Chapitre 4

3016 Words
On n’a plus qu’à s’en aller à quatre pattes !… Si je fuyais. tout simplement ? Après tout, moi, je suis un honnête homme ! Ce n’est pas parce qu’une suite fatale de circonstances m’a imposé une trogne fleurie de délirant good fellow et jeté dans les jambes un nécessaire de cambrioleur pour que je continue à jouer un rôle auquel ni mes antécédents ni une solide éducation familiale ni ma profession, j’ose le dire, ne m’ont préparé. Jusqu’alors, quand je me suis assis sur les bancs de la correctionnelle et même de la cour d’assises (oh ! si peu !) ça n’a jamais été sur celui des coquins. Mon devoir est de les défendre, tout juste, mais de là à me déguiser pour faire leurs commissions !… Au surplus, elle est faite, la commission de Durin ! Et elle vaut bien cent louis, ma parole ! je ne la referais plus pour dix mille ! Hum !… Dix mille louis !… Il vaut mieux ne pas y réfléchir !… Eh bien, non ! La moustache à la Charlot m’a fait passer un trop mauvais quart d’heure… Maintenant, adieu Durin ! Nous sommes quittes !… Je n’ai qu’à laisser le sac, l’enveloppe… et je me lève pour saluer Lady Helena… Elle est en pyjama. Elle sort du bain. Bigre !… des culottes lamées d’argent, habillant des jambes ! Des bras nus sortent du tissu métallique qui se gonfle sur une poitrine d’airain doré, laquelle se cache à peine. Cette châsse va à cette déesse impudique d’Orient parée pour le music-hall. Car enfin, elle ne dort pas là-dedans ! Une beauté comme on n’en rencontre que chez les juives, des yeux immenses d’une volupté tranquille et permanente, une bouche toute petite : une tache de sang. Pour le reste, je vous renvoie au Cantique des cantiques. J’en ai la respiration coupée. Elle est restée sur le seuil, souriant, me regardant, semblant attendre quelque chose… Et puis, comme je ne bouge pas, c’est tout juste si elle ne me saute pas au cou : « Oh ! darling ! »… et elle me saisit les mains en me regardant avec ravissement. Elle semble toujours attendre cette chose qui ne vient pas ! Moi, je lui b***e les mains, ahuri. Alors, elle éclate d’un rire fou qui me consterne : « By Jove ! quel drôle d’homme vous faites, Mister Prim ! Je suis très, très heureuse de vous voir, en vérité !… Vous n’avez pas beaucoup changé depuis deux ans !… Et je vois que vous soignez toujours cette chère cicatrice ! Comme je vous comprends ! Such a horrible scar ! Oh ! I beg your pardon !… Vous avez changé un peu !… Vous étiez un peu plus… comment dirais-je ?… un peu moins en couleur, yes ! Oh ! I am delighted to see you !… Excuse me !… » Elle me fait asseoir tout près d’elle (trop près), son babil continue. « Ce cher baronnet sera désolé de vous avoir manqué à Deauville ! Il est dans sa propriété d’Écosse ! Il m’écrit tous les jours pour me recommander la lecture de la Bible. Oh ! that Bible !Vous savez qu’il m’a fait quitter la religion catholique ! Je pouvais faire cela pour lui, le très cher ! Catholique, protestante, qu’est-ce que cela ? C’est toujours notre chère religion en Jésus ! » Elle lève un doigt menaçant : « Surtout, que l’on ne dise pas que je suis juive !… j’ai horreur !… Mon arrière grand-père était… je vous ai dit déjà, je crois, oui, juif roumain, pauvre vieux cher homme ! mais depuis deux générations, nous sommes tous sauvés dans les bras de Jésus. Sans cela, le baronnet ne m’aurait jamais épousée, of course not !… Il faut que l’on sache cela !… Ici, vous le répéterez partout !… Je vous serai obligée, voulez-vous ? yes ! Ah !… je voulais vous dire encore, Mister Prim…, vous êtes habillé drôlement, aujourd’hui !… très koh-kass… on dit, je crois… pourquoi ce petit costioume ?… C’est à vous, cette valise ?… » Je vais me venger, d’un coup, de tout mon émoi. Je vais la foudroyer. Et je lance : « Non ! c’est à Durin !… – Durin !… who’s that, Durin ? – Le dernier valet de chambre de votre mari ! – Aoh ! Achille ! – Il s’appelle Achille ? – Nous les appelons toujours Achille ! C’est plus commode, oui, vraiment ! Et pourquoi vous apportez la valise d’Achille ? » Je la regardai bien en face. « Take off your glasses. Enlevez vos lunettes, je vous prie… Vous avez de si beaux yeux, Lawrence !