L’héritage
Grâce est un petit village très pauvre de la Bretagne ; quelques maisons à peine couvertes et à peine fermées entourent son église, une des plus belles du pays. Son clocher pointu s’aperçoit au loin, découpé comme de la dentelle.
Du haut de ce clocher on découvre une campagne admirable, toute sillonnée de petits chemins verts, ombragés et bordés de genêts épineux, chargés de fleurs jaunes comme de l’or.
C’est le long de ces sentiers que, le dimanche, on voit, se rendant à la messe, les femmes de la campagne, parées de leurs jupes de drap et de leurs hauts bonnets de mousseline ; et les hommes, abrités sous leurs grands chapeaux de feutre noir, la taille serrée dans leur ceinture de soie, avec la culotte courte, la veste blanche et les guêtres de cuir fortement bouclées autour de leur jambe nerveuse et agile.
C’est le long de ces sentiers, coupés de loin en loin par une croix plantée de travers, que l’on entend ces ballades bretonnes si mélancoliques, où le nom de Dieu ne revient pas une fois, que tous les chapeaux ne se lèvent, comme en passant devant les croix ou devant les chapelles.
Le visage grave des hommes, l’air naïf et étonné des femmes autant que leur costume, qui date d’Abraham, promet au parisien qui arrive quelque chose de neuf et de jeune, qu’il chercherait en vain dans nos villes modernes, toutes recrépies par le progrès, et branlantes d’une vieillesse profonde et incurable.
Le parfum même de ces champs a quelque chose de suave et de fort que n’ont pas les prairies dans nos contrées les plus fertiles, et qu’ils doivent à une odeur de goémon, qui se sent par toute la Bretagne.
Une pauvre femme, suivie de sept enfants, marchait gravement le long du sentier qui conduisait de sa chaumière, située en plein champ, à l’église de Grâce.
L’aînée de ses enfants, était une jeune fille de 17 ans au plus ; son visage effilé, encadré de cheveux blonds, surmonté du grand bonnet de mousseline qu’elle ne mettait que le jour des grandes fêtes, avait cet air rêveur et ferme, particulier aux femmes de la Bretagne.
On sent, en regardant ces yeux-là, que leur rêverie ne porte pas sur les choses frivoles et malsaines qui rendent rêveuses les jeunes filles de Paris, mais bien sur les choses mystérieuses et fortes, que les vieux prêtres de nos campagnes enseignent sous les voûtes de leur pauvre église. Sa taille courte était emprisonnée dans un petit corset de drap rouge, et sa jupe, sans aucun ornement, tombait en plis droits au-dessus de la cheville ; son pied, chaussé de laine brune et d’un chausson tricoté, se posait à ravir dans un petit sabot de bois noir.
Déjà Yvonne et sa mère avaient passé devant deux ou trois des croix plantées au bord du chemin, et chaque fois elles avaient fait le signe de la croix.
– Ici, disait Yvonne en se signant, le vieux père Gaury est tombé mort de froid dans le rude hiver, d’il y a deux ans, ma mère : c’était un homme droit et juste, et j’ai pour espérance qu’il est depuis ce temps en la compagnie des Saints… Ici, Marie-Jeanne Kervincent, a été écrasée nuitamment par la voiture de son frère. – C’était, dit Marie, une fille sage et d’un entendement au-dessus de son état. Que notre Dame la Vierge Marie lui soit propice !
Ainsi de croix en croix, les deux femmes allaient rappelant leurs souvenirs et priant pour les morts.
Quant aux six autres enfants, ils couraient de tous côtés, ramassant les fleurettes le long des sentiers.
– Voyez-vous ma mère, dit Yvonne, après un long silence, je ne savais pas que ma joie devait se changer si vite en regret. J’ai bien désiré l’habillement que je porte, et en ce moment, il me pèse sur le cœur. C’est dix écus qu’il a coûté, et si aujourd’hui vous veniez à tomber malade, ces dix écus-là vous manqueraient bien rudement.
– Ne te chagrine pas, dit la mère, ne faut-il pas que tu passes toute ta pauvre jeunesse sans avoir un seul contentement ! Je n’ai point de regret de ce que nous avons fait.
Ma mère, dit encore Yvonne, ce n’est pas pour mépriser la grande générosité que vous avez eue, mais je vois bien que c’est un petit contentement que celui qui nous vient d’un habillement, et que la privation qu’il peut nous causer serait grande. Mes frères et sœurs n’ont plus rien.
Il me semblait, il y a six mois, que j’entrerais bien fière, le jour de Pâques dans l’église de Grâce, si j’avais comme les autres, un habillement neuf de drap fin. C’est tout le contraire qui arrive, ma mère.
