Tandis que le comte Sigismond s’acharnait à la poursuite de cette mélodie tyrolienne qui fuyait devant lui comme Ithaque devant Ulysse, il s’occupait bien rarement du soin de ses intérêts, on le comprendra sans peine. Avant de partir pour ses voyages, qui duraient déjà depuis plusieurs années, il avait recueilli et installé dans son château deux vieilles cousines de sa mère : Ulrique et Hedwig de Stolzenfels.
C’étaient deux vieilles filles qui avaient persisté courageusement dans le célibat, n’ayant jamais eu qu’une seule passion, un neveu, assez mauvais garnement, qui les avait ruinées et qu’elles n’adoraient pas moins, sans espoir de le convertir. Depuis quelque dix ans, le neveu Frédéric avait fait à la bourse des deux douairières de si fréquentes saignées, qu’elles n’avaient plus guère à lui offrir que leur affection. Pour lui, à son insu, elles avaient vendu diamants, dentelles et fourrures ; il ne leur restait qu’un très modique revenu, dont elles vivaient à grand peine, et Sigismond, en les recueillant, avait fait plutôt un acte de charité que de courtoisie.
Elles avaient accepté avec empressement l’offre de Sigismond, et croyaient d’abord ne trouver chez lui qu’un asile ; mais en le voyant distrait, préoccupé, rêveur, ennemi de toutes les discussions qui touchaient aux réalités de la vie, elles comprirent tout le parti qu’elles pouvaient tirer d’un pareil caractère. Hautaines, acariâtres, n’ayant jamais fléchi jusque-là que devant les caprices de Frédéric, elles se firent humbles et douces pour Sigismond ; sous prétexte de veiller à ses intérêts, elles s’emparèrent peu à peu de toute l’administration de sa maison. Pour lui laisser, disaient-elles, plus de loisirs, plus de liberté ; elles s’offrirent à compter avec son intendant, avec ses fermiers, si bien qu’au bout de quelques semaines, elles avaient l’air de lui donner l’hospitalité.
Le comte Sigismond à peine parti, Frédéric, en garnison dans une ville voisine, était venu au château, et avait débuté par disposer de tout, comme il eût fait de son patrimoine. Les chevaux, les meutes, les piqueurs, il mettait tout en réquisition et commandait en maître. Les serviteurs, habitués à recevoir les ordres des deux vieilles demoiselles, voyant qu’elles obéissaient à Frédéric, lui obéissaient à leur tour.
Officier dans un régiment de cavalerie, Frédéric était un jeune homme de bonne mine et pouvait se présenter partout avec avantage. Tous ceux qui le voyaient pour la première fois éprouvaient pour lui un sentiment instinctif de bienveillance ; et lors même qu’on avait vécu avec lui pendant quelques mois, qu’on avait appris à le connaître, qu’on avait pu compter ses défauts, on ne pouvait pourtant se défendre de l’aimer. Malgré sa vie dissipée, malgré ses folles dépenses, il relevait toutes ses folies par tant de bonne grâce qu’il réussissait presque toujours à se les faire pardonner. Hedwig et Ulrique étaient en adoration devant lui ; elles n’auraient pas tiré de leur bourse un kreutzer pour un pauvre, et pour lui elles eussent donné sans regret jusqu’à leur dernier thaler. Tout ce qu’elles demandaient en échange de leurs sacrifices, c’était qu’il daignât, de temps en temps, les visiter revêtu de son uniforme. Voir Frédéric en uniforme d’officier de cavalerie représentait à leurs yeux le bonheur suprême ; elles n’estimaient pas que ce bonheur pût se payer trop cher. À cette heure encore, sous le toit d’Hildesheim, elles n’étaient préoccupées que d’une pensée. Le visage pâle et abattu de Sigismond, au lieu d’éveiller en elles une sollicitude maternelle, leur avait inspiré des espérances ambitieuses qui étaient bien loin de leur esprit lorsqu’elles étaient venues s’installer au château. Elles avaient observé le train de vie que menait Sigismond ; elles se disaient qu’en s’obstinant à vivre de cette vie étrange, il ne pouvait atteindre à la vieillesse, qu’il dépasserait à peine la maturité, et, dans ce cas, à quelles destinées Frédéric ne pouvait-il pas prétendre, pourvu que le comte Sigismond consentît à lui laisser une partie de ses domaines ? Et pourquoi ne les lui laisserait-il pas tous ? En bonne conscience, trouverait-il à mieux placer son immense fortune ?
Quant à Frédéric, il ne songeait qu’à vivre joyeusement et ne prenait aucune part à ces projets ; il buvait les vins de Sigismond, estropiait ses chevaux, dépeuplait ses bois, mettait ses meutes sur les dents, et n’en demandait pas davantage ; pourvu que l’avenir ressemblât au présent, il se déclarait amplement satisfait. Quand Sigismond revenait au château pour quelques jours, Frédéric ne changeait rien aux habitudes qu’il avait prises en l’absence de son parent, et celui-ci ne songeait pas à s’en étonner. Le comte vivait tellement en dehors du monde réel, toutes les forces de son intelligence étaient tellement concentrées sur un seul point, qu’il avait à peine conscience du bruit et du mouvement qui se faisaient autour de lui.
