II
Midi venait enfin de sonner à l’horloge de l’église voisine.
À cette heure solennelle, maître Gottlieb se leva brusquement, et courut à la glace du salon pour s’assurer que rien, dans l’économie de sa toilette, ne trahissait le trouble et l’agitation de son âme. Il était encore en contemplation devant son visage, qu’il s’efforçait vainement de rendre majestueux, lorsque la grande rue de Muhlstadt s’ébranla sous les roues d’un lourd carrosse dont l’origine remontait à quelque cinquante ans. Maître Gottlieb, comme réveillé en sursaut, s’élança à la fenêtre. Plus de doute, son espérance n’était pas trompée : les parents, les héritiers du comte Sigismond arrivaient pour entendre la lecture du testament. Oubliant, dans son impatience, sa dignité d’officier public, il se précipita au bas de l’escalier pour recevoir ses nouveaux clients.
Le carrosse venait de s’arrêter. Un laquais, vêtu d’une livrée orange à galons bleus, dont la couleur avait subi les injures du temps, ouvrit la portière, abaissa le marchepied, et deux vieilles filles, dont la plus jeune n’avait pas moins d’un demi-siècle, descendirent l’une après l’autre, en s’appuyant avec dignité sur le bras du galant tabellion. Toutes deux étaient habillées de noir ; leur pas grave et mesuré disait clairement le respect qu’elles avaient pour elles-mêmes et pour la noblesse de leur race. Maître Gottlieb croyait marcher entre deux reines ; il n’avait jamais vu mine si haute, maintien si fier. Il les prit par la main et les introduisit dans le salon.
À peine assises, elles commencèrent l’éloge du défunt et se mirent à vanter sa bonté, sa générosité, son caractère loyal et chevaleresque. Bien que maître Gottlieb ne connût pas la teneur du testament, car le comte Sigismond lui avait remis sous un pli cacheté ses dernières volontés écrites tout entières de sa main, à tout hasard le rusé compère essaya pourtant d’insinuer que le château d’Hildesheim et la meilleure partie des domaines reviendraient nécessairement à ces deux nobles demoiselles.
– Ah ! mon cher monsieur Gottlieb, s’écrièrent à la fois Hedwig et Ulrique, pourquoi Dieu n’a-t-il pas permis qu’il en jouît plus longtemps ? Il faisait tant de bien, il était si aimé ! Il était l’honneur, le soutien de sa famille, la providence des pauvres.
Maître Gottlieb, fidèle au rôle qu’il s’était tracé d’avance, comprit la nécessité de s’associer à leur douleur. Il tira son mouchoir et fit mine d’essuyer ses larmes.
– Vous avez raison, dit-il en s’efforçant de donner à sa voix l’accent du plus profond chagrin : c’était une belle âme, un grand cœur. Il ne vivait pas comme tout le monde ; mais ses bizarreries n’ont jamais fait de mal à personne. Vous avez raison de le pleurer ; tous ceux qui ont connu le comte Sigismond le pleurent comme vous.
Et il porta de nouveau son mouchoir à ses yeux. Une fois en situation, maître Gottlieb sentit se développer en lui une éloquence sur laquelle il n’aurait pas osé compter ; les paroles se pressaient sur ses lèvres.
– Il n’était pas bon seulement, reprit-il d’une voix attendrie, il était juste, il savait reconnaître l’affection qu’on lui portait ; il appréciait, comme il le devait, les soins touchants dont vous l’entouriez. Chaque fois qu’il daignait m’entretenir de ses intérêts et de ses intentions, il me parlait avec émotion de vous, de votre neveu Frédéric.
En entendant ces dernières paroles, Hedwig et Ulrique portèrent sur maître Gottlieb un regard curieux, comme pour lire dans ses yeux la révélation d’un secret qu’il eût été fort embarrassé de leur livrer. Maître Gottlieb, comme un diplomate consommé, demeura impénétrable ; par un raffinement de prudence, il se mordit les lèvres comme s’il eût craint d’en avoir trop dit.
– Vraiment, reprirent les deux vieilles filles avec un accent de componction, il vous a parlé de nous, de notre cher neveu ? Dieu sait que nous n’attendions rien de lui, car c’est nous qui devions partir les premières ; mais Dieu l’a rappelé. Entre quelles mains plus dignes que les nôtres ses domaines pourraient-ils passer ? Nous aurait-il préféré les Bildmann ?
– Comment y aurait-il songé ? répondit maître Gottlieb. Le major est un bourreau d’argent. Si le comte Sigismond avait eu l’étrange pensée de vous préférer les Bildmann, les domaines d’Hildesheim sortiraient bientôt de la famille. Non, non ! c’est impossible. Il connaissait les Bildmann aussi bien que vous les connaissez.
Et cette fois encore il se mordit les lèvres, comme s’il eût craint d’être indiscret. Puis, faisant un retour sur lui-même :
– Le comte Sigismond, ajouta-t-il, m’avait accordé toute sa confiance, et j’ose dire qu’il l’avait bien placée. Dans quelques instants peut-être vous allez prendre tous ses droits, et j’espère, mesdemoiselles, que vous ne voudrez pas me retirer la clientèle du château.
