I-4

3708 Words
D’un nouveau geste, Busch prit le dossier Sicardot, une mince chemise de papier gris. Aucun frais n’avait été fait, il n’y avait là que les douze billets. – Encore si Victor était gentil ! expliquait lamentablement la vieille femme. Mais imaginez-vous, un enfant épouvantable… Ah ! c’est dur de faire des héritages pareils, un gamin qui finira sur l’échafaud, et ces morceaux de papier dont jamais je ne tirerai rien ! Busch tenait ses gros yeux pâles obstinément fixés sur les billets. Que de fois il les avait étudiés ainsi, espérant, dans un détail inaperçu, dans la forme des lettres, jusque dans le grain du papier timbré, découvrir un indice ! Il prétendait que cette écriture pointue et fine ne devait pas lui être inconnue. – C’est curieux, répéta-t-il une fois encore, j’ai certainement vu déjà des a et des o pareils, si allongés, qu’ils ressemblent à des i. Juste à ce moment, on frappa ; et il pria la Méchain d’allonger la main pour ouvrir ; car la pièce donnait directement sur l’escalier. Il fallait la traverser si l’on voulait gagner l’autre, celle qui avait vue sur la rue. Quant à la cuisine, un trou sans air, elle se trouvait de l’autre côté du palier. – Entrez, monsieur. Et ce fut Saccard qui entra. Il souriait, égayé intérieurement par la plaque de cuivre, vissée sur la porte et portant en grosses lettres noires le mot : Contentieux. – Ah ! oui, monsieur Saccard, vous venez pour cette traduction… Mon frère est là, dans l’autre pièce… Entrez, entrez donc. Mais la Méchain bouchait absolument le passage, et elle dévisageait le nouveau venu, l’air de plus en plus surpris. Il fallut toute une manœuvre : lui recula dans l’escalier, elle-même sortit, s’effaçant sur le palier, de façon qu’il pût entrer et gagner enfin la chambre voisine, où il disparut. Pendant ces mouvements compliqués, elle ne l’avait pas quitté des yeux. – Oh ! souffla-t-elle, oppressée, ce monsieur Saccard, je ne l’avais jamais tant vu… Victor est tout son portrait. Busch, sans comprendre d’abord, la regardait. Puis, une brusque illumination se fit, il eut un juron étouffé. – Tonnerre de Dieu ! c’est ça, je savais bien que j’avais vu ça quelque part ! Et, cette fois, il se leva, bouleversa les dossiers, finit par trouver une lettre que Saccard lui avait écrite, l’année précédente, pour lui demander du temps en faveur d’une dame insolvable. Vivement, il compara l’écriture des billets à celle de cette lettre : c’étaient bien les mêmes a et les mêmes o, devenus avec le temps plus aigus encore ; et il y avait aussi une identité de majuscules évidente. – C’est lui, c’est lui, répétait-il. Seulement, voyons, pourquoi Sicardot, pourquoi pas Saccard ? Mais, dans sa mémoire, une histoire confuse s’éveillait, le passé de Saccard, qu’un agent d’affaires, nommé Larsonneau, millionnaire aujourd’hui, lui avait conté : Saccard tombant à Paris au lendemain du coup d’État, venant exploiter la puissance naissante de son frère Rougon, et d’abord sa misère dans les rues noires de l’ancien quartier latin, et ensuite sa fortune rapide, à la faveur d’un louche mariage, quand il avait eu la chance d’enterrer sa femme. C’était lors de ces débuts difficiles qu’il avait changé son nom de Rougon contre celui de Saccard, en transformant simplement le nom de cette première femme, qui se nommait Sicardot. – Oui, oui, Sicardot, je me souviens parfaitement, murmura Busch. Il a eu le front de signer les billets du nom de sa femme. Sans doute le ménage avait donné ce nom, en descendant rue de la Harpe. Et puis, le bougre prenait toutes sortes de précautions, devait déménager à la moindre alerte… Ah ! il ne guettait pas que les écus, il culbutait aussi les gamines dans les escaliers ! C’est bête, ça finira par lui jouer un vilain tour. – Chut ! chut ! reprit la Méchain. Nous le tenons, et on peut bien dire qu’il y a un bon Dieu. Enfin, je vas donc être récompensée de tout ce que j’ai fait pour ce pauvre petit Victor, que j’aime bien tout de même, allez ! quoiqu’il soit indécrottable. Elle rayonnait, ses yeux minces pétillaient dans la graisse fondante de son visage. Mais Busch, après le coup de fièvre de cette