II-1

3090 Words
IIAprès sa dernière et désastreuse affaire de terrains, lorsque Saccard dut quitter son palais du parc Monceau, qu’il abandonnait à ses créanciers, pour éviter une catastrophe plus grande, son idée fut d’abord de se réfugier chez son fils Maxime. Celui-ci, depuis la mort de sa femme, qui dormait dans un petit cimetière de la Lombardie, occupait seul un hôtel de l’avenue de l’Impératrice, où il avait organisé sa vie avec un sage et féroce égoïsme ; il y mangeait la fortune de la morte, sans une faute, en garçon de faible santé que le vice avait précocement mûri ; et, d’une voix nette, il refusa à son père de le prendre chez lui, pour continuer à vivre tous deux en bon accord, expliquait-il de son air souriant et avisé. Dès lors, Saccard songea à une autre retraite. Il allait louer une petite maison à Passy, un asile bourgeois de commerçant retiré, lorsqu’il se souvint que le rez-de-chaussée et le premier étage de l’hôtel d’Orviedo, rue Saint-Lazare, n’étaient toujours pas occupés, portes et fenêtres closes. La princesse d’Orviedo, installée dans trois chambres du second, depuis la mort de son mari, n’avait pas même fait mettre d’écriteau à la porte-cochère, que les herbes envahissaient. Une porte basse, à l’autre bout de la façade, menait au deuxième étage, par un escalier de service. Et, souvent, en rapport d’affaires avec la princesse, dans les visites qu’il lui rendait, il s’était étonné de la négligence qu’elle apportait à tirer un parti convenable de son immeuble. Mais elle hochait la tête, elle avait sur les choses de l’argent des idées à elle. Pourtant, lorsqu’il se présenta pour louer en son nom, elle consentit tout de suite, elle lui céda, moyennant un loyer dérisoire de dix mille francs, ce rez-de-chaussée et ce premier étage somptueux, d’installation princière, qui en valait certainement le double. On se souvenait du faste affiché par le prince d’Orviedo. C’était dans le coup de fièvre de son immense fortune financière, lorsqu’il était venu d’Espagne, débarquant à Paris au milieu d’une pluie de millions, qu’il avait acheté et fait réparer cet hôtel, en attendant le palais de marbre et d’or dont il rêvait d’étonner le monde. La construction datait du siècle dernier, une de ces maisons de plaisance, bâties au milieu de vastes jardins par des seigneurs galants ; mais, démolie en partie, rebâtie dans de plus sévères proportions, elle n’avait gardé, de son parc d’autrefois, qu’une large cour bordée d’écuries et de remises, que la rue projetée du Cardinal-Fesch allait sûrement emporter. Le prince la tenait de la succession d’une demoiselle Saint-Germain, dont la propriété s’étendait jadis jusqu’à la rue des Trois-Frères, l’ancien prolongement de la rue Taitbout. D’ailleurs, l’hôtel avait conservé son entrée sur la rue Saint-Lazare, côte à côte avec une grande bâtisse de la même époque, la Folie-Beauvilliers d’autrefois, que les Beauvilliers occupaient encore, à la suite d’une ruine lente ; et eux possédaient un reste d’admirable jardin, des arbres magnifiques, condamnés aussi à disparaître, dans le bouleversement prochain du quartier. Au milieu de son désastre, Saccard traînait une queue de serviteurs, les débris de son trop nombreux personnel, un valet de chambre, un chef de cuisine et sa femme, chargée de la lingerie, une autre femme restée on ne savait pourquoi, un cocher et deux palefreniers ; et il encombra les écuries et les remises, y mit deux chevaux, trois voitures, installa au rez-de-chaussée un réfectoire pour ses gens. C’était l’homme qui n’avait pas cinq cents francs solides dans sa caisse, mais qui vivait sur un pied de deux ou trois cent mille francs par an. Aussi trouva-t-il le moyen de remplir de sa personne les vastes appartements du premier étage, les trois salons, les cinq chambres à coucher, sans compter l’immense salle à manger, où l’on dressait une table de cinquante couverts. Là, autrefois, une porte ouvrait sur un escalier intérieur, conduisant au second étage, dans une autre salle à manger, plus petite ; et la princesse, qui avait récemment loué cette partie du second à un ingénieur, M. Hamelin, un célibataire vivant avec sa sœur, s’était contentée de faire