… » Je croyais la troubler, c’est moi qui ne sais plus où me mettre. Je me recule un peu, mais c’est elle qui m’enlève mes lunettes (encore un moment bien dur à passer) ! Heureusement, elle me regardait à peine et était devenue très grave, subitement : « Lawrence ! laissez-moi vous appeler Lawrence, comme lorsque nous étions à Milan, voulez-vous ? Vous nous avez recommandé un très méchant faquin, Lawrence !… – Je sais ! – Mon mari a été plein de bontés pour lui… Et il lui a volé, bêtement, si bêtement ! un bijou ridicule… Mon mari lui pardonne, mais, moi, je ne lui pardonne pas, no ! Never ! » Mon embarras grandit : « Je ne sais comment, Durin… – Achille ! – Oui, Achille… a su que j’étais de passage à Paris… il m’a fait tenir par son avocat un pli qu’il m’a chargé de vous remettre. L’homme de loi a insisté sur l’extrême urgence qu’il y avait à vous faire tenir, en main propre, ce paquet… (je sors la grosse enveloppe que je laisse sur une table) et j’ai dû me charger, en même temps, de cette valise qu’il confie à vos soins… – Oh ! Vous parlez à travers votre chapeau. Quelle histoire, en vérité ! » Cette fois, le rire de Lady Helena sonna faux… « You’ll excuse me, Mister Prim ? » D’un coup de ciseaux, elle ouvre le paquet. Hâtivement, elle y jette un coup d’œil. Aussitôt : « Oh ! yes, je vois ce que c’est !… Poor Achille ! Voilà une affaire sans aucune importance !… Parlons d’autre chose, voulez-vous ?… D’abord, nous dînons ensemble, ce soir ?… It’s yes, is’nt it ? – Et la valise ? insistai-je… – Eh bien, my dear, la valise !… je la garde, c’est entendu… puisque mon mari, quoi que j’aie pu lui dire, s’obstine à vouloir reprendre ce domestique qui lui a écrit des lettres d’un grand et tout à fait faux désespoir, et qui lui jouera encore quelque méchant tour avant qu’il soit longtemps, je jure… – Milady, déclarai-je, s’il ne dépend que de moi, il s’en séparera. J’ai été trompé, moi aussi, et je ne regretterai jamais assez… – My dear Lawrence, nous dînons ensemble, ce soir. Le baronnet vous invite. Yes, he does. Il est en Écosse, mais il nous a laissé sa table aux Ambassadeurs… Où êtes-vous descendu ? Here ? Au Normandy, peut-être ?… – Excusez-moi, Milady… mais je dois reprendre le train, ce soir. – That’s impossible !… alors, vous n’êtes venu que pour Achille ? » Cette fois, elle ne rit plus. Elle paraît furieuse, singulièrement… et voilà qu’elle parle ! qu’elle parle !… Que dit-elle ?… Ma foi, je n’en sais trop rien ! Étonnement ? Colère ? Dépit ? Inquiétude ? Indignation ? Rancune ? Soupçon de voir ! son indigne secret lui échapper ? Honte d’une aussi grossière turpitude pénétrée par un ami du baronnet ? C’est peut-être cela et autre chose, mais elle exprime cela en tant de langues diverses et qui me sont inconnues, dans un tel mélange d’idiomes, dans un si fulgurant sabir, que je n’y comprends goutte. Quant à moi, je ne sais où me fourrer. Finalement, elle vient vers moi. Elle me brûle de son haleine, de tout son parfum, de sa chair de faunesse, de la flamme irritée de ses yeux… « Ah ! vous avez bien changé, Mister Prim ! de toutes les façons !… No ! No ! ce n’est pas vous !…. Je ne vous reconnais plus ! » Elle ne me reconnaît plus ! Très dangereux cela ! Je balbutie : « J’ai demandé une chambre… L’hôtel est plein ! » Voilà tout ce que j’ai trouvé. Déjà elle sonne. Elle demande le directeur. Elle exige une chambre pour moi, tout de suite. Et je vois bien qu’on n’a rien à lui refuser. Je ne sais pas qui l’on va expulser, mais je coucherai au Royal ce soir. Et ce ne sera pas pour rien ! Une chambre à six cents francs ! J’espère qu’on la mettra sur la note du baronnet : « Je vais faire transporter les bagages de Monsieur, fait l’homme obséquieux. – Mais je n’ai pas de bagage ! Je n’ai eu que le temps de sauter dans le train et je ne pensais venir que pour quelques heures… » Stupéfaction amusée de Lady Helena : « Alors, vous n’avez pas de tuxedo ? Oui, ce qu’ils s’obstinent à appeler smoking en France ? Ah ! dear ! dear ! Oh ! cela est grand ! Quelle histoire !