Brusquement, au moment où il entamait le fromage qu’il venait de commander, une grosse voix lui fit lever la tête.
– Je vous demande pardon, mon cher, il m’a été impossible de venir plus tôt.
Enfin, c’était Huret, un Normand du Calvados, une figure épaisse et large de paysan rusé, qui jouait l’homme simple. Tout de suite, il se fit servir n’importe quoi, le plat du jour, avec un légume.
– Eh bien ? demanda sèchement Saccard, qui se contenait.
Mais l’autre ne se pressait pas, le regardait en homme finassier et prudent. Puis, se mettant à manger, avançant la face et baissant la voix :
– Eh bien ! j’ai vu le grand homme… Oui, chez lui, ce matin… Oh ! il a été très gentil, très gentil pour vous.
Il s’arrêta, but un grand verre de vin, se remit une pomme de terre dans la bouche.
– Alors ?
– Alors, mon cher, voici… Il veut bien faire pour vous tout ce qu’il pourra, il vous trouvera une très jolie situation, mais pas en France… Ainsi, par exemple, gouverneur dans une de nos colonies, une des bonnes. Vous y seriez le maître, un vrai petit prince.
Saccard était devenu blême.
– Dites donc, c’est pour rire, vous vous fichez du monde !… Pourquoi pas tout de suite la déportation ?… Ah ! il veut se débarrasser de moi. Qu’il prenne garde que je finisse par le gêner pour tout de bon !
Huret restait la bouche pleine, conciliant.
– Voyons, voyons, on ne veut que votre bien, laissez-nous faire.
– Que je me laisse supprimer, n’est-ce pas ?… Tenez ! tout à l’heure, on disait ici que l’empire n’aurait bientôt plus une faute à commettre. Oui, la guerre d’Italie, le Mexique, l’attitude vis-à-vis de la Prusse. Ma parole, c’est la vérité !… Vous ferez tant de bêtises et de folies, que la France entière se lèvera pour vous flanquer dehors.
Du coup, le député, la fidèle créature du ministre, s’inquiéta, pâlissant, regardant autour de lui.
– Ah ! permettez, permettez, je ne peux pas vous suivre… Rougon est un honnête homme, il n’y a pas de danger, tant qu’il sera là… Non, n’ajoutez rien, vous le méconnaissez, je tiens à le dire.
Violemment, étouffant sa voix entre ses dents serrées, Saccard l’interrompit.
– Soit, aimez-le, faites votre cuisine ensemble… Oui ou non, veut-il me patronner ici, à Paris ?
– À Paris, jamais !
Sans ajouter un mot, il se leva, appela le garçon, pour payer, tandis que, très calme, Huret, qui connaissait ses colères, continuait à avaler de grosses bouchées de pain et le laissait aller, de peur d’un esclandre. Mais, à ce moment, dans la salle, il y eut une forte émotion.
Gundermann venait d’entrer, le banquier roi, le maître de la Bourse et du monde, un homme de soixante ans, dont l’énorme tête chauve, au nez épais, aux yeux ronds, à fleur de tête, exprimait un entêtement et une fatigue immenses. Jamais il n’allait à la Bourse, affectant même de n’y pas envoyer de représentant officiel ; jamais non plus il ne déjeunait dans un lieu public. Seulement, de loin en loin, il lui arrivait, comme ce jour-là, de se montrer au restaurant Champeaux, où il s’asseyait à une des tables pour se faire simplement servir un verre d’eau de Vichy, sur une assiette. Souffrant depuis vingt ans d’une maladie d’estomac, il ne se nourrissait absolument que de lait.
Tout de suite, le personnel fut en l’air pour apporter le verre d’eau, et tous les convives présents s’aplatirent. Moser, l’air anéanti, contemplait cet homme qui savait les secrets, qui faisait à son gré la hausse ou la baisse, comme Dieu fait le tonnerre. Pillerault lui-même le saluait, n’ayant foi qu’en la force irrésistible du milliard. Il était midi et demi, et Mazaud, qui lâchait vivement Amadieu, revint, se courba devant le banquier, dont il avait parfois l’honneur de recevoir un ordre. Beaucoup de boursiers étaient ainsi en train de partir, qui restèrent debout, entourant le dieu, lui faisant une cour d’échines respectueuses, au milieu de la débandade des nappes salies ; et ils le regardaient avec vénération prendre le verre d’eau, d’une main tremblante, et le porter à ses lèvres décolorées.
