– La baronne Sandorff, murmura Saccard.
C’était une tête brune très étrange, des yeux noirs brûlants sous des paupières meurtries, un visage de passion à la bouche saignante, et que gâtait seulement un nez trop long. Elle semblait fort jolie, d’une maturité précoce pour ses vingt-cinq ans, avec son air de bacchante habillée par les grands couturiers du règne.
– Oui, la baronne, répéta Jantrou. Je l’ai connue, quand elle était jeune fille, chez son père, le comte de Ladricourt. Oh ! un enragé joueur, et d’une brutalité révoltante ! J’allais prendre ses ordres chaque matin, il a failli me battre un jour. Je ne l’ai pas pleuré, celui-là, quand il est mort d’un coup de sang, ruiné, à la suite d’une série de liquidations lamentables… La petite alors a dû se résoudre à épouser le baron Sandorff, conseiller à l’ambassade d’Autriche, qui avait trente-cinq ans de plus qu’elle, et qu’elle avait positivement rendu fou, avec ses regards de feu.
– Je sais, dit simplement Saccard.
De nouveau, la tête de la baronne avait replongé dans le coupé. Mais, presque aussitôt, elle reparut, plus ardente, le cou tordu pour voir au loin, sur la place.
– Elle joue, n’est-ce pas ?
– Oh ! comme une perdue ! Tous les jours de crise, on peut la voir là, dans sa voiture, guettant les cours, prenant fiévreusement des notes sur son carnet, donnant des ordres… Et, tenez ! c’était Massias qu’elle attendait : le voici qui la rejoint.
En effet, Massias courait de toute la vitesse de ses jambes courtes, sa cote à la main, et ils le virent qui s’accoudait à la portière du coupé, y plongeant la tête à son tour, en grande conférence avec la baronne. Puis, comme ils s’écartaient un peu, pour ne pas être surpris dans leur espionnage, et comme le remisier revenait, toujours courant, ils l’appelèrent. Lui, d’abord, jeta un regard de côté, s’assurant que le coin de la rue le cachait ; ensuite, il s’arrêta net, essoufflé, son visage fleuri congestionné, gai quand même, avec ses gros yeux bleus d’une limpidité enfantine.
– Mais qu’est-ce qu’ils ont ? cria-t-il. Voilà le Suez qui dégringole. On parle d’une guerre avec l’Angleterre. Une nouvelle qui les révolutionne, et qui vient on ne sait d’où… Je vous le demande un peu, la guerre ! qui est-ce qui peut bien avoir inventé ça ? À moins que ça ne se soit inventé tout seul… Enfin, un vrai coup de chien.
Jantrou cligna les yeux.
– La dame mord toujours ?
– Oh ! enragée ! Je porte ses ordres à Nathansohn.
Saccard, qui écoutait, fit tout haut une réflexion.
– Tiens ! c’est vrai, on m’a dit que Nathansohn était entré à la coulisse.
– Un garçon très gentil, Nathansohn, déclara Jantrou, et qui mérite de réussir. Nous avons été ensemble au Crédit mobilier… Mais il arrivera, lui, car il est juif. Son père, un Autrichien, est établi à Besançon, horloger, je crois… Vous savez que ça l’a pris un jour, là-bas, au Crédit, en voyant comment ça se manigançait. Il s’est dit que ce n’était pas si malin, qu’il n’y avait qu’à avoir une chambre et à ouvrir un guichet ; et il a ouvert un guichet… Vous êtes content, vous, Massias ?
– Oh ! content ! Vous y avez passé, vous avez raison de dire qu’il faut être juif ; sans ça, inutile de chercher à comprendre, on n’y a pas la main, c’est la déveine noire… Quel sale métier ! Mais on y est, on y reste. Et puis, j’ai encore de bonnes jambes, j’espère tout de même.
Et il repartit, courant et riant. On le disait fils d’un magistrat de Lyon, frappé d’indignité, tombé lui-même à la Bourse, après la disparition de son père, n’ayant pas voulu continuer ses études de droit.
Saccard et Jantrou, à petits pas, revinrent vers la rue Brongniart ; et ils y retrouvèrent le coupé de la baronne ; mais les glaces étaient levées, la voiture mystérieuse paraissait vide, tandis que l’immobilité du cocher semblait avoir grandi, dans cette attente qui se prolongeait souvent jusqu’au dernier cours.