condamner la porte, à l’aide de deux fortes vis. Elle partageait ainsi l’ancien escalier de service avec ce locataire, tandis que Saccard avait seul la jouissance du grand escalier. Il meubla en partie quelques pièces de ses dépouilles du parc Monceau, laissa les autres vides, parvint quand même à rendre la vie à cette enfilade de murailles tristes et nues, dont une main obstinée semblait avoir arraché jusqu’aux moindres bouts de tenture, dès le lendemain de la mort du prince. Et il put recommencer le rêve d’une grande fortune. La princesse d’Orviedo était alors une des curieuses physionomies de Paris. Il y avait quinze ans, elle s’était résignée à épouser le prince, qu’elle n’aimait point, pour obéir à un ordre formel de sa mère, la duchesse de Combeville. À cette époque, cette jeune fille de vingt ans avait un grand renom de beauté et de sagesse, très religieuse, un peu trop grave, bien qu’aimant le monde avec passion. Elle ignorait les singulières histoires qui couraient sur le prince, les origines de sa royale fortune évaluée à trois cents millions, toute une vie de vols effroyables, non plus au coin des bois, à main armée, comme les nobles aventuriers de jadis, mais en correct bandit moderne, au clair soleil de la Bourse, dans la poche du pauvre monde crédule, parmi les effondrements et la mort. Là-bas en Espagne, ici en France, le prince s’était, pendant vingt années, fait sa part du lion dans toutes les grandes canailleries restées légendaires. Bien que ne soupçonnant rien de la boue et du sang où il venait de ramasser tant de millions, elle avait éprouvé pour lui, dès la première rencontre, une répugnance que sa religion devait rester impuissante à vaincre ; et, bientôt, une rancune sourde, grandissante, s’était jointe à cette antipathie, celle de n’avoir pas un enfant de ce mariage subi par obéissance. La maternité lui aurait suffi, elle adorait les enfants, elle en arrivait à la haine contre cet homme qui, après avoir désespéré l’amante, ne pouvait même contenter la mère. C’était à ce moment qu’on avait vu la princesse se jeter dans un luxe inouï, aveugler Paris de l’éclat de ses fêtes, mener un train fastueux, que les Tuileries, disait-on, jalousaient. Puis, brusquement, au lendemain de la mort du prince, foudroyé par une apoplexie, l’hôtel de la rue Saint-Lazare était tombé à un silence absolu, à une nuit complète. Plus une lumière, plus un bruit, les portes et les fenêtres demeuraient closes, et la rumeur se répandait que la princesse, après avoir déménagé violemment le rez-de-chaussée et le premier étage, s’était retirée, comme une recluse, dans trois petites pièces du second, avec une ancienne femme de chambre de sa mère, la vieille Sophie, qui l’avait élevée. Quand elle avait reparu, elle était vêtue d’une simple robe de laine noire, les cheveux cachés sous un fichu de dentelle, petite et grasse toujours, avec son front étroit, son joli visage rond aux dents de perles entre des lèvres serrées, mais ayant déjà le teint jaune, le visage muet, enfoncé dans une volonté unique, d’une religieuse cloîtrée depuis longtemps. Elle venait d’avoir trente ans, elle n’avait plus vécu depuis lors que pour des œuvres immenses de charité. Dans Paris, la surprise était grande, et il circula toutes sortes d’histoires extraordinaires. La princesse avait hérité de la fortune totale, les fameux trois cents millions dont la chronique des journaux eux-mêmes s’occupait. Et la légende qui finit par s’établir fut romantique. Un homme, un inconnu vêtu de noir, racontait-on, comme la princesse allait se mettre au lit, était un soir apparu tout d’un coup dans sa chambre, sans qu’elle eût jamais compris par quelle porte secrète il avait pu entrer ; et ce que cet homme lui avait dit, personne au monde ne le savait ; mais il devait lui avoir révélé l’origine abominable des trois cents millions, en exigeant peut-être d’elle le serment de réparer tant d’iniquités, si elle voulait éviter d’affreuses catastrophes. Ensuite, l’homme avait disparu. Depuis cinq ans qu’elle se trouvait veuve, était-ce en effet pour obéir à un ordre venu de l’au-delà, était-ce plutôt dans une simple révolte d’honnêteté, lorsqu’elle avait eu en