solution, longtemps cherchée, que le hasard lui apportait, se refroidissait à la réflexion, hochait la tête. Sans doute Saccard, bien que ruiné pour le moment, était encore bon à tondre. On pouvait tomber sur un père moins avantageux. Seulement, il ne se laisserait pas ennuyer, il avait la dent terrible. Et puis, quoi ? il ne savait certainement pas lui-même qu’il avait un fils, il pourrait nier, malgré cette ressemblance extraordinaire qui stupéfiait la Méchain. Du reste, il était une seconde fois veuf, libre, il ne devait compte de son passé à personne, de sorte que, même s’il acceptait le petit, aucune peur, aucune menace n’était à exploiter contre lui. Quant à ne tirer de sa paternité que les six cents francs des billets, c’était en vérité trop misérable, ça ne valait pas la peine d’avoir été si miraculeusement aidé par le hasard. Non, non ! il fallait réfléchir, nourrir ça, trouver le moyen de couper la moisson en pleine maturité. – Ne nous pressons pas, conclut Busch. D’ailleurs, il est par terre, laissons-lui le temps de se relever. Et, avant de congédier la Méchain, il acheva d’examiner avec elle les menues affaires dont elle était chargée, une jeune femme qui avait engagé ses bijoux pour un amant, un gendre dont la dette serait payée par sa belle-mère, sa maîtresse, si l’on savait s’y prendre, enfin les variétés les plus délicates du recouvrement si complexe et si difficile des créances. Saccard, en entrant dans la chambre voisine, était resté quelques secondes ébloui par la clarté blanche de la fenêtre, aux vitres ensoleillées, sans rideaux. Cette pièce, tapissée d’un papier pâle à fleurettes bleues, était nue : simplement un petit lit de fer dans un coin, une table de sapin au milieu, et deux chaises de paille. Le long de la cloison de gauche, des planches à peine rabotées servaient de bibliothèque, chargées de livres, de brochures, de journaux, de papiers de toutes sortes. Mais la grande lumière du ciel, à ces hauteurs, mettait dans cette nudité comme une gaieté de jeunesse, un rire de fraîcheur ingénue. Et le frère de Busch, Sigismond, un garçon de trente-cinq ans, imberbe, aux cheveux châtains, longs et rares, se trouvait là, assis devant la table, son vaste front bossu dans sa maigre main, si absorbé par la lecture d’un manuscrit, qu’il ne tourna point la tête, n’ayant pas entendu la porte s’ouvrir. C’était une intelligence, ce Sigismond, élevé dans les universités allemandes, qui, outre le français, sa langue maternelle, parlait l’allemand, l’anglais et le russe. En 1849, à Cologne, il avait connu Karl Marx, était devenu le rédacteur le plus aimé de sa Nouvelle Gazette rhénane ; et, dès ce moment, sa religion s’était fixée, il professait le socialisme avec une foi ardente, ayant fait le don de sa personne entière à l’idée d’une prochaine rénovation sociale, qui devait assurer le bonheur des pauvres et des humbles. Depuis que son maître, banni d’Allemagne, forcé de s’exiler de Paris à la suite des journées de Juin, vivait à Londres, écrivait, s’efforçait d’organiser le parti, lui végétait de son côté, dans ses rêves, tellement insoucieux de sa vie matérielle, qu’il serait sûrement mort de faim, si son frère ne l’avait recueilli, rue Feydeau, près de la Bourse, en lui donnant la pensée d’utiliser sa connaissance des langues pour s’établir traducteur. Ce frère aîné adorait son cadet, d’une passion maternelle, loup féroce aux débiteurs, très capable de voler dix sous dans le sang d’un homme, mais tout de suite attendri aux larmes, d’une tendresse passionnée et minutieuse de femme, dès qu’il s’agissait de ce grand garçon distrait, resté enfant. Il lui avait donné la belle chambre sur la rue, il le servait comme une bonne, menait leur étrange ménage, balayant, faisant les lits, s’occupant de la nourriture qu’un petit restaurant du voisinage montait deux fois par jour. Lui, si actif, la tête bourrée de mille affaires, le tolérait oisif, car les traductions ne marchaient pas, entravées de travaux personnels ; et il lui défendait même de travailler, inquiet d’une petite toux mauvaise ; et, malgré son dur amour de l’argent, sa cupidité assassine qui mettait dans la