Il apprendrait là la science profonde des ignorants, il deviendrait peut-être assez jeune pour distinguer ce qui est de ce qui n’est pas, et mettant chaque chose à sa place le tout et le rien, il baisserait enfin la tête dans une joie profonde, et recevrait, dans un cœur renouvelé, la jeunesse qui ne finit pas.
Yves-Marie habitait, près de la maison d’Yvonne, avec un vieil oncle qu’on appelait le père Crochut. Le père Crochut devait, en mourant, laisser tout son bien à Yves-Marie. Tous deux le cultivaient, l’un avec l’amour que les vieillards ont pour les choses qu’ils vont quitter, l’autre avec l’ardeur que met la jeunesse à acquérir l’indépendance.
– Vois-tu, mon garçon, disait le père Crochut à Yves-Marie, avant qu’il soit longtemps, nous pourrons, avec nos épargnes, acheter la petite terre du voisin ; c’est un vieil homme qui n’en a pas pour longtemps.
Et quand par hasard le père Crochut se souvenait qu’il était du même âge, il ajoutait :
– Cet homme-là a toujours été chétif, vois-tu mon fils ; ce n’est pas pour en dire plus qu’il n’y en a, mais dans ma jeunesse, en soufflant dessus, je l’aurais renversé par terre… Nous achèterons son bien, et après, si tu en as la fantaisie, tu prendras femme, et je puis dire qu’elle aura un beau bien à soigner ; il faudra une jeunesse grande, forte et point fière, épargneuse, ayant du linge et quelques écus. Il y a plus d’une fille dans Grâce qui pense à toi, va, et même possible dans Guingamp ; laisse-moi faire, je saurai bien te choisir celle qu’il te faudra… quand même il faudrait aller à Saint-Brieuc pour cela. Je suis ancien dans le pays, et je connais le haut et le bas d’un chacun… On ne me tromperait pas d’un liard sur la dot ni sur l’héritage d’une fille à vingt lieues dans notre entourage.
Le père Crochut avait bien souvent parlé ainsi à Yves, et celui-ci l’avait laissé dire sans même bien écouter de quoi il était question.
Et quand le père Crochut lui disait :
– Ça te va-t-il cela ?
– Sans doute, sans doute, disait Yves, mais le moment n’est pas encore venu.
Le père Crochut était fort de cet avis que le moment n’était pas encore venu, car déjà il avait dit :
– Quand nous aurons le petit pré, il faudra penser à prendre femme. On avait acheté le petit pré et le père Crochut avait dit :
– Quand nous aurons le champ de Jean-Pierre, il faudra prendre femme. On avait acheté le champ de Jean-Pierre et le père Crochut disait encore :
– Quand nous aurons acheté le champ du voisin… (lequel n’était pas encore mort et ne pensait pas à vendre son bien).
Mais, ce jour-là, quand le père Crochut, après avoir parlé de prendre femme, de la choisir lui-même, de l’avoir grande, forte, et pas mal riche, quand le voisin serait mort, ajouta :
– Cela te va-t-il ?
Yves-Marie, pour la première fois, écouta et répondit :
– Cela me va, mon oncle, c’est-à-dire en un point, car pour ce qui est d’attendre que le voisin soit mort, ça n’entre pas dans ma volonté ; c’est quasiment une offense à faire au bon Dieu de subordonner son bonheur et sa joie à la défaillance et agonie d’un quelqu’un ; le cœur me faille en pensant que le premier b****r que je donnerais à ma promise serait quasiment mêlé au râle d’un mort. Si le voisin veut danser à ma noce, qu’il y vienne. Il n’y a pas plus noire pensée que de soumettre sa plus douce joie de jeunesse à la mort du prochain.
– Sans doute, sans doute, dit le père Crochut ; mais il faut pourtant penser, mon garçon, que le premier bien qui arrive en ménage c’est une charge de famille, et qu’il faut du pain cuit d’avance.
– Mon cher oncle, dit Yves-Marie, j’ai un bon cœur et deux bons bras ; c’est plus que n’en a eu mon père en entrant en ménage, car s’il était de bonne volonté et aimant ma mère, il était d’une santé branlante qui le tenait plus souvent à la maison qu’aux champs. Plus riche que lui de la santé, je vais, comme lui, tenter le bonheur de ce monde.