main le dossier de sa fortune ? la vérité était qu’elle ne vivait plus que dans une ardente fièvre de renoncement et de réparation. Chez cette femme qui n’avait pas été amante et qui n’avait pu être mère, toutes les tendresses refoulées, surtout l’amour avorté de l’enfant, s’épanouissaient en une véritable passion pour les pauvres, pour les faibles, les déshérités, les souffrants, ceux dont elle croyait détenir les millions volés, ceux à qui elle jurait de les restituer royalement, en pluie d’aumônes. Dès lors, l’idée fixe s’empara d’elle, le clou de l’obsession entra dans son crâne : elle ne se considéra plus que comme un banquier, chez qui les pauvres avaient déposé trois cents millions, pour qu’ils fussent employés au mieux de leur usage ; elle ne fut plus qu’un comptable, un homme d’affaires, vivant dans les chiffres, au milieu d’un peuple de notaires, d’ouvriers et d’architectes. Au-dehors, elle avait installé tout un vaste bureau, avec une vingtaine d’employés. Chez elle, dans ses trois pièces étroites, elle ne recevait que quatre ou cinq intermédiaires, ses lieutenants ; et elle passait là les journées, à un bureau, comme un directeur de grandes entreprises, cloîtrée loin des importuns, parmi un amoncellement de paperasses qui la débordait. Son rêve était de soulager toutes les misères, depuis l’enfant qui souffre d’être né, jusqu’au vieillard qui ne peut mourir sans souffrance. Pendant ces cinq années, jetant l’or à pleines mains, elle avait fondé, à la Villette, la Crèche Sainte-Marie, avec des berceaux blancs pour les tout-petits, des lits bleus pour les plus grands, une vaste et claire installation que fréquentaient déjà trois cents enfants ; un orphelinat à Saint-Mandé, l’Orphelinat Saint-Joseph, où cent garçons et cent filles recevaient une éducation et une instruction, telles qu’on les donne dans les familles bourgeoises ; enfin, un asile pour les vieillards à Châtillon, pouvant admettre cinquante hommes et cinquante femmes, et un hôpital de deux cents lits dans un faubourg, l’Hôpital Saint-Marceau, dont on venait seulement d’ouvrir les salles. Mais son œuvre préférée, celle qui absorbait en ce moment tout son cœur, était l’Œuvre du Travail, une création à elle, une maison qui devait remplacer la maison de correction, où trois cents enfants, cent cinquante filles et cent cinquante garçons, ramassés sur le pavé de Paris, dans la débauche et dans le crime, étaient régénérés par de bons soins et par l’apprentissage d’un métier. Ces diverses fondations, des dons considérables, une prodigalité folle dans la charité, lui avaient dévoré près de cent millions en cinq ans. Encore quelques années de ce train, et elle serait ruinée, sans avoir réservé même la petite rente nécessaire au pain et au lait dont elle vivait maintenant. Lorsque sa vieille bonne, Sophie, sortant de son continuel silence, la grondait d’un mot rude, en lui prophétisant qu’elle mourrait sur la paille, elle avait un faible sourire, le seul qui parût désormais sur ses lèvres décolorées, un divin sourire d’espérance. Ce fut justement à l’occasion de l’Œuvre du Travail que Saccard fit la connaissance de la princesse d’Orviedo. Il était un des propriétaires du terrain qu’elle acheta pour cette œuvre, un ancien jardin planté de beaux arbres, qui touchait au parc de Neuilly et qui se trouvait en bordure, le long du boulevard Bineau. Il l’avait séduite par la façon vive dont il traitait les affaires, elle voulut le revoir, à la suite de certaines difficultés avec ses entrepreneurs. Lui-même s’était intéressé aux travaux, l’imagination prise, charmé du plan grandiose qu’elle imposait à l’architecte : deux ailes monumentales, l’une pour les garçons, l’autre pour les filles, reliées entre elles par un corps de logis, contenant la chapelle, la communauté, l’administration, tous les services ; et chaque aile avait son préau immense, ses ateliers, ses dépendances de toutes sortes. Mais surtout ce qui le passionnait, dans son propre goût du grand et du fastueux, c’était le luxe déployé, la construction énorme et faite de matériaux à défier les siècles, les marbres prodigués, une cuisine revêtue de faïence où l’on aurait fait cuire un bœuf, des