– Si c’est cette réflexion-là que tu fais, ma fille, dit la bonne femme, c’est encore, pour moi, une raison de plus de ne pas regretter l’habillement que tu portes, car je vois que si tu y as trouvé une parure de jeunesse, tu y as trouvé un enseignement de sagesse ; et si cela a été une bonté de ma part de te le donner, j’ai, à cette heure, ma récompense.
On était arrivé à l’église et Yvonne y entra suivant sa mère, et tenant par la main ses plus jeunes frères.
– Voilà la veuve Kirnoëc, dit un homme en les voyant passer. Elle est déjà sur l’âge, et cela fait compassion de lui voir une aussi lourde charge de famille.
– Yvonne est sur ses dix-huit ans, dit un autre homme, la voilà d’âge à gagner pour ses proches.
– Je lui vois de trop beaux habillements, dit une vieille femme, pour avoir une grande opinion du dedans de son cœur.
Yvonne rougit et deux grosses larmes se firent jour sous ses longs sourcils.
– Yvonne est aujourd’hui plus avenante qu’elle ne l’a jamais été, dit un des jeunes gens serrés en groupe près de la porte, et si son bel habillement lui coûte cher, il la pare grandement.
Yvonne rougit encore plus, et se mettant à genoux par terre, elle posa son chapelet près d’elle, et cacha sa tête dans ses mains. Elle resta ainsi tout le temps de la messe, et ce temps ne fut perdu ni pour la prière ni pour la réflexion.
Elle pensa qu’elle avait sacrifié le bien-être de ses frères et de ses sœurs, et peut-être le soulagement de sa mère, au plaisir de porter une parure qui, en définitive, ne lui avait attiré que les compliments d’un jeune homme étourdi, le blâme d’une vieille femme, et, elle le sentait bien, le doute de deux vieillards qui avaient été les amis de son père, et qui avaient maintenant compassion de sa mère.
– Ceux, pensait-elle, qui ont pensé au véritable moi-même, au dedans de mon cœur, n’ont trouvé, en me voyant, que le doute et le blâme, et c’était une véritable justice. Quant à Yves-Marie, s’il m’a trouvée avenante, c’est par manque de réflexion et de sagesse, car voilà mes frères et sœurs qui sont pieds nus près de moi.
– En sortant de l’église, Marie Kirnoëc dit à sa fille :
– Puisque c’est le pardon, restons pour les danses ; tu es d’âge à prendre un peu de plaisirs, et sans offenser le bon Dieu, tu peux bien faire un tour de passe-pied ou une bourrée. Voilà, là-bas, Yves-Marie qui ne te laissera pas derrière les autres, dit la bonne femme en souriant : Yves-Marie, en effet, prit Yvonne par la main et l’entraîna.
C’était un jeune homme d’une vingtaine d’années, grand, leste, fort, lent à la marche, agile à la course, lent à la réflexion, prompt à l’action qu’elle détermine, d’une imagination facile à charmer, et d’une conscience invincible.
– Yvonne, lui dit-il, tu es la plus avenante de tout le pardon.
– C’est, dit Yvonne, avec courage, que tu n’as pas connaissance de la faiblesse de mon intérieur, car si tu pouvais connaître la manière dont j’ai offensé Dieu, tu ferais une grande différence de ce que je semble et de ce que je suis.
Les jeunes gens dansaient, et quand la bourrée fut finie, Yves-Marie répondit comme s’il n’avait pas été interrompu près d’une demi-heure :
– C’est peut-être bien cette pensée que tu as eue toi-même qui te pare, plus que ta jupe de fin drap.
Yvonne rentra avec sa mère et ses frères, qui avaient joué pendant le pardon, sur les pelouses et le long des chemins. Elle ôta lestement sa parure de drap et sa grande coiffe, la plia avec soin et la posa dans un coffre de bois servant de banc. Elle la regarda longtemps et se promit en elle-même de ne plus la porter qu’elle n’eût, par son travail et par ses soins, assuré l’existence de sa mère et de ses frères.
– Seigneur, dit-elle le soir quand elle fut à genoux pour la prière, je prends sur moi une charge bien lourde, mais je ne me confie à rien sans votre assistance qui me peut faire accomplir des projets plus grands que ceux mêmes que j’entreprends.
Ce soir-là, elle coucha ses frères avec plus de soins qu’elle ne l’avait jamais fait, sous la pauvre couverture rapiécée qui les couvrait, et dès que sa mère fut endormie, elle se mit à son rouet, et pour la première fois de sa vie prit sur son sommeil pour le bien de la maison.
– Que fais-tu Yvonne ? dit la mère qui se réveilla.