– Ah ! dit le père Crochut en se levant et regardant son neveu avec des yeux fixes et brillants qu’Yves ne lui avait jamais vus, c’est donc pour le sérieux que tu y penses ; tu vas faire entrer ici en maîtresse une étrangère qui réglera tout selon son caprice, sans soucis de ce que nous aimons. De quoi donc ! N’as-tu pas été heureux depuis que ton père est mort et que tu es avec moi ? On peut dire que pour toi, pour toi seul, j’ai été épargnant au détriment de mon bien-être, et aujourd’hui tu vas mettre un aussi long passé en oubliance pour je ne sais quelle mine de jeunesse qui n’a de sa vie pensé à toi ! Ce n’est pourtant pas bien rude la vie que nous avons ensemble ! Qu’y veux-tu changer ?
– Tout et rien, dit Yves d’une voix claire ; à côté du contentement, j’y veux faire entrer le bonheur ; car, pour si bon que soit un oncle, mon oncle, il ne tient lieu ni de femme ni d’enfant. Allons ajouta-t-il en riant, réjouissez-vous, père Crochut, vous n’irez pas jusqu’à Saint-Brieuc chercher ma promise, et nous n’attendrons pas, s’il plaît à Dieu, que le voisin soit mort pour danser. Nous allons, sans tarder, voir passer ici une mine avenante, nous aurons, en revenant des champs, le feu flambant dans l’âtre, la table mise, et au lieu de manger ici notre lard froid, nous aurons la soupe chaude ; une fraîche voix de jeunesse nous appellera, nous ne mettrons pas si souvent les prières du soir en oubliance, père Crochut, quand il faudra répondre amen à la voix d’une jeunesse sage et craignant Dieu ; et si c’est pour la plus grande douceur de notre vie, je crois que c’est aussi pour la plus grande sûreté de notre salut qu’il nous faut une femme dans notre maison. Elles ne sont pas de trop en ce monde. Le Seigneur Jésus nous en fait bien montre, puisqu’il s’est servi de Notre-Dame la très sainte Vierge pour se présenter emmy les hommes.
– Si c’est ton idée, dit le père Crochut en baissant les paupières et en se rasseyant, je ne m’en dédis pas, quand il faudrait aller jusqu’à Saint-Brieuc pour te trouver une héritière…
– Ne vous mettez pas en peine de voyage, mon oncle, dit Yves ; d’ici à quelques jours, je vous montrerai celle que j’ai choisie.
– Dans Grâce ! dit le bonhomme en agitant sa chaise, où il n’y a pas une jeunesse ayant seulement cent écus de biens ! N’y pense pas.
– J’ai toujours eu dans l’idée, dit Yves, qu’une réflexion de sagesse que j’entendrais sortir de la bouche d’une jeune fille de quinze ans vaudrait plus pour moi que du bien au soleil ou des pistoles neuves.
– Mon garçon, dit le vieil homme en regardant son neveu en face, tu as un ton qui ne convient ni à ta jeunesse, ni à mon grand âge. Va faire réflexion dehors, et choisis entre le bien de ton oncle ou les paroles de sagesse que tu peux avoir entendues.
Yves-Marie sortit sans répondre et se demanda en quoi il avait pu fâcher son oncle en lui parlant de son bonheur. Puis apercevant le long d’un sentier Yvonne qui revenait de chercher ses frères à l’école, il coupa lestement à travers champs et se trouva bientôt devant elle.
Yvonne, en l’apercevant, prit les enfants par la main et avança plus vite afin de l’éviter. Mais après quelques pas, elle s’assit toute tremblante au bord d’un fossé.
– Passe ton chemin, Yves, lui dit-elle, car il ne faut pas donner de mauvaises pensées au monde, et je ne suis pas venue ici pour t’y trouver.
– Dimanche, dit Yves, tu parlais sagement, et maintenant tu parles rudement. « Si tu es ami de nous, comme il semble, me disais-tu, donne-moi un bon conseil ; » que sais-tu si je ne viens pas te donner un bon conseil ?
– Parle donc, dit Yvonne, et fais vite, car il ne faut pas que le monde trouve à redire à ma conduite, et je ne veux pas rester longtemps avec toi en la solitude des champs.
Yves-Marie resta tout interdit ; il ne reconnaissait plus Yvonne, celle qui lui avait parlé si doucement et si intimement le dimanche précédent.
– Ce que je voulais te dire, lui dit-il enfin, demande à sortir d’un cœur à l’aise, et le ton rude que tu as avec moi me serre les mots dans la gorge ; j’enverrai le père Crochut parler à ta mère et possible que tu te sentes du regret de m’avoir ainsi parlé.