conquête de l’argent l’unique raison de vivre, il souriait indulgemment des théories du révolutionnaire, il lui abandonnait le capital comme un joujou à un gamin, quitte à le lui voir briser. Sigismond, de son côté, ne savait même pas ce que son frère faisait dans la pièce voisine. Il ignorait tout de cet effroyable négoce sur les valeurs déclassées et sur l’achat des créances, il vivait plus haut, dans un songe souverain de justice. L’idée de charité le blessait, le jetait hors de lui : la charité, c’était l’aumône, l’inégalité consacrée par la bonté ; et il n’admettait que la justice, les droits de chacun reconquis, posés en immuables principes de la nouvelle organisation sociale. Aussi, à la suite de Karl Marx, avec lequel il était en continuelle correspondance, épuisait-il ses jours à étudier cette organisation, modifiant, améliorant sans cesse sur le papier la société de demain, couvrant de chiffres d’immenses pages, basant sur la science l’échafaudage compliqué de l’universel bonheur. Il retirait le capital aux uns pour le répartir entre tous les autres, il remuait les milliards, déplaçait d’un trait de plume la fortune du monde ; et cela, dans cette chambre nue, sans une autre passion que son rêve, sans un besoin de jouissance à satisfaire, d’une frugalité telle, que son frère devait se fâcher pour qu’il bût du vin et mangeât de la viande. Il voulait que le travail de tout homme, mesuré selon ses forces, assurât le contentement de ses appétits : lui, se tuait à la besogne et vivait de rien. Un vrai sage, exalté dans l’étude, dégagé de la vie matérielle, très doux et très pur. Depuis le dernier automne, il toussait de plus en plus, la phtisie l’envahissait, sans qu’il daignât même s’en apercevoir et se soigner. Mais Saccard ayant fait un mouvement, Sigismond enfin leva ses grands yeux vagues, et s’étonna, bien qu’il connût le visiteur. – C’est pour une lettre à traduire. La surprise du jeune homme augmentait, car il avait découragé les clients, les banquiers, les spéculateurs, les agents de change, tout ce monde de la Bourse, qui reçoit, particulièrement d’Angleterre et d’Allemagne, une correspondance nombreuse, des circulaires, des statuts de société. – Oui, une lettre en langue russe. Oh ! dix lignes seulement. Alors, il tendit la main, le russe étant resté sa spécialité, lui seul le traduisant couramment, au milieu des autres traducteurs du quartier, qui vivaient de l’allemand et de l’anglais. La rareté des documents russes, sur le marché de Paris, expliquait ses longs chômages. Tout haut, il lut la lettre, en français. C’était, en trois phrases, une réponse favorable d’un banquier de Constantinople, un simple oui, dans une affaire. – Ah ! merci, s’écria Saccard, qui parut enchanté. Et il pria Sigismond d’écrire les quelques lignes de la traduction au revers de la lettre. Mais celui-ci fut pris d’un terrible accès de toux, qu’il étouffa dans son mouchoir, pour ne pas déranger son frère, qui accourait, dès qu’il l’entendait tousser ainsi. Puis, la crise passée, il se leva, alla ouvrir la fenêtre toute grande, étouffant, voulant respirer à l’air. Saccard, qui l’avait suivi, jeta un coup d’œil dehors, eut une légère exclamation. – Tiens ! vous voyez la Bourse. Oh ! qu’elle est drôle, d’ici ! Jamais, en effet, il ne l’avait vue sous un si singulier aspect, à vol d’oiseau, avec les quatre vastes pentes de zinc de sa toiture, extraordinairement développées, hérissées d’une forêt de tuyaux. Les pointes des paratonnerres se dressaient, pareilles à des lances gigantesques menaçant le ciel. Et le monument lui-même n’était plus qu’un cube de pierre, strié régulièrement par les colonnes, un cube d’un gris sale, nu et laid, planté d’un drapeau en loques. Mais, surtout, les marches et le péristyle l’étonnaient, piquetés de fourmis noires, toute une fourmilière en révolution, s’agitant, se donnant un mouvement énorme, qu’on ne s’expliquait plus, de si haut, et qu’on prenait en pitié. – Comme ça rapetisse ! reprit-il. On dirait qu’on va tous les prendre dans la main, d’une poignée. Puis, connaissant les idées de son interlocuteur, il ajouta en riant : – Quand balayez-vous tout