réfectoires gigantesques aux riches lambris de chêne, des dortoirs inondés de lumière, égayés de claires peintures, une lingerie, une salle de bains, une infirmerie installées avec des raffinements excessifs ; et, partout, des dégagements vastes, des escaliers, des corridors, aérés l’été, chauffés l’hiver ; et la maison entière baignant dans le soleil, une gaieté de jeunesse, un bien-être de grosse fortune. Quand l’architecte, inquiet, trouvant toute cette magnificence inutile, parlait de la dépense, la princesse l’arrêtait d’un mot : elle avait eu le luxe, elle voulait le donner aux pauvres, pour qu’ils en jouissent à leur tour, eux qui font le luxe des riches. Son idée fixe était faite de ce rêve, combler les misérables, les coucher dans les lits, les asseoir à la table des heureux de ce monde, non plus l’aumône d’une croûte de pain, d’un grabat de hasard, mais la vie large au travers de palais où ils seraient chez eux, prenant leur revanche, goûtant les jouissances des triomphateurs. Seulement, dans ce gaspillage, au milieu des devis énormes, elle était abominablement volée ; une nuée d’entrepreneurs vivaient d’elle, sans compter les pertes dues à la mauvaise surveillance ; on dilapidait le bien des pauvres. Et ce fut Saccard qui lui ouvrit les yeux, en la priant de le laisser tirer les comptes au clair, absolument désintéressé d’ailleurs, pour l’unique plaisir de régler cette folle danse de millions qui l’enthousiasmait. Jamais il ne s’était montré si scrupuleusement honnête. Il fut, dans cette affaire colossale et compliquée, le plus actif, le plus probe des collaborateurs, donnant son temps, son argent même, simplement récompensé par cette joie des sommes considérables qui lui passaient entre les mains. On ne connaissait guère que lui à l’Œuvre du Travail, où la princesse n’allait jamais, pas plus qu’elle n’allait visiter ses autres fondations, cachée au fond de ses trois petites pièces, comme la bonne déesse invisible ; et lui, adoré, il y était béni, accablé de toute la reconnaissance dont elle semblait ne pas vouloir. Sans doute, depuis cette époque, Saccard nourrissait un vague projet, qui, tout d’un coup, lorsqu’il fut installé dans l’hôtel d’Orviedo comme locataire, prit la netteté aiguë d’un désir. Pourquoi ne se consacrerait-il pas tout entier à l’administration des bonnes œuvres de la princesse ? Dans l’heure de doute où il était, vaincu de la spéculation, ne sachant quelle fortune refaire, cela lui apparaissait comme une incarnation nouvelle, une brusque montée d’apothéose : devenir le dispensateur de cette royale charité, canaliser ce flot d’or qui coulait sur Paris. Il restait deux cents millions, quelles œuvres à créer encore, quelle cité du miracle à faire sortir du sol ! Sans compter que, lui, les ferait fructifier, ces millions, les doublerait, les triplerait, saurait si bien les employer qu’il en tirerait un monde. Alors, avec sa passion, tout s’élargit, il ne vécut plus que de cette pensée grisante, les répandre en aumônes sans fin, en noyer la France heureuse ; et il s’attendrissait, car il était d’une probité parfaite, pas un sou ne lui demeurait aux doigts. Ce fut, dans son crâne de visionnaire, une idylle géante, l’idylle d’un inconscient, où ne se mêlait aucun désir de racheter ses anciens brigandages financiers. D’autant plus que, tout de même, au bout, il y avait le rêve de sa vie entière, la conquête de Paris. Être le roi de la charité, le Dieu adoré de la multitude des pauvres, devenir unique et populaire, occuper de lui le monde, cela dépassait son ambition. Quels prodiges ne réaliserait-il pas, s’il employait à être bon ses facultés d’homme d’affaires, sa ruse, son obstination, son manque complet de préjugés ! Et il aurait la force irrésistible qui gagne les batailles, l’argent, l’argent à pleins coffres, l’argent qui fait tant de mal souvent et qui ferait tant de bien, le jour où l’on mettrait à donner son orgueil et son plaisir ! Puis, agrandissant encore son projet, Saccard en arriva à se demander pourquoi il n’épouserait pas la princesse d’Orviedo. Cela fixerait les positions, empêcherait les interprétations mauvaises. Pendant un mois, il manœuvra adroitement, exposa