… Mary ! vous ferez porter un des tuxedosdu baronnet dans l’appartement de Mr. Prim ! Et du linge ! Et tout ce qu’il lui faut !… Dear, je vous donne Mary, elle vous habillera comme votre mère. Yes, baby ! Le baronnet prétend qu’il n’y a qu’elle qui réussisse son nœud de cravate. Vous avez même taille avec le baronnet. Right oh it’s O.K. ! » Là-dessus, le maître d’hôtel déclare qu’il va envoyer chercher mon sac de toilette. « No ! No ! No ! Ceci est pour moi ! Mary, ce sac dans ma chambre ! » Et Helena rit, rit : « Oh ! poor old dear ! Il est venu, sans une brosse à dents ! » On nous laisse seuls, une seconde… Elle jette ses mains à mes épaules : « Come on, Lawrence ! Vous n’avez pas pensé que je vous laisserais partir comme cela ? » J’ai cru que je n’avais qu’à cueillir le bouton de rose de sa bouche, mais elle m’a repoussé, nerveusement… « Laissez-moi m’habiller. À neuf heures, aux Ambassadeurs ! Bye ! Bye ! » Et elle me flanqua à la porte. Bon Dieu, non ! Je ne vais pas partir comme cela ! Ah ! bien, ce Lawrence ! tous mes compliments, mon cher… Mais faut-il que je lui ressemble ! Durin savait évidemment ce qu’il faisait en me vouant au n° 25, et je sais bien qu’elle ne l’a pas vu depuis deux ans, le « n° 25 »… Tout de même, je ne saurais douter qu’ils se sont connus de bien près. Et rien ne m’a trahi, rien !… pas même le son de ma voix… Il est vrai encore que j’ai sorti un mélange de français et d’anglais assez confus. Mon succès me rassure à la fois et m’inquiète… Au fond, je ferais bien de filer !… Je reste. Les heures qui vont venir promettent d’être trop intéressantes et je ne suis inquiet que parce que je sais, mais elle, puisqu’elle ne se doute de rien !… Elle se souvient d’un caprice, voilà tout ! c’est une femme à ne plus se soucier de rien le lendemain matin. Où a-t-elle été chercher son parfum ? J’en suis encore étourdi… et il me manque déjà !… Parlait le tuxedo du patron ! Le pantalon un peu court, mais sans excès. Et pas de bedon, le baronnet ! Un gilet schall…et une lingerie !… Un plastron, une cuirasse ! et une perle ! si l’illustre Mister Flow la voyait ! Right oh, Mary !… Je sors les petits ingrédients de Victor pour la façade et la cicatrice. Tout cela colle comme du vrai ! Comme dit Lady Helena : « Quelle histoare !quelle histoare !… » Vrai, je m’amuse !… Je sens que je suis à la hauteur !… ça ne m’était pas arrivé depuis longtemps !… Et cette chambre, cette salle de bain… je n’ai plus aucun remords, aucun ! Des remords de quoi ? J’ai rendu service à une femme. J’ai peut-être sauvé l’honneur d’une famille ! Je l’ai déjà dit, mais je ne saurais trop me le répéter… Me voilà paré, et comment ! J’ouvre ma fenêtre… elle aussi donne sur la mer, sur les pelouses fleuries. Je n’ai qu’à me pencher pour apercevoir l’appartement d’Helena… La mer, au loin, la mer qu’on ne voit jamais à Deauville (vieux cliché), fait une barre laiteuse à l’horizon et m’envoie son haleine réconfortante et douce. Il me semble que je respire pour la première fois, que je n’ai commencé vraiment à vivre que depuis cette minute qui m’a mis le masque d’un autre sur le visage, le vêtement d’un autre sur les épaules et ce billet de mille francs, que mes doigts froissent, dans ma poche. Un déguisement ? Allons donc ! je ne suis vraiment moi-même que maintenant ! je suis né pour vivre riche, heureux, aimé des femmes… La preuve en est que je mourais de consomption dans le cadre étriqué d’une existence où un sort odieux et aveugle, surtout, m’avait jeté ! Cette aventure, qui a commencé par être ridicule, peut être l’origine d’une fortune fabuleuse. Déjà, je n’admets plus que je puisse retomber dans mon trou, réintégrer la nuit de ma cave ! La chance vient ! Pourquoi n’en pas profiter ? À moi de réaliser ce conte de fées ! Une femme m’aime ! Une femme du monde, une vraie lady !