L’invincible Malbrouck
Nous ne voudrions pas contrister les amateurs, collectionneurs et prôneurs des produits de l’ancienne imagerie populaire, parmi lesquels nous avons de bons amis.
Pourtant nous croyons de notre devoir de leur démontrer une fois de plus, en usant de la vieille métaphore du fleuve bourbeux qui roule quelques paillettes d’or mêlées à ses graviers et à ses vases, que l’imagerie populaire d’autrefois, si elle a servi de véhicule, de temps à autre, à de rares bonnes vérités et fourni parfois d’utiles renseignements, en revanche elle a surtout contribué à propager de fausses notions et des erreurs de toute sorte, historiques, religieuses, scientifiques, littéraires, orthographiques. Elle a surtout perpétué, comme les almanachs, des superstitions, des préjugés, des routines, des anachronismes de costumes et de décors. Enfin, elle a puissamment aidé à pervertir le goût et l’œil dans les classes paysannes en les accoutumant à supporter en paix de terribles assemblages de couleurs criardes et fausses de ton, et à regarder de grossiers dessins comme des œuvres d’artistes.
Pour les curieux instruits, cuirassés de bons principes esthétiques, rien de plus récréant, rien de plus intéressant à voir que l’imagerie de jadis. Sa contemplation est pour eux sans danger.
Mais pour les ignorants, c’est tout autre chose.
La Chanson et le convoi de l’invincible Malbrouck que nous avons sous les yeux en ce moment et qui sort des vieilles imprimeries de Metz va nous servir à prouver ce que nous avançons.
La gravure d’abord :
Dans le costume et dans les armes des personnages qui portent et entourent le prétendu cercueil, rien ne rappelle les armes ou le costume des soldats de la fin du règne de Louis XIV.
On dirait plutôt des gens de guerre du XVIe siècle.
Et même cela nous fait songer que Le Roux de Lincy, dans son recueil des chansons historiques de France, donnant comme moule de la complainte de Malbrouck la chanson du convoi du duc de Guise, il se pourrait bien que la gravure que nous avons sous les yeux soit le vieux bois qui a servi à illustrer le convoi du duc de Guise ?
En tout cas, si cela est matière à réflexion pour nous, cet anachronisme de costume ne peut qu’induire en erreur les classes populaires.
Ensuite, et comme complément historique de la complainte de Malbrouck, où, bien entendu et comme il est d’usage dans les complaintes, il n’est fait allusion à aucun des traits et des actions véritables du héros qu’elles chantent, voici ce que l’imagerie populaire nous dit :
« Le célèbre Malborough naquit en Angleterre en 1650. Ce fut sous le maréchal de Turenne qu’il commença à porter les armes en France. Grand capitaine et négociateur habile, le duc de Malborough fit bien du mal à la royauté de Louis XIV.À Hochstett, à Oudenarde, à Ramillies, il se montra le digne émule de Condé et de Turenne ; son nom faisait la terreur et l’admiration du soldat. Il fut tué à la bataille de Malplaquet, en 1723, à l’âge de soixante-treize ans. »
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Relevons les légères erreurs de cette notice.
Oui, John Churchill, qui devint duc de Marlborough, et non Malborough, naquit en Angleterre à Ashe, comté de Devon, en 1650. C’est exact.
Enseigne des gardes à dix-sept ans, il porta effectivement les armes en France, ou plutôt en Flandre, mais pour la France, l’Angleterre étant alors l’alliée de Louis XIV. Turenne le remarqua et le grand roi le félicita.
Il montrait déjà de belles qualités militaires, c’est vrai, mais s’il n’avait pas été très favorisé alors par la favorite de Charles II, la duchesse de Cleveland, et si sa propre sœur Arabella n’avait pas été la favorite du duc d’York, il est probable que son avancement aurait été beaucoup moins rapide qu’il ne le fut. Churchill devint colonel à vingt-deux ans.
Il fut dans la suite grand capitaine et négociateur habile. De plus, grâce à sa propre femme, Sarah Jeanning, qui dominait entièrement la reine Anne et la pétrissait comme une cire molle, il eut la chance inouïe de pouvoir projeter, faire adopter et mener à bonne exécution, presque sans contrôle, les actes politiques qui ruinèrent la royauté de Louis XIV et le pauvre pays de France. Mais s’il ruinait notre pays, ce grand Anglais ne se contentait de cette seule gloire. Il était thésauriseur comme pas un et insatiablement avide de richesses. Il s’en procurait par tous les moyens. Jeune, il trichait au jeu à la cour de Charles II et se faisait doter par la favorite du roi ; dans l’âge mûr, il puisait à pleines mains dans les indemnités de guerre payées par les vaincus.