– Elle est diablement excitante, reprit brutalement Saccard. Je comprends le vieux baron.
Jantrou eut un sourire singulier.
– Oh ! le baron, il y a longtemps qu’il en a assez, je crois. Et il est très ladre, dit-on… Alors, vous savez avec qui elle s’est mise, pour payer ses factures, le jeu ne suffisant jamais ?
– Non.
– Avec Delcambre.
– Delcambre, le procureur général ! ce grand homme sec, si jaune, si rigide !… Ah ! je voudrais bien les voir ensemble !
Et tous deux, très égayés, très allumés, se séparèrent avec une vigoureuse poignée de main, après que l’un eut rappelé à l’autre qu’il se permettrait d’aller le voir prochainement.
Dès qu’il se retrouva seul, Saccard fut repris par la voix haute de la Bourse, qui déferlait avec l’entêtement du flux à son retour. Il avait tourné le coin, il redescendait vers la rue Vivienne, par ce côté de la place, que l’absence de cafés rend sévère. Il longea la Chambre de commerce, le bureau de poste, les grandes agences d’annonces, de plus en plus assourdi et enfiévré, à mesure qu’il revenait devant la façade principale ; et, quand il put enfiler le péristyle d’un regard oblique, il fit une nouvelle pause, comme s’il ne voulait pas encore achever le tour de la colonnade, cette sorte d’investissement passionné dont il l’enserrait. Là, sur cet élargissement du pavé, la vie s’étalait, éclatait : un flot de consommateurs envahissait les cafés, la boutique du pâtissier ne désemplissait pas, les étalages attroupaient la foule, celui d’un orfèvre surtout, flambant de grosses pièces d’argenterie. Et, par les quatre angles, les quatre carrefours, il semblait que le fleuve des fiacres et des piétons augmentât, dans un enchevêtrement inextricable ; tandis que le bureau des omnibus aggravait les embarras et que les voitures des remisiers, en ligne, barraient le trottoir, presque d’un bout à l’autre de la grille. Mais ses yeux s’étaient fixés sur les marches hautes, où des redingotes s’égrenaient, au plein soleil. Puis, ils remontèrent vers les colonnes, dans la masse compacte, un grouillement noir, à peine éclairé par les taches pâles des visages. Tous étaient debout, on ne voyait pas les chaises, le rond que faisait la coulisse, assise sous l’horloge, ne se devinait qu’à une sorte de bouillonnement, une furie de gestes et de paroles dont l’air frémissait. Vers la gauche, le groupe des banquiers occupés à des arbitrages, à des opérations sur le change et sur les chèques anglais, restait plus calme, sans cesse traversé par la queue de monde qui entrait, allant au télégraphe. Jusque sous les galeries latérales, les spéculateurs débordaient, s’écrasaient ; et, entre les colonnes, appuyés aux rampes de fer, il y en avait qui présentaient le ventre ou le dos, comme chez eux, contre le velours d’une loge. La trépidation, le grondement de machine sous vapeur, grandissait, agitait la Bourse entière, dans un vacillement de flamme. Brusquement, il reconnut le remisier Massias qui descendait les marches à toutes jambes, puis qui sauta dans sa voiture, dont le cocher lança le cheval au galop.
Alors, Saccard sentit ses poings se serrer. Violemment, il s’arracha, il tourna dans la rue Vivienne, traversant la chaussée, pour gagner le coin de la rue Feydeau, où se trouvait la maison de Busch. Il venait de se rappeler la lettre russe qu’il avait à se faire traduire. Mais, comme il entrait, un jeune homme, planté devant la boutique du papetier qui occupait le rez-de-chaussée, le salua ; et il reconnut Gustave Sédille, le fils d’un fabricant de soie de la rue des Jeûneurs, que son père avait placé chez Mazaud, pour étudier le mécanisme des affaires financières. Il sourit paternellement à ce grand garçon élégant, se doutant bien de ce qu’il faisait là, en faction. La papeterie Conin fournissait de carnets toute la Bourse, depuis que la petite madame Conin y aidait son mari, le gros Conin, qui, lui, ne sortait jamais de son arrière-boutique, s’occupant de la fabrication, tandis qu’elle, toujours, allait et venait, servant au comptoir, faisant les courses dehors. Elle était grasse, blonde, rose, un vrai petit mouton frisé, avec des cheveux de soie pâle, très gracieuse, très câline, et d’une continuelle gaieté. Elle aimait bien son mari, disait-on, ce qui ne l’empêchait pas, quand un boursier de la clientèle lui plaisait, d’être tendre ; mais pas pour de l’argent, uniquement pour le plaisir, et une seule fois, dans une maison amie du voisinage, à ce que racontait la légende. En tout cas, les heureux qu’elle faisait devaient se montrer discrets et reconnaissants, car elle restait adorée, fêtée, sans un vilain bruit autour d’elle. Et la papeterie continuait de prospérer, c’était un coin de vrai bonheur. En passant, Saccard aperçut madame Conin qui souriait à Gustave, à travers les vitres. Quel joli petit mouton ! Il en eut une sensation délicieuse de caresse. Enfin, il monta.