Autrefois, dans les spéculations sur les terrains de la plaine Monceau, Saccard avait eu des discussions, toute une brouille même avec Gundermann. Ils ne pouvaient s’entendre, l’un passionné et jouisseur, l’autre sobre et de froide logique. Aussi le premier, dans sa crise de colère, exaspéré encore par cette entrée triomphale, s’en allait-il, lorsque l’autre l’appela.
– Dites donc, mon bon ami, est-ce vrai ? vous quittez les affaires… Ma foi, vous faites bien, ça vaut mieux.
Ce fut, pour Saccard, un coup de fouet en plein visage. Il redressa sa petite taille, il répliqua d’une voix nette, aiguë comme une épée :
– Je fonde une maison de crédit au capital de vingt-cinq millions, et je compte aller vous voir bientôt.
Et il sortit, laissant derrière lui le brouhaha ardent de la salle, où tout le monde se bousculait, pour ne pas manquer l’ouverture de la Bourse. Ah ! réussir enfin, remettre le talon sur ces gens qui lui tournaient le dos, et lutter de puissance avec ce roi de l’or, et l’abattre peut-être un jour ! Il n’était pas décidé à lancer sa grande affaire, il demeurait surpris de la phrase que le besoin de répondre lui avait tirée. Mais pourrait-il tenter la fortune ailleurs, maintenant que son frère l’abandonnait et que les hommes et les choses le blessaient pour le rejeter à la lutte, comme le taureau saignant est ramené dans l’arène ?
Un instant, il resta frémissant, au bord du trottoir. C’était l’heure active où la vie de Paris semble affluer sur cette place centrale, entre la rue Montmartre et la rue Richelieu, les deux artères engorgées qui charrient la foule. Des quatre carrefours, ouverts aux quatre angles de la place, des flots ininterrompus de voitures coulaient, sillonnant le pavé, au milieu des remous d’une cohue de piétons. Sans arrêt, les deux files des fiacres de la station, le long des grilles, se rompaient et se reformaient ; tandis que, sur la rue Vivienne, les victorias des remisiers s’allongeaient en un rang pressé, que dominaient les cochers, guides en main, prêts à fouetter au premier ordre. Envahis, les marches et le péristyle étaient noirs d’un fourmillement de redingotes ; et, de la coulisse, installée déjà sous l’horloge et fonctionnant, montait la clameur de l’offre et de la demande, ce bruit de marée de l’agio, victorieux du grondement de la ville. Des passants tournaient la tête, dans le désir et la crainte de ce qui se faisait là, ce mystère des opérations financières où peu de cervelles françaises pénètrent, ces ruines, ces fortunes brusques, qu’on ne s’expliquait pas, parmi cette gesticulation et ces cris barbares. Et lui, au bord du ruisseau, assourdi par les voix lointaines, coudoyé par la bousculade des gens pressés, il rêvait une fois de plus la royauté de l’or, dans ce quartier de toutes les fièvres, où la Bourse, d’une heure à trois, bat comme un cœur énorme, au milieu.
Mais, depuis sa déconfiture, il n’avait point osé rentrer à la Bourse ; et, ce jour-là encore, un sentiment de vanité souffrante, la certitude d’y être accueilli en vaincu, l’empêchait de monter les marches. Comme les amants chassés de l’alcôve d’une maîtresse, qu’ils désirent davantage, même en croyant l’exécrer, il revenait fatalement là, il faisait le tour de la colonnade sous des prétextes, traversant le jardin, marchant d’un pas de promeneur, à l’ombre des marronniers. Dans cette sorte de square poussiéreux, sans gazon ni fleurs, où grouillait sur les bancs, parmi les urinoirs et les kiosques à journaux, un mélange de spéculateurs louches et de femmes du quartier, en cheveux, allaitant des poupons, il affectait une flânerie désintéressée, levait les yeux, guettait, avec la furieuse pensée qu’il faisait le siège du monument, qu’il l’enserrait d’un cercle étroit, pour y rentrer un jour en triomphateur.
