L’ogre

1704 Words
L’ogre Je tiens l’histoire suivante d’un homme fort aimable, mais arracheur de dents de son état, je dois l’avouer, ce qui vous laisse, ô lecteurs, toute liberté de penser ce que vous voudrez de la véracité du narrateur et de la vraisemblance de certains faits contenus dans son récit. Un soir de 1870, peu après l’investissement complet de Paris, me disait ce… consolateur de l’humanité souffrante, je vis arriver chez moi une brave femme de mon quartier qui me supplia de la suivre immédiatement, afin de donner les secours de mon art à quelqu’un de dangereusement malade. Le mot me donnait à réfléchir. Mon art ? Sans doute on peut se faire arracher une dent, même pendant un siège, cela est certain, et de plus, en y réfléchissant, on arrive de trouver logique l’idée de diminuer le nombre de ses dents au moment où diminue aussi ce qui les nécessite. Pourtant, un instant après, je fus convaincu que la bonne femme, trompée par un léger subterfuge de ma façon, et lisant sur une plaque de cuivre à ma porte les deux lettres D.M. qui signifiaient Dentiste Mécanicien, avait cru y lire Dentiste Médecin. De là sa visite et son appel à mon art ! L’humanité me faisait un devoir de ne pas détruire son erreur, car, si je ne suis pas médecin, je sais assez bien conseiller et soigner les malades. Aussi je suivis la bonne femme sans retard. En route, elle m’informa qu’elle tenait un hôtel garni dans les environs et que c’était dans un cabinet de cet hôtel que j’allais trouver la personne en question. – Mais j’ai peur que vous n’arriviez trop tard, fit-elle avec une réelle bonté. Voilà bien des mois que je n’ai vu la couleur de son argent, à ce pauvre homme, et je crois bien qu’il n’a pas mangé son saoul depuis des mois plus nombreux encore. Je ne veux pas le tourmenter. Tout le monde souffre à présent. Ce n’est donc pas le moment de montrer les dents. Je pensais en moi-même que la brave femme émettait sans s’en douter, hélas ! une opinion qui m’allait au cœur, car on ne me montrait guère les dents, en effet, depuis pas mal de semaines. Enfin nous arrivons à l’hôtel. Précédé de la loquace propriétaire, je grimpe beaucoup d’étages et enfile de nombreux corridors, et nous voilà devant le numéro du malade. L’hôtelière frappe, refrappe. Point de réponse. La clef était à la porte. On ouvre. Un grand silence dans le cabinet. Nous nous approchons du lit. Hélas ! La bonne femme avait conjecturé avec justesse : Le secours arrivait trop tard. Le malade avait cessé de vivre. Un regard promené dans la chambre me révéla l’affreuse misère du défunt. À part les objets nécessaires et qui faisaient partie du mobilier, il n’y avait rien, linge ou vêtements de rechange, qui indiquât que l’infortuné eût jamais possédé quelque chose à lui. Il n’y avait même pas de chaussures, chose étrange, souliers, espadrilles ou chaussons, sur le parquet. – Tiens, c’est vrai, dit la bonne femme à qui j’en faisais l’observation ; il avait pourtant une paire de bottes ! Où diable sont-elles ? Oh ! Elles étaient assez grosses pour n’avoir pu disparaître dans un trou. Il a dû les vendre, voyez-vous, monsieur, et rentrer ici les pieds nus. Je ne sais pas ce qu’il faisait, cet homme-là. Il allait travailler dans les bois, à ce qu’il disait, et le soir il revenait, et il lisait toute la nuit, ou du moins il en avait bien l’air, car une chandelle lui durait à peine une nuit. Il lui en fallait toujours de nouvelles, et même ça me coûtait assez cher. Enfin, le voilà mort. C’est fini. Il n’en usera plus. – Oui, ma bonne dame, et il n’y a plus pour vous qu’à aller faire votre déclaration et à attendre le médecin des morts. Et je la quittai sur ces mots. Le