ça, d’un coup de pied ? Sigismond haussa les épaules. – À quoi bon ? vous vous démolissez bien vous-mêmes. Et, peu à peu, il s’anima, il déborda du sujet dont il était plein. Un besoin de prosélytisme le lançait, au moindre mot, dans l’exposition de son système. – Oui, oui, vous travaillez pour nous, sans vous en douter… Vous êtes là quelques usurpateurs, qui expropriez la masse du peuple, et quand vous serez gorgés, nous n’aurons qu’à vous exproprier à notre tour… Tout accaparement, toute centralisation conduit au collectivisme. Vous nous donnez une leçon pratique, de même que les grandes propriétés absorbant les lopins de terre, les grands producteurs dévorant les ouvriers en chambre, les grandes maisons de crédit et les grands magasins tuant toute concurrence, s’engraissant de la ruine des petites banques et des petites boutiques, sont un acheminement lent, mais certain, vers le nouvel état social… Nous attendons que tout craque, que le mode de production actuelle ait abouti au malaise intolérable de ses dernières conséquences. Alors, les bourgeois et les paysans eux-mêmes nous aideront. Saccard, intéressé, le regardait avec une vague inquiétude, bien qu’il le prît pour un fou. – Mais enfin, expliquez-moi, qu’est-ce que c’est que votre collectivisme ? – Le collectivisme, c’est la transformation des capitaux privés, vivant des luttes de la concurrence, en un capital social unitaire, exploité par le travail de tous… Imaginez une société où les instruments de la production sont la propriété de tous, où tout le monde travaille selon son intelligence et sa vigueur, et où les produits de cette coopération sociale sont distribués à chacun, au prorata de son effort. Rien n’est plus simple, n’est-ce pas ? une production commune dans les usines, les chantiers, les ateliers de la nation ; puis, un échange, un payement en nature. S’il y a un surcroît de production, on le met dans des entrepôts publics, d’où il est repris pour combler les déficits qui peuvent se produire. C’est une balance à faire… Et cela, comme d’un coup de hache, abat l’arbre pourri. Plus de concurrence, plus de capital privé, donc plus d’affaires d’aucune sorte, ni commerce, ni marchés, ni Bourses. L’idée de gain n’a plus aucun sens. Les sources de la spéculation, des rentes gagnées sans travail, sont taries. – Oh ! oh ! interrompit Saccard, ça changerait diablement les habitudes de bien du monde ! Mais ceux qui ont des rentes aujourd’hui, qu’en faites-vous ? Ainsi, Gundermann, vous lui prenez son milliard ? – Nullement, nous ne sommes pas des voleurs. Nous lui rachèterions son milliard, toutes ses valeurs, ses titres de rente, par des bons de jouissance, divisés en annuités. Et vous imaginez-vous ce capital immense remplacé ainsi par une richesse suffocante de moyens de consommation : en moins de cent années, les descendants de votre Gundermann seraient réduits, comme les autres citoyens, au travail personnel ; car les annuités finiraient bien par s’épuiser, et ils n’auraient pu capitaliser leurs économies forcées, le trop-plein de cet écrasement de provisions, en admettant même qu’on conserve intact le droit d’héritage… Je vous dis que cela balaye d’un coup, non seulement les affaires individuelles, les sociétés d’actionnaires, les associations de capitaux privés, mais encore toutes les sources indirectes de rentes, tous les systèmes de crédit, prêts, loyers, fermages… Il n’y a plus, comme mesure de la valeur, que le travail. Le salaire se trouve naturellement supprimé, n’étant pas, dans l’état capitaliste actuel, équivalent au produit exact du travail, puisqu’il ne représente jamais que ce qui est strictement nécessaire au travailleur pour son entretien quotidien. Et il faut reconnaître que l’état actuel est seul coupable, que le patron le plus honnête est bien forcé de suivre la dure loi de la concurrence, d’exploiter ses ouvriers, s’il veut vivre. C’est notre système social entier à détruire… Ah ! Gundermann étouffant sous l’accablement de ses bons de jouissance ! les héritiers de Gundermann n’arrivant pas à tout manger, obligés de donner aux autres et de reprendre la pioche ou l’outil, comme les