– Yves, dit Yvonne, si je fais mal au vis-à-vis de toi, je t’en marque repentance, mais passe ton chemin et ne me considère plus comme une jeunesse, mais bien plutôt comme une femme d’âge chargée de famille, et si tu veux me bien faire, tourne les pieds quand tu me verras au droit du chemin.
Yvonne se leva, et rappelant ses frères qui déjà jouaient de tous côtés, elle s’éloigna. Yves resta immobile à la place qu’elle venait de quitter.
– Pourquoi donc pleures-tu ? dit un des enfants à Yvonne.
– C’est fait, dit Yvonne, je ne pleure plus ; viens, dit-elle, viens sur mes bras, je vais te chanter une chanson.
Et d’une voix qui aurait attendri le père Crochut lui-même, Yvonne se mit à chanter une vieille ballade qui endormit l’enfant sur son épaule.
Yvonne venait de sentir toute l’étendue de son sacrifice, et elle l’avait accompli en congédiant Yves-Marie, mais quelque chose dans son cœur lui avait fait sentir entre elle et lui une union supérieure qui devait résister aux passagères épreuves de ce monde. Aussi, quand elle rentra dans la pauvre chambre où sa mère l’attendait, montra-t-elle un visage plus épanoui et plus grave qu’elle ne l’avait encore eu. Tandis que les soins du ménage la tenaient au dehors un instant, un des enfants dit à la vieille femme :
– Nous avons trouvé Yves-Marie en chemin et Yvonne a pleuré, mais pas pour de bon, car elle nous a chanté une chanson en même temps :
Marie Kirnoëc serra l’enfant dans ses bras et deux grosses larmes coulèrent lentement sur ses joues ridées. Elle connaissait enfin le cœur de sa fille, mais l’âge qui avait affaibli ses mains avait amolli son cœur. Elle accepta le sacrifice de sa fille et se tut. Quand Yvonne rentra, son regard croisa le regard de sa mère, toutes deux baissèrent les yeux, et souriant dans les larmes, elles se jetèrent au cou l’une de l’autre.
Quand Yves-Marie eut enfin perdu des yeux Yvonne et ses frères, et qu’il ne fut plus possible de voir même le haut de sa coiffe au-dessus des genêts du chemin, il leva les yeux et se trouva en face du père Crochut.
– Mon gars, lui dit celui-ci d’une voix brève, je sais à cette heure de quelle bouche sont sorties les paroles de sagesse que tu prises plus que le bon bien et les pistoles neuves, et même possible plus que l’amitié de ton oncle, qui ne date pas d’un jour. Fais selon ton vouloir et choisis entre les deux, car de mon vivant je ne verrai pas le fils de mon frère s’assoter d’une jeunesse n’ayant rien. Vois, si tu te sens assez fort de tes deux bras pour prendre les charges de six enfants et de deux femmes, sans seulement savoir où prendre un lit pour t’endormir.
Yves marcha quelques pas en silence. Son visage contracté témoignait d’un combat intérieur très v*****t, que le vieillard ne remarqua pas. Tout à coup il s’arrêta et dit :
– Quittons-nous donc, père Crochut, car, à cette heure, vous savez où est ma joie et vous la tenez en vos mains. Si je ne veux pas soumettre mon bonheur à la mort d’un voisin, encore moins je veux le soumettre à la vôtre. Yvonne est une fille de sagesse et de courage, que j’aimerai toujours en ce monde où notre cœur réclame amitié de même condition de jeunesse. J’en suis encore à savoir si je lui tiens au cœur, mais c’est à elle que je baille ma vie ; je vais donc faire l’épreuve de mes bras après avoir fait l’épreuve de votre cœur, et si la rudesse de la vie ne l’épouvante pas, nous ne succomberons pas en mettant notre confiance en Dieu. Pour vous, père Crochut, je vois bien que les espérances de bonheur que vous me donniez étaient dans votre idée comme un rêve dans votre dormir, et que le réveil ne vaut rien aux gens de votre âge. En restant près de vous, qui sait si le cœur ne me manquerait pas, et si les regrets de mon bonheur perdu, par votre volonté, ne parleraient pas plus haut dans mon cœur que l’amitié que j’ai pour vous. Je vais donc tâcher de gagner ma joie, puisqu’elle ne peut m’être donnée, et sans savoir encore où trouver mon gîte pour la nuitée, je vous dis au revoir, mon oncle ; si votre âge réclame des soins, je vous les baillerai selon mon pouvoir en souvenir de ma jeunesse, qui vous a pourtant profité, père Crochut, car je laisse votre bien en plein rapport de richesse et quitte votre maison sans savoir où trouver mon pain.