaient ces contes, car Robert retombait sans cesse dans ses fautes ordinaires. Il était entêté, volontaire. On s’opposait sagement à ses caprices, toujours nuisibles, et Monsieur se mettait en colère.
La jeune et aimable veuve, qui n’avait plus de bonheur qu’en son fils, ne pouvait s’empêcher de concevoir une juste frayeur en songeant aux fâcheuses dispositions de son enfant. Il avait bon cœur ; mais elle savait bien qu’un bon cœur ne suffit pas.
Quand Emmeline passait ses doigts caressants dans les boucles blondes et soyeuses de Robert, elle avait encore, dans sa solitude, un peu de bonheur ; mais elle était inquiète, et se demandait si Robert aurait la force de se vaincre, ou s’il serait lui-même vaincu par la colère.
Un jeune homme apparaissait de temps en temps à Hauteroche, c’était Bernard de Salis, frère de Mme d’Embrun, déjà engagé dans le métier des armes, et par conséquent posé, devant le petit garçon, comme un modèle à suivre, comme l’idéal rêvé par ses cinq ans.
Bernard de Salis était aimable et naturellement rieur. C’était l’esprit français, dans sa malignité inoffensive, qui s’amuse de tout, qui cache une pensée sérieuse sous une plaisanterie, et même un souvenir triste dans un sourire.
Robert était en joie quand on voyait poindre à l’horizon un congé, qui ramènerait à Hauteroche son oncle Bernard. L’officier le faisait sauter sur ses genoux un an plus tôt ; ce qui, pour Robert, était déjà le vieux temps.
Lorsque arrivait le jeune lieutenant, son petit neveu tombait en extase devant son uniforme de cuirassier, devant son grand sabre, devant sa haute taille, devant toute sa personne. Bernard se divertissait extrêmement de l’effet qu’il produisait, et prenait exprès des airs de bravoure qui frappaient l’enfant et lui faisaient penser que son oncle avait déjà, comme il disait, remporté beaucoup de victoires.
À la solennité de l’arrivée succédait la plus franche bonhomie, la plus complaisante bonté ; et Robert comprenait alors qu’on pouvait encore se permettre de jouer avec son oncle, de le faire enrager pour rire. Et certes il s’en acquittait bien !
Tels étaient ceux dont l’enfance de Robert se trouvait entourée. C’était le noyau intime, et de loin en loin s’y joignait un vieux militaire, oncle de Mme d’Embrun, dont les dernières années étaient rendues pénibles par d’anciennes blessures reçues les unes en Crimée, les autres en Italie, les autres encore au Mexique. C’était un de ces nobles vétérans qui ont échappé, comme par miracle, au feu de l’ennemi, tout en portant sur leur corps les glorieuses marques de leur valeur et de leur dévouement.
De ce vieil oncle-là Robert avait un peu peur. Sa grosse voix le faisait trembler, et Mme d’Embrun se servait souvent du colonel en retraite comme d’un épouvantail salutaire. Faire savoir à M. d’Evian, par l’intermédiaire de la poste, que Robert venait de se mettre en colère, c’était une des menaces les plus redoutées du petit garçon.
Il était donc insupportable, ce petit Robert ? Précisément. Il est temps de faire connaissance avec lui.
Voici la silhouette de cet illustre personnage à un an :
La maman, la nourrice et la bonne, aux trois quarts affolées, se partagent entre elles les heures du jour et de la nuit, employant tout leur savoir à calmer les cris, les fureurs du petit bonhomme, n’y parvenant pas, s’appelant l’une l’autre au secours, et parfois se réunissant, en trio désespéré, pour conjurer la tempête. On offre tous les avantages réservés à ce temps de la vie : le berceau ; les bras ; les genoux formant balançoire ; la promenade au dedans et au dehors ; un lait généreux, des bouillies délicieuses ; des bains rafraîchissants ;… le bébé se fâche tout de même ; et s’il ne cause encore aucun dommage autour lui, c’est parce qu’il n’en a pas la force.
À deux ans, le petit tapageur prend des airs de pacha, crie deux fois plus fort que l’année précédente, et donne de grands coups avec ses petits poings dans le visage de sa pauvre bonne. Celle-ci voit doubler les exigences de son service par le départ de la nounou, qui s’en retourne dans son pays, raconter aux échos d’Auvergne qu’il n’y a pas sur la terre un enfant plus désagréable.