Il pénétra par l’angle de droite, sous les arbres qui font face à la rue de la Banque, et tout de suite il tomba sur la petite bourse des valeurs déclassées, les « Pieds humides », comme on appelle avec un ironique mépris ces joueurs de la brocante, qui cotent en plein vent, dans la boue des jours pluvieux, les titres des compagnies mortes. Il y avait là, en un groupe tumultueux, toute une juiverie malpropre, de grasses faces luisantes, des profils desséchés d’oiseaux voraces, une extraordinaire réunion de nez typiques, rapprochés les uns des autres, ainsi que sur une proie, s’acharnant au milieu de cris gutturaux, et comme près de se dévorer entre eux. Il passait, lorsqu’il aperçut un peu à l’écart un gros homme, en train de regarder au soleil un rubis, qu’il levait en l’air, délicatement, entre ses doigts énormes et sales.
– Tiens, Busch !… Vous me faites songer que je voulais monter chez vous.
Busch, qui tenait un cabinet d’affaires, rue Feydeau, au coin de la rue Vivienne, lui avait, à plusieurs reprises, été d’une utilité grande, en des circonstances difficiles. Il restait extasié, à examiner l’eau de la pierre précieuse, sa large face plate renversée, ses gros yeux gris comme éteints par la lumière vive ; et l’on voyait, roulée en corde, la cravate blanche qu’il portait toujours ; tandis que sa redingote d’occasion, anciennement superbe, mais extraordinairement râpée et maculée de taches, remontait jusque dans ses cheveux pâles, qui tombaient en mèches rares et rebelles de son crâne nu. Son chapeau, roussi par le soleil, lavé par les averses, n’avait plus d’âge.
Enfin, il se décida à redescendre sur terre.
– Ah ! monsieur Saccard, vous faites un petit tour par ici.
– Oui… C’est une lettre en langue russe, une lettre d’un banquier russe, établi à Constantinople. Alors, j’ai pensé à votre frère, pour me la traduire.
Busch, qui, d’un mouvement inconscient et tendre, roulait toujours le rubis dans sa main droite, tendit la gauche, en disant que, le soir même, la traduction serait envoyée. Mais Saccard expliqua qu’il s’agissait seulement de dix lignes.
– Je vais monter, votre frère me lira ça tout de suite…
Et il fut interrompu par l’arrivée d’une femme énorme, madame Méchain, bien connue des habitués de la Bourse, une de ces enragées et misérables joueuses, dont les mains grasses tripotent dans toutes sortes de louches besognes. Son visage de pleine lune, bouffi et rouge, aux minces yeux bleus, au petit nez perdu, à la petite bouche d’où sortait une voix flûtée d’enfant, semblait déborder du vieux chapeau mauve, noué de travers par des brides grenat ; et la gorge géante, et le ventre hydropique, crevaient la robe de popeline verte, mangée de boue, tournée au jaune. Elle tenait au bras un antique sac de cuir noir, immense, aussi profond qu’une valise, qu’elle ne quittait jamais. Ce jour-là, le sac, gonflé, plein à crever, la tirait à droite, penchée comme un arbre.
– Vous voilà, dit Busch qui devait l’attendre.
– Oui, et j’ai reçu les papiers de Vendôme, je les apporte.
– Bon ! filons chez moi… Rien à faire aujourd’hui, ici.
Saccard avait eu un regard vacillant sur le vaste sac de cuir. Il savait que, fatalement, allaient tomber là les titres déclassés, les actions des sociétés mises en faillite, sur lesquelles les Pieds humides agiotent encore, des actions de cinq cents francs qu’ils se disputent à vingt sous, à dix sous, dans le vague espoir d’un relèvement improbable, ou plus pratiquement comme une marchandise scélérate, qu’ils cèdent avec bénéfice aux banqueroutiers désireux de gonfler leur passif. Dans les batailles meurtrières de la finance, la Méchain était le corbeau qui suivait les armées en marche ; pas une compagnie, pas une grande maison de crédit ne se fondait, sans qu’elle apparût, avec son sac, sans qu’elle flairât l’air, attendant les cadavres, même aux heures prospères des émissions triomphantes ; car elle savait bien que la déroute était fatale, que le jour du m******e viendrait, où il y aurait des morts à manger, des titres à ramasser pour rien dans la boue et dans le sang. Et lui, qui roulait son grand projet d’une banque, eut un léger frisson, fut traversé d’un pressentiment, à voir ce sac, ce charnier des valeurs dépréciées, dans lequel passait tout le sale papier balayé de la Bourse.