camarades ! Et Sigismond éclata d’un bon rire d’enfant en récréation, toujours debout près de la fenêtre, les regards sur la Bourse, où grouillait la noire fourmilière du jeu. Des rougeurs ardentes montaient à ses pommettes, il n’avait d’autre amusement que de s’imaginer ainsi les plaisantes ironies de la justice de demain. Le malaise de Saccard avait grandi. Si ce rêveur éveillé disait vrai, pourtant ? s’il avait deviné l’avenir ? Il expliquait des choses qui semblaient très claires et sensées. – Bah ! murmura-t-il pour se rassurer, tout ça n’arrivera pas l’année prochaine. – Certes ! reprit le jeune homme, redevenu grave et las. Nous sommes dans la période transitoire, la période d’agitation. Peut-être y aura-t-il des violences révolutionnaires, elles sont souvent inévitables. Mais les exagérations, les emportements sont passagers… Oh ! je ne me dissimule pas les grandes difficultés immédiates. Tout cet avenir rêvé semble impossible, on n’arrive pas à donner aux gens une idée raisonnable de cette société future, cette société de juste travail, dont les mœurs seront si différentes des nôtres. C’est comme un autre monde dans une autre planète… Et puis, il faut bien le confesser : la réorganisation n’est pas prête, nous cherchons encore. Moi, qui ne dors plus guère, j’y épuise mes nuits. Par exemple, il est certain qu’on peut nous dire : « Si les choses sont ce qu’elles sont, c’est que la logique des faits humains les a faites ainsi. » Dès lors, quel labeur pour ramener le fleuve à sa source et le diriger dans une autre vallée !… Certainement, l’état social actuel a dû sa prospérité séculaire au principe individualiste, que l’émulation, l’intérêt personnel rend d’une fécondité de production sans cesse renouvelée. Le collectivisme arrivera-t-il jamais à cette fécondité, et par quel moyen activer la fonction productive du travailleur, quand l’idée de gain sera détruite ? Là est, pour moi, le doute, l’angoisse, le terrain faible où il faut que nous nous battions, si nous voulons que la victoire du socialisme s’y décide un jour… Mais nous vaincrons, parce que nous sommes la justice. Tenez ! vous voyez ce monument devant vous… Vous le voyez ? – La Bourse ? dit Saccard. Parbleu ! oui, je la vois ! – Eh bien ! ce serait bête de la faire sauter, parce qu’on la rebâtirait ailleurs… Seulement, je vous prédis qu’elle sautera d’elle-même, quand l’État l’aura expropriée, devenu logiquement l’unique et universelle banque de la nation ; et, qui sait ? elle servira alors d’entrepôt public à nos richesses trop grandes, un des greniers d’abondance où nos petits-fils trouveront le luxe de leurs jours de fête ! D’un geste large, Sigismond ouvrait cet avenir de bonheur général et moyen. Et il s’était tellement exalté, qu’un nouvel accès de toux le secoua, revenu à sa table, les coudes parmi ses papiers, la tête entre les mains, pour étouffer le râle déchiré de sa gorge. Mais, cette fois, il ne se calmait pas. Brusquement, la porte s’ouvrit, Busch accourut, ayant congédié la Méchain, l’air bouleversé, souffrant lui-même de cette toux abominable. Tout de suite, il s’était penché, avait pris son frère dans ses grands bras, comme un enfant dont on berce la douleur. – Voyons, mon petit, qu’est-ce que tu as encore, à t’étrangler ? Tu sais, je veux que tu fasses venir un médecin. Ce n’est pas raisonnable… Tu auras trop causé, c’est sûr. Et il regardait d’un œil oblique Saccard, resté au milieu de la pièce, décidément bousculé par ce qu’il venait d’entendre, dans la bouche de ce grand diable, si passionné et si malade, qui de sa fenêtre, là-haut, devait jeter un sort sur la Bourse, avec ses histoires de tout balayer pour tout reconstruire. – Merci, je vous laisse, dit le visiteur, ayant hâte d’être dehors. Envoyez-moi ma lettre, avec les dix lignes de traduction… J’en attends d’autres, nous réglerons le tout ensemble. Mais, la crise étant finie, Busch le retint un instant encore. – À propos, la dame qui était là tout à l’heure, vous a connu autrefois, oh ! il y a longtemps. – Ah ! où donc ? – Rue de la Harpe, en 52. Si maître qu’il fût de lui, Saccard devint pâle. Un tic nerveux tira sa bouche. Ce