Il est malheureusement très exact encore qu’à la bataille de Hochstett ou Hochstadt (que les Anglais ont appelée Blenheim), ainsi qu’aux batailles d’Oudenarde et de Ramillies, il battit les généraux français, en digne élève des grands hommes de notre pays, Condé et Turenne.
Mais s’il gagna, hélas ! la bataille de Malplaquet, avec une extrême difficulté d’ailleurs, et au prix de pertes énormes en hommes, artillerie et étendards, il est faux de dire qu’il y ait été tué et qu’il y mourut à l’âge de soixante-treize ans.
En cet endroit de la notice historique, il y a un entassement fait comme à plaisir de folles erreurs.
Premièrement, la bataille de Malplaquet fut perdue par nous en 1709 et non en 1723 ; deuxièmement, le duc de Marlborough n’y fut pas tué.
Troisièmement, enfin, même en admettant qu’il y fût mort, il n’y serait pas mort à l’âge de soixante-treize ans, attendu qu’il n’en avait alors que cinquante-neuf.
La vérité, c’est que le 8 juin 1716, il fut frappé d’apoplexie en son château de Blenheim, lequel lui avait été donné par la reine Anne, et avait coûté au peuple anglais douze millions et demi. Il y vécut, si cela s’appelle vivre, dans un état d’enfance jusqu’en 1722.
Sa veuve, qui ne monta jamais à la tour du château de Blenheim pour voir venir son page tout de noir habillé, ne mourut que vingt-deux ans après lui !
C’est une longue inconsolabilité ?
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Voici maintenant la suite de la notice donnée par l’imagerie populaire.
« Dans cette bataille, si glorieuse pour les Français, le maréchal de Villars fut blessé au genou, lorsqu’il allait envelopper le duc de Malborough et l’écraser entre les deux ailes de l’armée française. C’est au bivouac de Quesnoy, où se répandit le bruit de la mort de Malborough, qu’un chansonnier badin lui composa cette oraison funèbre. Cette chanson fit fureur à la cour ; adoptée par la bourgeoisie de Paris, elle passa successivement de ville en ville, de pays en pays, et se perpétua jusqu’à nos jours. »
Commentons et rectifions.
Oui, la bataille de Malplaquet fut glorieuse pour la France, et évidemment si Villars n’y avait pas été blessé, ce général, aidé du brave et dévoué Boufflers aurait sans doute battu l’ennemi complètement.
C’est en effet, de l’avis unanime des historiens, au bivouac du Quesnoy, où l’armée française reprit haleine après Malplaquet, que fut composée par des soldats anonymes la complainte que tout le monde connaît, sur le bruit de la mort de Marlborough.
Elle est d’une haute fantaisie, et, comme nous l’avons dit, ne rappelant en rien les exploits ou le caractère du général anglais, elle pourrait parfaitement s’appliquer à tout autre personnage.
Mais si la chanson fut pendant un temps en vogue dans l’armée, elle ne fit nullement fureur à la cour de Louis XIV, et la bourgeoisie d’alors l’adopta si peu que, soixante ans à peine après la mort réelle de Marlborough, on ne chantait guère cette complainte que dans les campagnes où l’avaient rapportée les soldats redevenus laboureurs.
Et encore ne la chantait-on plus qu’à cause de son air plaintif et gracieux.
Quant à la bourgeoisie de Paris et des villes, elle l’ignorait parfaitement.
La preuve, c’est que nul n’en savait plus rien, lorsque, par suite d’un hasard tout à fait singulier, Marlborough et sa complainte, celle-ci ressuscitant celui-là, revinrent à la mémoire publique en 1783.
Ce hasard, le voici :
En 1783 – l’année où Montgolfier lançait son premier aérostat, où le chanteur Garat se révélait, l’année où Robespierre, alors avocat obscur à Arras, plaidait dans un procès pour le maintien d’un paratonnerre sur un toit, l’année où Mesmer exploitait le magnétisme animal, où Diderot mourait, où paraissaient les Confessions de Jean-Jacques ; en 1783, une heureuse et simple villageoise, comme dit le cousin Jacques qui l’a célébré dans un poème, allaitait l’enfant de Marie-Antoinette et de Louis XVI.
Un jour, cette heureuse et simple villageoise, qui portait le nom prédestiné de Mme Poitrine, ou que l’on désignait ainsi à la cour, se mit à bercer le royal marmot en lui chantant une vieille chanson.