des plans superbes, crut se rendre indispensable ; et un jour, d’une voix tranquille, redevenu naïf, il fit sa proposition, développa son grand projet. C’était une véritable association qu’il offrait, il se donnait comme le liquidateur des sommes volées par le prince, il s’engageait à les rendre aux pauvres, décuplées. D’ailleurs, la princesse, dans son éternelle robe noire, avec son fichu de dentelle sur la tête, l’écouta attentivement, sans qu’une émotion quelconque animât sa face jaune. Elle était très frappée des avantages que pourrait avoir une association pareille, indifférente, du reste, aux autres considérations. Puis, ayant remis sa réponse au lendemain, elle finit par refuser : sans doute elle avait réfléchi qu’elle ne serait plus seule maîtresse de ses aumônes, et elle entendait en disposer en souveraine absolue, même follement. Mais elle expliqua qu’elle serait heureuse de le garder comme conseiller, elle montra combien précieuse elle estimait sa collaboration, en le priant de continuer à s’occuper de l’Œuvre du Travail, dont il était le véritable directeur. Toute une semaine, Saccard éprouva un v*****t chagrin, ainsi qu’à la perte d’une idée chère ; non pas qu’il se sentît retomber au gouffre du brigandage ; mais, de même qu’une romance sentimentale met des larmes aux yeux des ivrognes les plus abjects, cette colossale idylle du bien fait à coups de millions avait attendri sa vieille âme de corsaire. Il tombait une fois encore, et de très haut : il lui semblait être détrôné. Par l’argent, il avait toujours voulu, en même temps que la satisfaction de ses appétits, la magnificence d’une vie princière ; et jamais il ne l’avait eue, assez haute. Il s’enrageait, à mesure que chacune de ses chutes emportait un espoir. Aussi, lorsque son projet croula devant le refus tranquille et net de la princesse, se trouva-t-il rejeté à une furieuse envie de bataille. Se battre, être le plus fort dans la dure guerre de la spéculation, manger les autres pour ne pas qu’ils vous mangent, c’était, après sa soif de splendeur et de jouissance, la grande cause, l’unique cause de sa passion des affaires. S’il ne thésaurisait pas, il avait l’autre joie, la lutte des gros chiffres, les fortunes lancées comme des corps d’armée, les chocs des millions adverses, avec les déroutes, avec les victoires, qui le grisaient. Et tout de suite reparut sa haine de Gundermann, son effréné besoin de revanche : abattre Gundermann, cela le hantait d’un désir chimérique, chaque fois qu’il était par terre, vaincu. S’il sentait l’enfantillage d’une pareille tentative, ne pourrait-il du moins l’entamer, se faire une place en face de lui, le forcer au partage, comme ces monarques de contrées voisines et d’égale puissance, qui se traitent de cousins ? Ce fut alors que, de nouveau, la Bourse l’attira, la tête emplie d’affaires à lancer, sollicité en tous sens par des projets contraires, dans une telle fièvre, qu’il ne sut que décider, jusqu’au jour où une idée suprême, démesurée, se dégagea des autres et s’empara peu à peu de lui tout entier. Depuis qu’il habitait l’hôtel d’Orviedo, Saccard apercevait parfois la sœur de l’ingénieur Hamelin qui habitait le petit appartement du second, une femme d’une taille admirable, madame Caroline, comme on la nommait familièrement. Surtout, ce qui l’avait frappé, à la première rencontre, c’était ses cheveux blancs superbes, une royale couronne de cheveux blancs, d’un si singulier effet sur ce front de femme jeune encore, âgée de trente-six ans à peine. Dès vingt-cinq ans, elle était ainsi devenue toute blanche. Ses sourcils, restés noirs et très fournis, gardaient une jeunesse, une étrangeté vive à son visage encadré d’hermine. Elle n’avait jamais été jolie, avec son menton et son nez trop forts, sa bouche large dont les grosses lèvres exprimaient une bonté exquise. Mais, certainement, cette toison blanche, cette blancheur envolée de fins cheveux de soie, adoucissait sa physionomie un peu dure, lui donnait un charme souriant de grand-mère, dans une fraîcheur et une force de belle amoureuse. Elle était grande, solide, la démarche franche et très noble.
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