n’était point qu’il se rappelât, à cette minute, la gamine culbutée dans l’escalier : il ne l’avait même pas sue enceinte, il ignorait l’existence de l’enfant. Mais le rappel des misérables années de ses débuts lui était toujours très désagréable. – Rue de la Harpe, oh ! je n’y ai habité que huit jours, lors de mon arrivée à Paris, le temps de chercher un logement… Au revoir ! – Au revoir ! accentua Busch, qui se trompa, voyant un aveu dans cet embarras, et qui déjà cherchait de quelle façon large il exploiterait l’aventure. De nouveau dans la rue, Saccard retourna machinalement vers la place de la Bourse. Il était tout frissonnant, il ne regarda même pas la petite madame Conin, dont la jolie figure blonde souriait, à la porte de la papeterie. Sur la place, l’agitation avait grandi, la clameur du jeu venait battre les trottoirs grouillant de monde, avec la violence débridée d’une marée haute. C’était le coup de gueule de trois heures moins un quart, la bataille des derniers cours, l’enragement à savoir qui s’en irait les mains pleines. Et, debout à l’angle de la rue de la Bourse, en face du péristyle, il croyait reconnaître, dans la bousculade confuse, sous les colonnes, le baissier Moser et le haussier Pillerault, tous les deux aux prises ; tandis qu’il s’imaginait entendre, sortie du fond de la grande salle, la voix aiguë de l’agent de change Mazaud, que couvraient par moments les éclats de Nathansohn, assis sous l’horloge, à la coulisse. Mais une voiture, qui rasait le ruisseau, faillit l’éclabousser. Massias sauta, avant même que le cocher eût arrêté, monta les marches d’un bond, apportant hors d’haleine le dernier ordre d’un client. Et lui, toujours immobile et debout, les yeux sur la mêlée, là-haut, remâchait sa vie, hanté par le souvenir de ses débuts, que la question de Busch venait de réveiller. Il se rappelait la rue de la Harpe, puis la rue Saint-Jacques, où il avait traîné ses bottes éculées d’aventurier conquérant, débarqué à Paris pour le soumettre ; et une fureur le reprenait, à l’idée qu’il ne l’avait pas soumis encore, qu’il était de nouveau sur le pavé, guettant la fortune, inassouvi, torturé d’une faim de jouissance telle, que jamais il n’en avait souffert davantage. Ce fou de Sigismond le disait, avec raison : le travail ne peut faire vivre, les misérables et les imbéciles travaillent seuls, pour engraisser les autres. Il n’y avait que le jeu, le jeu qui, du soir au lendemain, donne d’un coup le bien-être, le luxe, la vie large, la vie tout entière. Si ce vieux monde social devait crouler un jour, est-ce qu’un homme comme lui n’allait pas encore trouver le temps et la place de combler ses désirs, avant l’effondrement ? Mais un passant le coudoya, qui ne se retourna même pas pour s’excuser. Il reconnut Gundermann faisant sa petite promenade de santé, il le regarda entrer chez un confiseur, d’où ce roi de l’or rapportait parfois une boîte de bonbons d’un franc à ses petites-filles. Et ce coup de coude, à cette minute, dans la fièvre dont l’accès montait en lui, depuis qu’il tournait ainsi autour de la Bourse, fut comme le cinglement, la poussée dernière qui le décida. Il avait achevé d’enserrer la place, il donnerait l’assaut. C’était le serment d’une lutte sans merci : il ne quitterait pas la France, il braverait son frère, il jouerait la partie suprême, une bataille de terrible audace, qui lui mettrait Paris sous les talons, ou qui le jetterait au ruisseau, les reins cassés. Jusqu’à la fermeture, Saccard s’entêta, debout à son poste d’observation et de menace. Il regarda le péristyle se vider, les marches se couvrir de la lente débandade de tout ce monde échauffé et las. Autour de lui, l’encombrement du pavé et des trottoirs continuait, un flot ininterrompu de gens, l’éternelle foule à exploiter, les actionnaires de demain, qui ne pouvaient passer devant cette grande loterie de la spéculation, sans tourner la tête, dans le désir et la crainte de ce qui se faisait là, ce mystère des opérations financières, d’autant plus attirant pour les cervelles françaises, que très peu d’entre elles le pénètrent.
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