Depuis vingt ans, Busch occupait tout en haut, au cinquième étage, un étroit logement composé de deux chambres et d’une cuisine. Né à Nancy, de parents allemands, il était débarqué là de sa ville natale, il y avait peu à peu étendu son cercle d’affaires, d’une extraordinaire complication, sans éprouver le besoin d’un cabinet plus grand, abandonnant à son frère Sigismond la pièce sur la rue, se contentant de la petite pièce sur la cour, où les paperasses, les dossiers, les paquets de toutes sortes s’empilaient tellement, que la place d’une unique chaise, contre le bureau, se trouvait réservée. Une de ses grosses affaires était bien le trafic sur les valeurs dépréciées ; il les centralisait, il servait d’intermédiaire entre la petite Bourse des « Pieds humides » et les banqueroutiers, qui ont des trous à combler dans leur bilan ; aussi suivait-il les cours, achetant directement parfois, alimenté surtout par les stocks qu’on lui apportait. Mais, outre l’usure et tout un commerce caché sur les bijoux et les pierres précieuses, il s’occupait particulièrement de l’achat des créances. C’était là ce qui emplissait son cabinet à en faire craquer les murs, ce qui le lançait dans Paris, aux quatre coins, flairant, guettant, avec des intelligences dans tous les mondes. Dès qu’il apprenait une faillite, il accourait, rôdait autour du syndic, finissait par acheter tout ce dont on ne pouvait rien tirer de bon immédiatement. Il surveillait les études de notaire, attendait les ouvertures de successions difficiles, assistait aux adjudications des créances désespérées. Lui-même publiait des annonces, attirait les créanciers impatients qui aimaient mieux toucher quelques sous tout de suite que de courir le risque de poursuivre leurs débiteurs. Et, de ces sources multiples, du papier arrivait, de véritables hottées, le tas sans cesse accru d’un chiffonnier de la dette : billets impayés, traités inexécutés, reconnaissances restées vaines, engagements non tenus. Puis, là-dedans, commençait le triage, le coup de fourchette dans cet arlequin gâté, ce qui demandait un flair spécial, très délicat. Dans cette mer de créanciers disparus ou insolvables, il fallait faire un choix, pour ne pas trop éparpiller son effort. En principe, il professait que toute créance, même la plus compromise, peut redevenir bonne, et il avait une série de dossiers admirablement classés, auxquels correspondait un répertoire des noms, qu’il relisait de temps à autre, pour s’entretenir la mémoire. Mais, parmi les insolvables, il suivait naturellement de plus près ceux qu’il sentait avoir des chances de fortune prochaine : son enquête dénudait les gens, pénétrait les secrets des familles, prenait note des parentés riches, des moyens d’existence, des nouveaux emplois surtout, qui permettaient de lancer des oppositions. Pendant des années souvent, il laissait ainsi mûrir un homme, pour l’étrangler au premier succès. Quant aux débiteurs disparus, ils le passionnaient plus encore, le jetaient dans une fièvre de recherches continuelles, l’œil sur les enseignes et sur les noms que les journaux imprimaient, quêtant les adresses comme un chien quête le gibier. Et, dès qu’il les tenait, les disparus et les insolvables, il devenait féroce, les mangeait de frais, les vidait jusqu’au sang, tirant cent francs de ce qu’il avait payé dix sous, en expliquant brutalement ses risques de joueur, forcé de gagner avec ceux qu’il empoignait ce qu’il prétendait perdre sur ceux qui lui filaient entre les doigts, ainsi qu’une fumée.