La bonne commence à maigrir, tant ce lutin la fatigue par ses colères du jour et de la nuit. Elle se dit : « S’il continue, je n’y tiendrai pas ! » Effectivement, elle s’en va un beau matin, pâle, défaite, énervée. À d’autres le terrible poupon ! Cinq ou six filles se succéderont, et la mère sera de plus en plus inquiète des dispositions naturelles de l’enfant.
À trois ans, monsieur, qui sait marcher et parler, en profite pour renverser tout sur son passage et s’ériger en despote. On ne sait comment s’y prendre pour le mettre à la raison. La résistance ouverte le jette dans une exaspération qui fait craindre les suites les plus fâcheuses ; les complaisances exagérées redoublent ses tendances autoritaires.
Un jour, sa mère entend des cris, des pleurs de rage. Elle accourt :
« Qu’y a-t-il ?
– Madame, c’est M. Robert qui a pris ce petit miroir, et qui y voit son nez ; il veut que je lui donne ce nez-là. Je lui dis que cela ne se peut pas, et que d’ailleurs il a bien assez du sien.
– Non ! non ! je veux avoir les deux ! vilaine Pauline ! pan ! pan ! »
La bonne s’occupe de reculer son nez, à elle, qui arrive là en troisième et se voit grandement menacé par ce foudre de guerre. La mère raisonne son enfant, qui crie alors de toutes ses forces, et couvre sa voix. Elle prend le parti d’enlever de force le brandon de discorde. Le petit garçon tourne alors sa colère contre le miroir lui-même et contre ce malheureux nez qui lui apparaît en face du sien. Pan ! un gros coup, avec les deux poings à la fois ; la glace est mince, elle se brise ; et voilà les mains mignonnes du despote toutes déchirées et ensanglantées.
À quatre ans, il devient dangereux.
« Robert, je ne veux pas que tu casses tes jouets.
– Moi, je le veux !
– C’est très mal de répondre comme cela à sa maman. Parce que tu es en colère, ne vas-tu pas détruire tes petits soldats ?
– Oui ; et la boîte aussi ! »
Sur ce, il se met à tordre furieusement bras, jambes et têtes ; puis, s’emparant de la boîte de bois qui servait de caserne à tout le régiment, il la jette au feu.
Il en ferait autant de l’objet le plus précieux. Les fureurs insensées qui transportent sa toute petite personne excitent la défiance de chacun. Il devient un fléau qu’on redoute, bien que ses ridicules emportements fassent sourire de pitié.
À cinq ans, la colère a déjà pris sur lui tant d’empire, que Mme d’Embrun ne peut se consoler de ses peines en regardant son enfant.
Il joue en ce moment, près d’elle, et paraît tranquillement occupé à faire tenir debout les belles quilles qu’on vient de lui donner.
Il s’apprête à les frapper, une à une, de la grosse boule de buis qu’il tient dans sa main.
Les pauvres quilles, par l’effet de quelques inégalités, inhérentes à leur base ou au parquet, trébuchent et tombent les unes sur les autres. Il les relève une fois, deux, trois fois ; la colère le saisit : il lance, n’importe où, la grosse boule, qui va s’installer dans une belle coupe de faïence florentine, à laquelle tient beaucoup sa mère.
« Que fais-tu, Robert ?
– Mes quilles ne veulent pas m’obéir.
– Ah ! mon cher enfant, si je me mettais en colère toutes les fois que tu ne m’obéis pas ! Regarde, tu as cassé ma belle coupe, et cela me fait du chagrin. »
Le petit garçon voit sa mère attristée, bien plus de l’emportement que de la coupe brisée ; son cœur se gonfle, les larmes lui viennent aux yeux ; il tend les bras à sa mère, il regrette, il demande pardon, il promet que jamais, jamais il ne se mettra plus en colère. Mme d’Embrun pardonne ; elle croit à la sincérité du repentir ; mais, quelques heures après, Robert trépigne à la première contrariété.
Et voilà comment passe sa vie le v*****t et impétueux héritier des d’Embrun. La raison viendra, dit-on de tous côtés à sa mère ; cependant elle a peur, et se cache souvent pour pleurer.