– Je fais réflexion, dit Yvonne. Le temps est venu où je dois vous être d’un soutien, ma mère, ainsi qu’à mes frères et sœurs. Si je vivais dans l’espérance qu’ont toutes les jeunesses de se marier et de quitter la maison pour avoir un bien à elles, je vous laisserais une trop lourde charge pour une femme d’âge d’élever et soigner des enfants qui, dans dix ans d’ici, quand vos mains trembleront et ne pourront tenir seulement une aiguille, auront encore besoin de soins et prévenances, que votre grand âge réclamera aussi, et plus encore que leur jeunesse.
Marie Kirnoëc se retourna dans son lit, le visage tourné contre la muraille, et ne répondit rien à sa fille.
Celle-ci, continua son travail, et quand enfin elle le quitta et qu’elle s’approcha du lit de sa mère pour l’embrasser avant de s’endormir à son tour, elle fut très surprise de la trouver pleurant silencieusement.
– Vous ai-je donc fait de la peine, ma mère, lui dit-elle ?
– Bien au contraire, dit Marie ; mais le contentement que tu m’as donné aujourd’hui ne pouvait entrer dans mon cœur sans amertume, car je faisais en moi-même réflexion, que j’avais aimé votre père Kinoëc d’un grand cœur, et que j’y avais trouvé le contentement de ma vie. Faut-il donc que tu payes du contentement de toute ta jeunesse mon bonheur passé, et que la famille que j’ai eue retombe à ta charge ?
– Ma mère, dit Yvonne, ne vous laissez pas aller à des idées de contentements passagers pour moi, mais bien plutôt réjouissez-vous dans votre cœur de voir entrer dans mon intérieur une si robuste satisfaction de faire la volonté de Dieu. Si vous étiez avec moi sans charge de famille, je vous dirais à qui mon cœur ferait volontiers abandon de sa tendresse, sachant bien que ma joie serait pour vous au-dessus des accoutumances de votre vie, qu’il faudrait peut-être mettre en oubli sur plus d’un point ; mais la charge qui vous échoit en cette vie est au-dessus de vos forces. Je connais, à la faiblesse de jeunesse de mes frères et au branlement de vos mains, qu’il faut que je sois votre fille et leur mère.
Le dimanche suivant, Yvonne, allant à la messe avec sa mère, rencontra encore Yves-Marie.
– Eh bien donc, Yvonnette, lui dit-il, tu gardes donc pour les grandes fêtes ta belle parure de drap ?
– Ma belle parure de drap, dit Yvonne, est enfermée pour longtemps dans le coffre de notre maison. Ne vois-tu pas, lui dit-elle, en prenant quelques pas d’avance sur sa mère, ne vois-tu pas que ma mère prend de l’âge et que mes frères sont petits ; je baille ma vie à les secourir ; si donc tu es ami de nous, comme il semble, donne-moi un conseil pour bien faire au vis-à-vis d’eux et ne redoute pas pour moi la rudesse du parti qu’il faudra prendre.
J’abandonne ma vie à mes propres et mon cœur à Dieu.
– Ton cœur à Dieu, dit Yves-Marie, qui baissa la tête, veux-tu donc entrer en religion ?
Yvonnette leva les yeux et rencontra le regard d’Yves-Marie ; tous deux pâlirent en se regardant.
Yvonne, troublée de cette émotion, retourna jusqu’à sa mère, lui prit le bras et entra avec elle dans l’église, où déjà Yves-Marie avait pénétré vivement.
Je crois que s’il était possible à un Parisien d’être transporté, tout à coup, du boulevard des Italiens dans une église de la Bretagne, au moment de la grand-messe, quand toutes les têtes sont courbées, quand tous les cœurs battent ensemble, émus d’une même pensée, quand un long murmure de recueillement se mêle à la voix grave de l’orgue et que l’encens remplit la nef de vapeur et de parfum, je crois que, peut-être le parisien oublierait la profonde dégradation de sa capitale, ses haines, ses agitations, ses troubles, ses passions et ses plaisirs, peut-être qu’il se laisserait pénétrer par la suave candeur qui éclate sur les fronts penchés de ces femmes coiffées de mousseline, et de ces hommes à cheveux longs qui ont les mains si rudes et le cœur si tendre. La vérité colore tous ces visages brunis au grand air, d’un éclat irrésistible, et il leur demanderait peut-être, aussi humblement que le ferait un enfant, un asile au milieu de leurs champs fleuris, un asile où il puisse oublier sa jeunesse passée et guérir la décrépitude précoce de son cœur. Il voudrait renaître à la jeunesse, mais pour cela des enfants de dix ans lui enseigneraient qu’il faut remonter à Celui devant qui toutes les générations ont passé et qui seul donne et possède la jeunesse puisqu’il est éternel.