Marie-Antoinette l’entendit. Elle fut charmée par l’air, et les paroles la firent sourire.
Elle interrogea Mme Poitrine sur cette berceuse bizarre.
Mme Poitrine lui répondit qu’elle l’avait apprise de sa propre mère et que cela s’appelait la complainte et le convoi de l’invincible Malbrouck.
La reine apprit à son tour la chanson et la fredonna.
À l’instant la cour la répéta, bien entendu, avec transport, et la transmit à la ville, où il n’y eut pas jusqu’aux petits Savoyards qui ne la chantassent.
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C’est alors, et seulement, que la chanson de Malbrouck fit fureur à Paris ; que le nom du héros anglais, absolument oublié par la foule, éclata de nouveau dans toutes les bouches et se grava dans les mémoires, pour jamais cette fois.
Il n’en est plus sorti depuis.
Tout fut « à la Malbrouck » pendant un an et plus, à partir du jour ou Mme Poitrine révéla qu’il y avait eu un Malbrouck et une complainte faite sur ce général soixante-quatorze ans auparavant.
Cannes, peignes, chapeaux, chignons, habits, boutons, ragoûts, tout était à la Malbrouck.
Et nous avons nous-mêmes, à cette heure, pendu à notre muraille un plat à barbe en faïence qui date de cette époque, et au fond duquel on lit ces mots qui témoignent de l’engouement du temps :
AU RAZOÏER
À LA MALBROU
On ne parlait que de Malbrouck. On peignait et on gravait son convoi et sa complainte jusque sur les éventails.
Nicolet jouait Malbrouck en pantomime à grand spectacle.
Beffroy de Reigny (le cousin Jacques), auteur d’opuscules humoristiques, d’agréables comédies et de charmants airs, composa, pour répondre au vœu général, un poème en « prose rimée » de quelques centaines de vers qu’il intitula : Marlborough, et dédié au Dauphin en maillot.
Il obtint un grand succès qu’il ne méritait pas. Mais ce poème contient du moins pour nous la preuve que ce fut bien la nourrice du Dauphin qui apporta à Paris la complainte oubliée.
Heureuse et simple villageoise,
Ô toi qui reçus de Louis
La gloire d’allaiter son fils.
…
Aimable enfant !…
L’air qu’a fredonné ta nourrice
Quand tu reposais sur son sein
Fit naître chez moi le caprice
Des vers que t’adresse ma main ;
Du Héros que Paris révère
Ma voix consacrera le nom.
Nom fortuné ! qui fut, dit-on,
Chanté par ton auguste mère.
Paris était alors réellement fou de Malbrouck ainsi que de sa complainte.
Et c’est ce qui explique pourquoi Beaumarchais faisait chanter Chérubin sur l’air à la mode, dans Figaro, quelques mois plus tard. Il était sûr d’avance du succès de cette chanson langoureuse et naïve.
Chose singulière, cet air, doux et berceur dans la complainte, plaintif et passionné dans la romance de Chérubin, peut être terrible et navrant à l’occasion.
Car, nous ne l’apprenons à personne, Victor Hugo a écrit, pour être chantées sur l’air de Malbrouck, les funèbres lamentations d’une pièce des Châtiments, le Sacre :
Dans l’affreux cimetière,
Paris tremble, ô douleur, ô misère !
Dans l’affreux cimetière
Frémit le nénuphar (ter).
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* *
En écrivant le mot de « Châtiments, » nous nous souvenons, à propos de Malbrouck, que Napoléon 1er, dans son adolescence, avait reçu, comme tout le monde en province, le contrecoup de l’enthousiasme de Paris pour la chanson de Mme Poitrine.
Cette complainte lui était si bien présente à l’esprit que jamais, au dire de témoins, il ne montait à cheval, dans la cour des Tuileries, au moment d’entreprendre quelque campagne, sans entonner à mi-voix :
Malbrouck s’en va-t-en guerre,
Mironton, mironton, mirontaine !
Et même à Sainte-Hélène, le nom du général anglais étant venu dans la conversation, à propos d’une marche, l’Empereur dit à M. de Las Cases, qui a noté le mot :
– Voilà pourtant ce que c’est que le ridicule : il stigmatise tout, jusqu’à la victoire !
Puis il fredonna très bas, après un moment de silence :
Ne sait quand reviendra !