– Soyez sans crainte, maître Gottlieb, répondit Ulrique.
– C’est vous, reprit Hedwig, qui rédigerez le contrat de mariage de notre cher neveu.
– Vous aussi, soyez sans crainte, nobles demoiselles ; M. Frédéric, s’il daigne y consentir, épousera une archiduchesse.
En ce moment, un berlingot s’arrêta sous la fenêtre du salon.
Maître Gottlieb se leva, salua respectueusement les deux vieilles filles, et, avec une légèreté au-dessus de son âge, atteignit en quelques secondes la porte qui s’ouvrait sur la rue.
Le major Bildmann, car c’était lui-même, accompagné de Dorothée, sa digne moitié, et d’Isaac, son digne fils, ne laissa pas à maître Gottlieb le temps d’ouvrir le berlingot. Il s’élança le premier, reçut dans ses bras sa femme et son enfant, et, découvrant son front où ruisselait la sueur, avant même d’avoir salué :
– J’ai grand-soif, maître Gottlieb, s’écria-t-il, j’ai grand-soif ; je viens de loin. Avant d’entendre la lecture du testament j’aimerais à me rafraîchir.
En achevant ces mots, il passa fièrement les doigts dans ses moustaches grises.
C’était un homme d’environ cinquante ans, d’une taille élevée, ayant toutes les apparences de la force ; il marchait la poitrine en avant, la tête haute : son visage enluminé, ses joues couperosées disaient assez comment il vivait depuis quelque vingt ans. Quant à Dorothée, qui n’avait pas plus de trente-cinq printemps, ses joues maigres, ses lèvres pâles et minées, son œil profondément enchâssé, son nez effilé, ses narines évidées, lui donnaient quelque ressemblance avec un oiseau de proie. La toilette de ces deux époux, si bien assortis, s’accordait parfaitement avec leur visage. Le major portait une polonaise vert-olive à brandebourgs, un pantalon collant de tricot brun, des bottes molles à glands rabattus. Dorothée était vêtue d’une robe de laine noire dont la jupe étroite et serrée sur les hanches dessinait sa maigreur avec une impitoyable fidélité. Pour atténuer, autant qu’il était en lui, la couleur incongrue de sa polonaise, le major avait attaché sur son feutre gris un crêpe qui l’enveloppait tout entier. Dorothée, pour compléter son deuil, avait imaginé de mettre un bonnet de veuve. Le deuil de l’enfant était ce qu’on peut appeler un deuil improvisé ; Dorothée, en mère économe, n’avait rien voulu changer à la toilette de son fils. Un pantalon de nankin boutonné sur une veste de drap bleu, des bas chinés, des souliers de veau rayé, composaient l’habillement du petit Isaac. Sur son chapeau de paille cousue, qui pouvait bien valoir un florin, Dorothée avait attaché un crêpe noué en rosette comme une écharpe et qui flottait au vent. Le profil d’Isaac était celui d’une grenouille ; pour obéir à sa mère, qui lui avait recommandé d’avoir un maintien grave, une tenue décente, il faisait une affreuse grimace qui lui donnait l’air grognon plutôt qu’affligé. Ses cheveux, d’un blond pâle et presque blanc, taillés en brosse, laissaient voir, dans toute sa laideur, son visage empreint d’une vieillesse précoce, où se peignaient la ruse et la méchanceté.
Ce gracieux trio, guidé par maître Gottlieb, fit halte dans la salle à manger.
À peine entré, le major s’attabla sans façon, comme s’il eût été chez lui, et frappant d’une main familière sur le ventre du tabellion :
– Ah çà ! vous nous attendiez, et je vois que vous avez fait les choses comme il faut : des fruits, c’est bien ; des viandes froides, c’est encore mieux ; de vieux flacons, c’est parfait. Mais quel vin avez-vous là ? mon habitude, à moi, est de me rafraîchir avec un vin généreux.
Sans attendre la réponse, il déboucha une bouteille qui se trouvait sous sa main et se versa un plein, verre de vin de Madère qu’il avala d’un seul trait.
– Votre cave est bonne, maître Gottlieb, dit-il d’un air de protection. Si votre étude est tenue comme votre cave, vous faites des affaires d’or.
Puis, se ravisant tout à coup, comme s’il eût compris que ce langage ne convenait pas à la situation, il essaya de donner à ses joues enluminées, à ses lèvres épaisses et violettes l’expression du chagrin.
– Nous allons donc, continua-t-il, entendre la lecture du testament ! Malgré sa singularité, au fond, le comte Sigismond était un bon diable. Je suis sûr qu’il aura bien traité le major Bildmann.
– Vous ne vous trompez pas, reprit maître Gottlieb, il m’a toujours parlé de vous sur le ton de la plus franche cordialité. Il vous aimait, il savait ce que vous valez. Il estimait l’esprit fin et judicieux de madame Bildmann ; il racontait à tout propos les espiègleries de ce joli enfant.