Comme Busch emmenait la vieille femme, Saccard le retint.
– Alors, je puis monter, je suis certain de trouver votre frère ?
Les yeux du juif s’adoucirent, exprimèrent une surprise inquiète.
– Mon frère, mais certainement ! Où voulez-vous qu’il soit ?
– Très bien, à tout à l’heure !
Et Saccard, les laissant s’éloigner, poursuivit sa marche lente, le long des arbres, vers la rue Notre-Dame-des-Victoires. Ce côté de la place est un des plus fréquentés, occupé par des fonds de commerce, des industries en chambre, dont les enseignes d’or flambaient sous le soleil. Des stores battaient aux balcons, toute une famille de province restait béante, à la fenêtre d’un hôtel meublé. Machinalement, il avait levé la tête, regardé ces gens dont l’ahurissement le faisait sourire, en le réconfortant par cette pensée qu’il y aurait toujours, dans les départements, des actionnaires. Derrière son dos, la clameur de la Bourse, le bruit de marée lointaine continuait, l’obsédait, ainsi qu’une menace d’engloutissement qui allait le rejoindre.
Mais une nouvelle rencontre l’arrêta.
– Comment, Jordan, vous à la Bourse ? s’écria-t-il, en serrant la main d’un grand jeune homme brun, aux petites moustaches, à l’air décidé et volontaire.
Jordan, dont le père, un banquier de Marseille, s’était autrefois suicidé, à la suite de spéculations désastreuses, battait depuis dix ans le pavé de Paris, enragé de littérature, dans une lutte brave contre la misère noire. Un de ses cousins, installé à Plassans, où il connaissait la famille de Saccard, l’avait autrefois recommandé à ce dernier, lorsque celui-ci recevait tout Paris, dans son hôtel du parc Monceau.
– Oh ! à la Bourse, jamais ! répondit le jeune homme, avec un geste v*****t, comme s’il chassait le souvenir tragique de son père.
Puis, se remettant à sourire :
– Vous savez que je me suis marié… Oui, avec une petite amie d’enfance. On nous avait fiancés aux jours où j’étais riche, et elle s’est entêtée à vouloir quand même du pauvre diable que je suis devenu.
– Parfaitement, j’ai reçu la lettre de faire part, dit Saccard. Et imaginez-vous que j’ai été en rapport, autrefois, avec votre beau-père, monsieur Maugendre, lorsqu’il avait sa manufacture de bâches, à la Villette. Il a dû y gagner une jolie fortune.
Cette conversation avait lieu près d’un banc, et Jordan l’interrompit, pour présenter un monsieur gros et court, à l’aspect militaire, qui se trouvait assis, et avec lequel il causait, lors de la rencontre.
– Monsieur le capitaine Chave, un oncle de ma femme… Madame Maugendre, ma belle-mère, est une Chave, de Marseille.
Le capitaine s’était levé, et Saccard salua. Celui-ci connaissait de vue cette figure apoplectique, au cou raidi par l’usage du col de crin, un de ces types d’infimes joueurs au comptant, qu’on était certain de rencontrer tous les jours là, d’une heure à trois. C’est un jeu de gagne-petit, un gain presque assuré de quinze à vingt francs, qu’il faut réaliser dans la même Bourse.
Jordan avait ajouté avec son bon rire, expliquant sa présence :
– Un boursier féroce, mon oncle, dont je ne fais, parfois, que serrer la main en passant.
– Dame ! dit simplement le capitaine, il faut bien jouer, puisque le gouvernement, avec sa pension, me laisse crever de faim.
Ensuite, Saccard, que le jeune homme intéressait par sa bravoure à vivre, lui demanda si les choses de la littérature marchaient. Et Jordan, s’égayant encore, raconta l’installation de son pauvre ménage à un cinquième de l’avenue de Clichy ; car les Maugendre, qui se défiaient d’un poète, croyant avoir beaucoup fait en consentant au mariage, n’avaient rien donné, sous le prétexte que leur fille, après eux, aurait leur fortune intacte, engraissée d’économies. Non, la littérature ne nourrissait pas son homme, il avait en projet un roman qu’il ne trouvait pas le temps d’écrire, et il était entré forcément dans le journalisme, où il bâclait tout ce qui concernait son état, depuis des chroniques, jusqu’à des comptes rendus de tribunaux et même des faits divers.