Dans cette chasse aux débiteurs, la Méchain était une des aides que Busch aimait le mieux à employer ; car, s’il devait avoir ainsi une petite troupe de rabatteurs à ses ordres, il vivait dans la défiance de ce personnel, mal famé et affamé ; tandis que la Méchain avait pignon sur rue, possédait derrière la butte Montmartre toute une cité, la Cité de Naples, un vaste terrain planté de huttes branlantes qu’elle louait au mois : un coin d’épouvantable misère, des meurt-de-faim en tas dans l’ordure, des trous à pourceau qu’on se disputait et dont elle balayait sans pitié les locataires avec leur f****r, dès qu’ils ne payaient plus. Ce qui la dévorait, ce qui lui mangeait les bénéfices de sa cité, c’était sa passion malheureuse du jeu. Et elle avait aussi le goût des plaies d’argent, des ruines, des incendies, au milieu desquels on peut voler des bijoux fondus. Lorsque Busch la chargeait d’un renseignement à prendre, d’un débiteur à déloger, elle y mettait parfois du sien, se dépensait, pour le plaisir. Elle se disait veuve, mais personne n’avait connu son mari. Elle venait on ne savait d’où, et elle paraissait avoir eu toujours cinquante ans, débordante, avec sa mince voix de petite fille.
Ce jour-là, dès que la Méchain se trouva assise sur l’unique chaise, le cabinet fut plein, comme bouché par ce dernier paquet de chair, tombé à cette place. Devant son bureau, Busch, prisonnier, semblait enfoui, ne laissant émerger que sa tête carrée, au-dessus de la mer des dossiers.
– Voici, dit-elle en vidant son vieux sac de l’énorme tas de papiers qui le gonflait, voici ce que Fayeux m’envoie de Vendôme… Il a tout acheté pour vous, dans cette faillite Charpier que vous m’aviez dit de lui signaler… Cent dix francs.
Fayeux, qu’elle appelait son cousin, venait d’installer là-bas un bureau de receveur de rentes. Il avait pour négoce avoué de toucher les coupons des petits rentiers du pays ; et, dépositaire de ces coupons et de l’argent, il jouait frénétiquement.
– Ça ne vaut pas grand-chose, la province, murmura Busch, mais on y fait des trouvailles tout de même.
Il flairait les papiers, les triait déjà d’une main experte, les classait en gros d’après une première estimation, à l’odeur. Sa face plate se rembrunissait, il eut une moue désappointée.
– Hum ! il n’y a pas gras, rien à mordre. Heureusement que ça n’a pas coûté cher… Voici des billets… Encore des billets… Si ce sont des jeunes gens, et s’ils sont venus à Paris, nous les rattraperons peut-être…
Mais il eut une légère exclamation de surprise.
– Tiens ! qu’est-ce que c’est que ça ?
Il venait de lire, au bas d’une feuille de papier timbré, la signature du comte de Beauvilliers, et la feuille ne portait que trois lignes, d’une grosse écriture sénile : « Je m’engage à payer la somme de dix mille francs à mademoiselle Léonie Cron, le jour de sa majorité. »
– Le comte de Beauvilliers, reprit-il lentement, réfléchissant tout haut, oui, il a eu des fermes, tout un domaine, du côté de Vendôme… Il est mort d’un accident de chasse, il a laissé une femme et deux enfants dans la gêne. J’ai eu des billets autrefois, qu’ils ont payés difficilement… Un farceur, un pas grand-chose…
Tout d’un coup, il éclata d’un gros rire, reconstruisant l’histoire.
– Ah ! le vieux filou, c’est lui qui a fichu dedans la petite !… Elle ne voulait pas, et il l’aura décidée avec ce chiffon de papier, qui était légalement sans valeur. Puis, il est mort… Voyons, c’est daté de 1854, il y a dix ans. La fille doit être majeure, que diable ! Comment cette reconnaissance pouvait-elle se trouver entre les mains de Charpier ?… Un marchand de grains, ce Charpier, qui prêtait à la petite semaine. Sans doute la fille lui a laissé ça en dépôt pour quelques écus ; ou bien peut-être s’était-il chargé du recouvrement…
– Mais, interrompit la Méchain, c’est très bon, ça, un vrai coup !