lendemain, l’hôtelière revint à la maison et m’apporta quelques feuillets manuscrits trouvés par elle sur une chaise, sous l’unique vêtement du mort de la veille. – Lisez-moi ça, je vous prie, monsieur, car, c’est ennuyeux de le dire à mon âge, mais je n’ai pas été à l’école. Lisez, c’est peut-être un testament. Or voici, continua le… réparateur de la mâchoire humaine, ce que contenait le mince manuscrit du mort : Qu’on n’accuse personne de ma mort : c’est à l’inanition que je succombe. Je n’ai pas eu la présence d’esprit de franc-filer au bon moment et ces quelques dernières semaines d’abstinence ont suffi pour m’amener à l’état où je suis en écrivant ces lignes. On comprendra sans peine que les privations, que d’autres supportent et supporteront vaillamment encore, m’aient si vite réduit à l’agonie, quand on saura que je suis (j’avoue enfin ce triste secret) un ogre, le dernier survivant de ces ogres dont la légende et même un peu l’histoire racontent l’appétit formidable et surtout… cannibalesque. Dieu soit loué, je n’ai pas à me reprocher d’avoir mangé des petits enfants comme mes ancêtres l’ont fait, à ce que disent les Contes, mais pour vivre, pour satisfaire aux demandes impérieuses et incessantes d’un estomac farouche, légué par une déplorable hérédité, j’ai mangé de tout ; j’ai ingéré et digéré, en même temps que les comestibles français ou exotiques, des choses dont la description ferait frémir d’horreur. Parmi les plus honnêtes, je citerai pourtant les natures mortes, extrêmement mortes, hélas ! que les peintres de ce genre de sujets laissent « à la pose » pendant des semaines entières, tandis qu’ils sont à boire des bocks dans les cafés. Après l’ouverture du Salon, je parcourais les ateliers de ces messieurs et j’emportais les poissons, les lièvres, les faisans et les crustacés dont le ton avait par trop changé. Enfin, avec cela et les morceaux que les halles me fournissaient soir et matin pour quelques sous, j’arrivais à « boulotter. » Je ne mangeais pas à ma faim, mais je vivais et j’étais quelques heures tranquille. Et pourtant, la nuit, que de fois, avec la sensualité d’un Cosaque, que de fois j’ai dévoré la chandelle de mon honnête hôtesse. Mais le siège est pour moi le dernier coup. Il n’y a plus à manger suffisamment pour un pauvre homme de mon espèce, à Paris. J’ai tout tenté. Je suis vaincu. J’ai faim et je meurs. Et tout à l’heure encore, hélas ! j’essaierai d’un aliment suprême qui, s’il ne m’étouffe pas sur-le-champ, apaisera peut-être pour un instant mon féroce appétit. Je veux parler de mes bottes fées, léguées d’ogre en fils depuis des siècles, de mes chères bottes de sept lieues, si précieusement conservées par mes aïeux et par moi. Car le Chat-botté et le Petit Poucet les ont en vain dérobées jadis à mes ancêtres. Le Chat-botté, qui, lorsqu’il fut devenu riche, ne courait plus après les souris que pour se divertir, dit M. Perrault, les ayant laissées traîner un jour et le marquis de Carabas les ayant fait jeter aux ordures, nos bottes volées furent retrouvées un matin par d’autres ogres, les parents et les amis de ma famille. Car les ogres de jadis, je le dis avec orgueil, avaient beaucoup d’amis et étaient fort aimés des leurs ; et la preuve, c’est que le Chat-botté et le Petit Poucet trouvent toujours les ogres en train de préparer quelque beau repas pour leurs camarades. C’est écrit. Oh ! la chair fraîche ! ! ! Mais c’est assez parler de moi, parlons un peu de ces admirables aïeux dont, je le confesse, si l’estomac était insondable, l’intelligence paraît avoir été fort mince. En effet, se changer en souris, à la demande d’un chat, c’est révoltant de naïveté ! Il est