Les espérances d’Hedwig et d’Ulrique semblaient près de se réaliser. Sigismond maigrissait à vue d’œil. Il était de retour depuis près d’un mois. Les deux vieilles filles, qui le gouvernaient comme un enfant et régnaient, lui présent, absolument comme en son absence, étaient désormais sûres de l’amener sans luttes, sans efforts, à l’accomplissement de leur volonté. Quelle ne fut pas leur consternation, lorsqu’un jour elles virent arriver au château d’Hildesheim une parente éloignée du père de Sigismond, dont elles n’avaient pas entendu parler depuis longtemps, qu’elles croyaient partie pour un monde meilleur ! La foudre, en tombant à leurs pieds, ne les eût pas frappées de plus de stupeur.
Le major Bildmann, qui avait toujours mené une vie fort déréglée, venait de perdre au jeu ses dernières ressources. Pour échapper au dénuement qui les menaçait, sa femme Dorothée n’avait rien imaginé de mieux que de s’adresser au comte Sigismond. Instruite d’ailleurs de l’établissement des Stolzenfels au château d’Hildesheim, madame Bildmann, en femme prudente, était bien aise d’être sur les lieux pour veiller au grain et prendre sa part du gâteau. Connaissant le cœur excellent, l’inépuisable générosité du jeune comte, elle ne doutait pas qu’il ne lui offrît un asile ; elle ne s’était pas trompée. Chemin faisant, elle avait arrangé dans sa tête un petit roman qu’elle lui débita d’un ton contrit et qu’il accepta comme une très véridique histoire. Elle se garda bien de lui parler des désordres de son mari ; elle mit sur le compte de dépositaires infidèles l’anéantissement complet de son patrimoine. Sigismond se sentit attendri.
– Eh bien, dit-il après l’avoir écoutée en silence, les deux cousines de ma mère occupent l’aile droite du château ; venez avec le major vous installer dans l’aile gauche. Pour l’existence que je mène ici, il me restera bien encore assez de place.
Dorothée ne se fit pas prier. Huit jours après, elle revint avec le major Bildmann et le petit Isaac, affreux marmot dont elle avait oublié de parler.
Le comte Sigismond était déjà parti pour courir après sa chimère.
La stupeur d’Ulrique et d’Hedwig se changea bientôt en sourde colère : qu’on se figure deux pies-grièches en train de plumer un ramier, et qui voient trois vautours s’abattre au milieu de la fête. Pour Frédéric, il eût ri de bon cœur, si madame Bildmann eût été plus jeune et moins laide.
Une haine implacable ne tarda pas à se déclarer entre l’aile droite et l’aile gauche du château, devenues deux camps ennemis. Le comte Sigismond, qui rentrait au gîte de loin en loin comme par le passé, était convaincu qu’il avait chez lui les meilleures âmes de la terre, des hôtes charmants, adorables, des parents dévoués, désintéressés, se chérissant les uns les autres, se partageant avec amour le soin d’embellir sa demeure et d’égayer sa vie solitaire. Les deux vieilles filles, quand il était là, essayaient bien de lui insinuer que les Bildmann n’étaient rien de bon ; de leur côté, les Bildmann ne se gênaient pas pour lui donner à entendre que les Stolzenfels ne valaient pas grand-chose. Tandis qu’ils parlaient Sigismond pensait à son air tyrolien, et les remerciaient, quand ils avaient fini, d’avoir bien voulu faire du domaine d’Hildesheim un séjour enchanté, l’asile des vertus aimables et des tendresses mutuelles.
Un soir, on vit rentrer le comte Sigismond au château. Une joie mystérieuse brillait sur son front et dans son regard ; tout son visage respirait une béatitude céleste. D’un geste, il écarta ses gens qui se pressaient autour de lui, et, sans parler à personne, calme, souriant, plein de sérénité, alla s’enfermer dans sa chambre. Bientôt on entendit le clavecin s’animer et chanter sous ses doigts : Sigismond avait enfin retrouvé l’air qu’il cherchait depuis près de six ans.
Hélas ! le jeune comte ne devait pas jouir longtemps de sa conquête. Dans cette lutte silencieuse, il avait consumé ses forces. D’ailleurs, quel que soit l’idéal que nous poursuivions, la destinée jalouse ne nous pardonne pas de l’atteindre et de le saisir. À quelque temps de là, un serviteur entrait un matin chez le comte. Le clavecin avait chanté toute la nuit, et jamais, depuis son retour, Sigismond n’en avait tiré des accents si pénétrants, des modulations si touchantes. Jusqu’à l’aube, on avait entendu le même air, interrompu par de courts silences. Quand le serviteur entra, Sigismond était encore au clavecin. Une de ses mains, d’un blanc mat, reposait sur les touches d’ivoire ; l’autre pendait languissamment le long de son corps immobile. La tête appuyée sur le dos du fauteuil où il était assis, les yeux fermés, la bouche épanouie en un demi-sourire, il paraissait dormir : il dormait, en effet, d’un sommeil si profond qu’il ne se réveilla jamais.
Le jour même des funérailles, les Stolzenfels et les Bildmann laissaient éclater leurs prétentions, et se préparaient à entamer une guerre sans trêve ni merci. Avec le caractère qu’on lui connaissait, il n’était guère présumable que Sigismond eût fait un testament ; il s’agissait désormais de savoir qui resterait maître du terrain, des Bildmann ou des Stolzenfels. Les deux partis étaient bien décidés à ne rien céder de leurs droits. Les hostilités allaient commencer, et déjà les avoués de Muhlstadt, célèbres dans toute l’Allemagne par leur humeur et leur âpreté processives, se réjouissaient et se frottaient les mains, lorsqu’on apprit que le comte Sigismond d’Hildesheim, un mois avant de rendre l’âme, avait déposé son testament dans l’étude de maître Gottlieb.