… En tout cas, si elle ne m’aime pas encore, elle m’aimera demain ; j’en fais mon affaire. Cette nuit, mes bras se refermeront sur elle. Sois audacieux, alors ! Cours ton risque… Si tu sais t’y prendre, cette Helena peut te sortir de la mouise ! J’ignore comment l’aimait Lawrence. Mais je lui montrerai ce que c’est qu’un ermite de vingt-quatre ans de la rue des Bernardins qui a préféré vivre chaste que de prostituer sa jeunesse aux bonniches en bas de soie des dancings du Quartier latin… Allons ! une cigarette, et que la fête commence !… Quand je traverse le hall, je me sens plus d’assurance au cœur qu’un fils d’Amérique, héritier du Roi du Cochon, que Fortunio allant roucouler sa chanson sous la fenêtre de sa maîtresse et même que le prince de Galles poussant les portes enchantées de la vie… Et vite, au Casino ! Personne dans la grande salle d’entrée. Puis, une large galerie à peu près déserte. Je ne veux rien demander à personne. Ce serait me diminuer. Cependant, cette solitude m’étonne. Sur la gauche, la salle des Ambassadeurs… J’entre, suivi ou plutôt arrêté par les maîtres d’hôtel… « Il n’y a plus une table libre, monsieur ! » Et cependant il n’y a pas un client. On dîne tard, à Deauville. Il est près de neuf heures… « La table de Lady Skarlett ?… – Là-bas, monsieur… Mais Lady Helena ne dîne pas avant neuf heures et demie ! » Il a dit Lady Helena. C’est « leur Lady Helena ». Je profite de cette adoration. Lady Helena, déjà, me protège. Le faquin est à mes ordres. Je ne l’écoute plus. Raide comme la justice, je ressors sans ajouter un mot. J’ai le genre, tout de suite, je le sens. C’est inné, ces manières-là. Ma mère était une demoiselle de Dardan, d’une très vieille, très vieille famille, alliée aux Dardan de Montfort. Ruinée à plate couture, naturellement, quand elle a consenti à épouser mon père. À propos, ça ne ferait pas mal, sur mes cartes. Maître Antonin Rose de Dardan de Montfort. En attendant, mon vieux, le bristol qui est dans ton portefeuille te fait Prim : Prim, tout sec ! Jusqu’alors, je ne m’en plains pas !… Tiens ! si j’allais faire un petit tour au baccara ? La salle est justement en face… Sois sincère… tu ne penses qu’à cela ! Ton billet de mille francs te démange ! Un peu de chance, hein ? Cela ferait bien dans le paysage !… Allons ! allons ! tu dois tout tenter, ce soir ! La fortune te pousse, vas-y donc ! J’y vais… Cent quatre-vingts francs d’entrée, c’est chérot pour tes cinquante louis… Tristesse de fin de partie… À cette heure, tout le monde s’habille pour le dîner. Il n’y a plus que quelques enragés, quelques décavés, quelques vieilles rombières qui s’accrochent au sabot comme des naufragés au radeau de la Méduse. Je m’assieds, avec un air d’ennui parfait, à une table à trois louis le départ. Ils sont là, cinq qui défendent leur dernière pécune avec une parcimonie touchante. La main est à quinze louis et personne n’en veut. Elle passe devant moi. Je l’arrête et je donne. On m’abat huit. Ça commence bien ! Je retourne mes cartes. Neuf !… Et deux abattages qui suivent. Je suis maître de cette piètre partie. On ne me fait plus que quelques louis… Je continue à ramasser. La table se vide. Je reste avec un banco de quarante louis sans contrepartie aucune… Le croupier va suspendre la partie… Tout à coup, j’entends : banco ! De nouveaux arrivants, quelques femmes en grande toilette. Avant d’aller dîner, on vient faire un petit tour… En somme, j’ai passé six fois. Je devrais m’en aller. Mais, c’est plus fort que moi : je donne et je gagne… Et je donne encore le banco suivant, et je gagne toujours ! J’ai sept mille francs environ de bénef ! Une main à mon épaule et la voix d’Helena : « Oh ! darling ! vous, à cette table purée ! (elle dit piourée). » Au fait elle a raison ! Je me lève, raflant mes jetons d’un geste désabusé. Pourboire princier au croupier et au changeur. Come on. « Allons dîner », me dit-elle…
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