La gloire de Malbrouck n’a peut-être pas été stigmatisée, mais sa mémoire a été bien étrangement travestie par sa complainte en France. Si Napoléon avait retenu seulement quelques couplets de la chanson célèbre, en revanche ses soldats la savaient par cœur et la chantaient partout.
Ils la chantaient tant et si bien, en même temps que la Marseillaise et Cadet Rousselle, au pied des Pyramides, que les Égyptiens en retinrent à la fin l’air, lequel fut, comme toute nouveauté, colporté très rapidement de lèvre en oreilles par les Musulmans, à d’énormes distances de son point de départ.
M. de Chateaubriand a déclaré avoir entendu l’air de Malbrouck en Orient.
Il a même dit, à ce propos, qu’il croyait cette mélodie originaire de la Palestine d’où elle aurait été rapportée en France par les Croisés au Moyen Âge.
Mais M. de Chateaubriand a peut-être tout simplement entendu l’air apporté au contraire de France en Orient par les soldats de la République.
C’est une explication à laquelle il n’a pas songé cependant.
Il ne nous reste plus maintenant qu’à reproduire ici les couplets de la mémorable complainte.
Elle ne dut pas primitivement être aussi longue, et nous soupçonnons fort l’époque où eut lieu sa renaissance, c’est-à-dire 1783, d’avoir ajouté pas mal de strophes – les cinq dernières particulièrement – au texte de Louis XIV.
MORT ET CONVOI DE L’INVINCIBLE MALBROUCK
Malbrouck s’en va-t’en guerre,
Mironton, mironton, mirontaine,
Malbrouck s’en va-t’en guerre,
Ne sait quand reviendra (ter).
Il reviendra z-à Pâques,
Mironton, mironton, mirontaine,
Il reviendra z-à Pâques,
Ou à la Trinité.
La Trinité se passe,
Mironton, mironton, mirontaine,
La Trinité se passe,
Malbrouck ne revient pas.
Madam’ monte à sa tour,
Mironton, mironton, mirontaine,
Madam’ monte à sa tour,
Si haut qu’ell’ peut monter.
Elle aperçoit son page,
Mironton, mironton, mirontaine.
Elle aperçoit son page,
Tout de noir habillé.
Beau page, ah ! mon beau page.
Mironton, mironton, mirontaine.
Beau page, ah ! mon beau page,
Quell’ nouvelle apportez ?
Aux nouvell’s que j’apporte,
Mironton, mironton, mirontaine,
Aux nouvell’s que j’apporte,
Vos beaux yeux vont pleurer.
Quittez vos habits roses,
Mironton, mironton, mirontaine,
Quittez vos habits roses
Et vos satins brochés.
Monsieur d’ Malbrouck est mort,
Mironton, mironton, mirontaine,
Monsieur d’ Malbrouck est mort,
Est mort et enterré.
J’l’ai vu porter en terre,
Mironton, mironton, mirontaine,
J’l’ai vu porter en terre
Par quatre z-officiers.
L’un portait sa cuirasse,
Mironton, mironton, mirontaine,
L’un portait sa cuirasse,
L’autre son bouclier.
L’un portait son grand sabre,
Mironton, mironton, mirontaine.
L’un portait son grand sabre,
L’autre ne portait rien.
À l’entour de sa tombe,
Mironton, mironton, mirontaine,
À l’entour de sa tombe.
Romarins l’on planta.
Sur la plus haute branche,
Mironton, mironton, mirontaine,
Sur la plus haute branche
Le rossignol chanta.
On vit voler son âme,
Mironton, mironton, mirontaine,
On vit voler son âme
Au travers des lauriers.
Chacun mit ventre à terre,
Mironton, mironton, mirontaine,
Chacun mit ventre à terre,
Et puis se releva.
Pour chanter les victoires,
Mironton, mironton, mirontaine,
Pour chanter les victoires
Que Malbrouck remporta.
La cérémoni’ faite,
Mironton, mironton, mirontaine,
La cérémoni’ faite,
Chacun s’en fut coucher,
Les uns avec leurs femmes.
Mironton, mironton, mirontaine,
Les uns avec leurs femmes,
Et les autres tout seuls.
Ce n’est pas qu’il en manque,
Mironton, mironton, mirontaine,
Ce n’est pas qu’il en manque,
Car j’en connais beaucoup.
Des blondes et des brunes,
Mironton, mironton, mirontaine,
Des blondes et des brunes,
Et des châtain’s aussi.
J’n’en dis pas davantage,
Mironton, mironton, mirontaine,
J’n’en dis pas davantage,
Car en voilà z-assez.