Busch haussa dédaigneusement les épaules.
– Eh ! non, je vous dis qu’en droit ça ne vaut rien… Que je présente ça aux héritiers, et ils peuvent m’envoyer promener, car il faudrait faire la preuve que l’argent est réellement dû… Seulement, si nous retrouvons la fille, j’espère les amener à être gentils et à s’entendre avec nous, pour éviter un tapage désagréable… Comprenez-vous ? cherchez cette Léonie Cron, écrivez à Fayeux pour qu’il nous la déniche là-bas. Ensuite, nous verrons à rire.
Il avait fait des papiers deux tas qu’il se promettait d’examiner à fond, quand il serait seul, et il restait immobile, les mains ouvertes, une sur chaque tas.
Après un silence, la Méchain reprit :
– Je me suis occupée des billets Jordan… J’ai bien cru que j’avais retrouvé notre homme. Il a été employé quelque part, il écrit maintenant dans les journaux. Mais on vous reçoit si mal, dans les journaux ; on refuse de vous donner les adresses. Et puis, je crois qu’il ne signe pas ses articles de son vrai nom.
Sans une parole, Busch avait allongé le bras pour prendre, à sa place alphabétique, le dossier Jordan. C’étaient six billets de cinquante francs, datés de cinq années déjà et échelonnés de mois en mois, une somme totale de trois cents francs, que le jeune homme avait souscrite à un tailleur, aux jours de misère. Impayés à leur présentation, les billets s’étaient grossis de frais énormes, et le dossier débordait d’une formidable procédure. À cette heure, la dette atteignait sept cent trente francs quinze centimes.
– Si c’est un garçon d’avenir, murmura Busch, nous le pincerons toujours.
Puis, une liaison d’idées se faisant sans doute en lui, il s’écria :
– Et dites donc, l’affaire Sicardot, nous l’abandonnons ?
La Méchain leva au ciel ses gros bras éplorés. Toute sa monstrueuse personne en eut un remous de désespoir.
– Ah ! Seigneur Dieu ! gémit-elle de sa voix de flûte, j’y laisserai ma peau !
L’affaire Sicardot était toute une histoire romanesque qu’elle aimait conter. Une petite-cousine à elle, Rosalie Chavaille, la fille tardive d’une sœur de son père, avait été prise à seize ans, un soir, sur les marches de l’escalier, dans une maison de la rue de la Harpe, où elle et sa mère occupaient un petit logement, au sixième. Le pis était que le monsieur, un homme marié, débarqué depuis huit jours à peine, avec sa femme, dans une chambre que sous-louait une dame du second, s’était montré si amoureux, que la pauvre Rosalie, renversée d’une main trop prompte contre l’angle d’une marche, avait eu l’épaule démise. De là, juste colère de la mère, qui avait failli faire un esclandre affreux, malgré les larmes de la petite, avouant qu’elle avait bien voulu, que c’était un accident et qu’elle aurait trop de peine, si l’on envoyait le monsieur en prison. Alors, la mère, se taisant, s’était contentée d’exiger de celui-ci une somme de six cents francs, répartie en douze billets, cinquante francs par mois, pendant une année ; et il n’y avait pas eu de marché vilain, c’était même modeste, car sa fille, qui finissait son apprentissage de couturière, ne gagnait plus rien, malade, au lit, coûtant gros, si mal soignée d’ailleurs, que, les muscles de son bras s’étant rétractés, elle devenait infirme. Avant la fin du premier mois, le monsieur avait disparu, sans laisser son adresse. Et les malheurs continuaient, tapaient dru comme grêle : Rosalie accouchait d’un garçon, perdait sa mère, tombait à une sale vie, à une misère noire. Échouée à la Cité de Naples, chez sa petite-cousine, elle avait traîné les rues jusqu’à vingt-six ans, ne pouvant se servir de son bras, vendant parfois des citrons aux Halles, disparaissant pendant des semaines avec des hommes, qui la renvoyaient ivre et bleue de coups. Enfin, l’année d’auparavant, elle avait eu la chance de crever, des suites d’une bordée plus aventureuse que les autres. Et la Méchain avait dû garder l’enfant, Victor ; et il ne restait de toute cette aventure que les douze billets impayés, signés Sicardot. On n’avait jamais pu en savoir davantage : le monsieur s’appelait Sicardot.