vrai qu’ils avaient pour les excuser l’exemple de personnages considérables, un peu ogres aussi de toutes les façons, qui se sont laissé duper et vaincre par des ennemis petits et rusés : on se rappelle Polyphème et Ulysse, Goliath et David. Hélas ! notre grand ancêtre à tous, le premier mangeur d’enfants irréfléchi dont fasse mention l’histoire mythologique, nous avait tracé la route des déceptions. Saturne, puisqu’il faut l’appeler par son nom, avalait gloutonnement, avec satisfaction, des cailloux recouverts de langes que son épouse Rhéa lui présentait comme sa propre progéniture, et il a sans doute transmis son manque d’esprit et de tact à tous ses descendants. Le brave Hercule lui-même, dans les comédies grecques, est traité sans cesse d’ogre insatiable et légèrement imbécile. Mais pourquoi plonger plus avant dans ma généalogie. Qu’il me suffise de dire que, comme ogre mangeur d’enfants, je repousse absolument et avec mépris cet Hérode qui tuait les innocents, non pour se nourrir, mais par un lâche calcul de féroce politique. D’où vient notre beau nom terriblement sonore, et dont je suis fier encore sur ce grabat ? Voilà ce que beaucoup se demandent. Les uns le font venir de Og, le gigantesque et cruel roi de Basan dont parle la Bible ; un être magnifique dont le corps couvrait sept arpents de terrain. Il eut, dit-on, la chance d’échapper au déluge en s’étalant la nuit sur le toit de l’arche. Mais, hélas ! nul n’évite son sort, et plus tard il fut tué par les soldats de Moïse. D’autres érudits affirment que notre nom nous a été donné au Ve siècle de l’ère chrétienne, à la suite de l’invasion formidable, dans la Germanie et jusqu’en Gaule, de sauvages dévastateurs appelés les Oïgours, avec lesquels marchaient les Hongrois, ou, comme on les a longtemps nommés, les Hongres. Oïgours, Hongres, Ogres, telle serait la gradation. Ces barbares étrangers, impitoyables, voraces, tuant tout, les enfants et les femmes, ces mangeurs de chair crue, ces buveurs de sang dans le crâne de leurs ennemis, laissèrent partout de leur passage une trace ineffaçable. L’épouvante qu’ils inspirèrent se perpétua proverbialement ; et bien longtemps, des siècles après leur retraite, les mères faisaient encore taire leurs enfants criards en les menaçant de les faire dévorer par l’Hongre ou l’Ogre ! M. Perrault, de l’Académie française, ne les a donc pas crées, il a ramassé le nom dans les contes de nourrice pour l’insérer dans les siens, et les ogres et leur réputation ont été ressuscités pour la plus grande terreur des petits enfants. Pour moi, je le répète, si j’ai soutenu la réputation de mes aïeux, c’est seulement à la manière de Gargantua et de Pantagruel. Il peut m’être beaucoup pardonné, parce que si j’ai beaucoup mangé, ce n’est pas de la chair fraîche et encore moins celle des petits enfants. J’ai croqué de nombreux marmots, mais métaphoriquement. Mais je m’arrête. La force m’abandonne comme elle abandonna Ferragus, le géant qui avait six coudées de hauteur, quand il fut occis par Roland. Mon Roland à moi, c’est la faim. Mais il fallait, en vérité, que la plus grosse ville du monde fût en péril pour que la mort atteignît le dernier des gros mangeurs de l’univers. Maintenant, tout est dit. L’heure est venue, sur le radeau de la Méduse où je m’éteins, de procéder au repas qui doit ou me permettre d’attendre, ou me tuer sur-le-champ. Je vais manger mes bottes de sept lieues ! … Ici s’arrêtait la confession du dernier des ogres. Je rendis le manuscrit à la bonne femme, qui n’en revenait pas de cette révélation, et elle s’en alla, en hochant la tête, après m’avoir remercié.
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