– Eh bien ! dit Saccard, si je monte ma grande affaire, j’aurai peut-être besoin de vous. Venez donc me voir.
Après avoir salué, il tourna derrière la Bourse. Là, enfin, la clameur lointaine, les abois du jeu cessèrent, ne furent plus qu’une rumeur vague, perdue dans le grondement de la place. De ce côté, les marches étaient également envahies de monde ; mais le cabinet des agents de change, dont on voyait les tentures rouges par les hautes fenêtres, isolait du vacarme de la grande salle la colonnade, où des spéculateurs, les délicats, les riches, s’étaient assis commodément à l’ombre, quelques-uns seuls, d’autres par petits groupes, transformant en une sorte de club ce vaste péristyle ouvert au plein ciel. C’était un peu, ce derrière du monument, comme l’envers d’un théâtre, l’entrée des artistes, avec la rue louche et relativement tranquille, cette rue Notre-Dame-des-Victoires occupée toute par des marchands de vin, des cafés, des brasseries, des tavernes, grouillant d’une clientèle spéciale, étrangement mêlée. Les enseignes indiquaient aussi la végétation mauvaise, poussée au bord du grand cloaque voisin : des compagnies d’assurances mal famées, des journaux financiers de brigandage, des sociétés, des banques, des agences, des comptoirs, la série entière des modestes coupe-gorge, installés dans des boutiques ou à des entresols, larges comme la main. Sur les trottoirs, au milieu de la chaussée, partout, des hommes rôdaient, attendaient, ainsi qu’à la corne d’un bois.
Saccard s’était arrêté à l’intérieur des grilles, levant les yeux sur la porte qui conduit au cabinet des agents de change, avec le regard aigu d’un chef d’armée examinant sous toutes ses faces la place dont il veut tenter l’assaut, lorsqu’un grand gaillard, qui sortait d’une taverne, traversa la rue et vint s’incliner très bas.
– Ah ! monsieur Saccard, n’avez-vous rien pour moi ? J’ai quitté définitivement le Crédit mobilier, je cherche une situation.
Jantrou était un ancien professeur, venu de Bordeaux à Paris, à la suite d’une histoire restée louche. Obligé de quitter l’Université, déclassé, mais beau garçon, avec sa barbe noire en éventail et sa calvitie précoce, d’ailleurs lettré, intelligent et aimable, il était débarqué à la Bourse vers vingt-huit ans, s’y était traîné et sali pendant dix années comme remisier, en n’y gagnant guère que l’argent nécessaire à ses vices. Et, aujourd’hui, tout à fait chauve, se désolant ainsi qu’une fille dont les rides menacent le gagne-pain, il attendait toujours l’occasion qui devait le lancer au succès, à la fortune.
Saccard, à le voir si humble, se rappela, avec amertume, le salut de Sabatani, chez Champeaux : décidément, les tarés et les ratés seuls lui restaient. Mais il n’était pas sans estime pour l’intelligence vive de celui-ci, et il savait bien qu’on fait les troupes les plus braves avec les désespérés, ceux qui osent tout, ayant tout à gagner. Il se montra bon homme.
– Une situation, répéta-t-il. Eh ! ça peut se trouver. Venez me voir.
– Rue Saint-Lazare, maintenant, n’est-ce pas ?
– Oui, rue Saint-Lazare. Le matin.
Ils causèrent. Jantrou était très animé contre la Bourse, répétant qu’il fallait être un coquin pour y réussir, avec la rancune d’un homme qui n’avait pas eu la coquinerie chanceuse. C’était fini, il voulait tenter autre chose, il lui semblait que, grâce à sa culture universitaire, à sa connaissance du monde, il pouvait se faire une belle place dans l’administration. Saccard l’approuvait d’un hochement de tête. Et, comme ils étaient sortis des grilles, longeant le trottoir jusqu’à la rue Brongniart, tous deux s’intéressèrent à un coupé sombre, d’un attelage très correct, qui était arrêté dans cette rue, le cheval tourné vers la rue Montmartre. Tandis que le dos du cocher, haut perché, demeurait d’une immobilité de pierre, ils avaient remarqué qu’une tête de femme, à deux reprises, paraissait à la portière et disparaissait, vivement. Tout d’un coup, la tête se pencha, s’oublia, avec un long regard d’impatience en arrière, du côté de la Bourse.