En parlant ainsi, maître Gottlieb passait la main sous le menton du petit Isaac, qui déjà tendait son verre à son père.
– Ainsi, dit Dorothée d’une voix glapissante, le comte Sigismond vous a quelquefois parlé de nous ? Dieu sait que nous l’aimions d’une affection sincère, profonde, désintéressée. Chaque fois qu’une langue indiscrète essayait de plaisanter sur ses voyages sans but, sur sa vie silencieuse, sur la solitude où il s’enfermait, mon mari et moi nous ne manquions jamais de prendre sa défense ; et, quand nous parlions, tout le monde se taisait. Ah ! sans doute, il n’aura pas été ingrat, il se sera souvenu de nous. Il aura pourvu généreusement à l’éducation de notre cher petit Isaac. À qui, d’ailleurs, aurait-il pu laisser ses beaux domaines ? Est-ce aux Stolzenfels ? Vous connaissez, maître Gottlieb, vous connaissez depuis longtemps Frédéric ; vous savez quel train il mène. Entre ses mains, le domaine d’Hildesheim serait bientôt fondu.
– Il n’en ferait qu’une bouchée, ajouta finement le major Bildmann en frisant ses moustaches.
– Oui, je le connais, répliqua Gottlieb d’un air pénétrant, et le comte Sigismond le connaissait aussi bien que moi ; car, sous une apparence d’originalité, sous les dehors d’un esprit distrait, il cachait un bon sens profond, une sagacité rare ; un coup d’œil lui suffisait pour juger ceux qui vivaient près de lui. Dans un instant, madame, vous allez connaître les dernières volontés du comte Sigismond. Il y aura, je le prévois, bien des espérances trompées, bien des ambitions déçues. Frédéric, qui a vécu jusqu’ici en franc vaurien, sera forcé de mettre de l’eau dans son vin.
Et frappant de la paume de sa main le front déprimé d’Isaac :
– Voilà, dit-il en souriant, un enfant dont l’avenir est assuré. Ce sera un jour un bon parti ; toutes les carrières lui sont ouvertes, car la fortune ouvre toutes les carrières. Administration, armée, magistrature, il pourra tout aborder ; il n’aura que l’embarras du choix.
Voyant qu’à ces paroles le visage de Dorothée s’épanouissait, il poursuivit d’une voix de plus en plus animée :
– Oui, cet enfant pourra prétendre un jour aux plus beaux, aux plus riches partis de l’Allemagne. Toutes les mères se disputeront l’honneur de lui offrir leur fille. Le comte Sigismond m’avait accordé toute sa confiance, et je puis dire qu’il l’avait bien placée. Dans quelques instants peut-être vous allez hériter de tous ses droits, et j’espère, madame, que vous ne voudrez pas me retirer la clientèle du château.
– Comptez sur nous, maître Gottlieb, répondit d’une voix enrouée le major, qui venait d’achever sa bouteille. Comptez sur nous ; c’est vous qui rédigerez le contrat de mariage de notre fils et le testament de ma femme : n’est-ce pas, Dorothée ?
Maître Gottlieb entendait depuis quelques instants le pas impatient d’Ulrique et d’Hedwig ; il se leva et introduisit dans le salon le major, sa femme et son fils.
Le major et Dorothée échangèrent avec les deux vieilles filles un salut plein de défiance. On n’attendait plus que Frédéric pour ouvrir le testament. Le galop d’un cheval se fit entendre. Frédéric entra, couvert de poussière, la cravache au poing, et salua en s’essuyant le front. C’était un beau jeune homme, au visage pâle, un peu fatigué, à la taille mince et souple comme un jonc. Quand ils furent tous réunis autour de la table du salon, maître Gottlieb alla dans son étude chercher le testament du comte Sigismond, et revint bientôt, tenant à la main un large pli aux armes d’Hildesheim. Hedwig et Ulrique, le major et Dorothée, attachaient sur ce pli mystérieux un regard inquiet ; Frédéric seul demeurait insouciant et semblait ne prendre aucun intérêt à la lecture qui allait commencer. Enfin, maître Gottlieb tira d’un étui de maroquin rouge ses lunettes à branches d’or, et, s’efforçant de prendre un air solennel, il rompit le cachet. Tandis que Frédéric, du bout de sa cravache, essayait de tracer sur la poussière de ses bottes le profil de maître Gottlieb, Ulrique et Dorothée se regardaient comme deux carlins qui vont en venir aux prises. Maître Gottlieb feuilletait lentement le testament du comte Sigismond, vérifiait l’écriture de chaque page pour s’assurer que tout était bien de la même main.
– Eh bien ! s’écria brusquement le major, nous sommes tous réunis : qu’attendez-vous ?
– Un moment, répliqua maître Gottlieb ; nous tenons le testament, il ne peut nous échapper. Avant de commencer la lecture, je dois voir si tout est bien en règle. Nous autres officiers publics, nous ne devons rien faire légèrement ; nous devons procéder avec mesure, avec précaution.
Il se fit un profond silence. On entendait voler les mouches, qui ne manquaient pas dans le salon de maître Gottlieb.