Comme le roman s’occupe de peindre dans leurs détails les mœurs privées des hommes, quelques écrivains érudits ont créé une sorte de roman étayé de leur science et où ils ont essayé de reproduire les mœurs privées du temps passé. C’est dans ce sens qu’Anacharsis, de l’abbé Barthélémy, et le Palais de Scaurus, de M. Mazois, sont des romans pleins d’érudition. Mais ces hommes distingués n’ont employé que des matériaux reconnus vrais, et leurs autorités sont les témoignages irrécusables des anciens dont ils retracent les mœurs. Quand madame de Genlis, au contraire, lasse d’avoir appris aux enfants la chimie et la physique, au moyen de petits contes, voulut enseigner aux hommes d’un âge mûr l’histoire des rois, au moyen de romans historiques, la critique littéraire et le simple bon sens durent se révolter contre les suppositions que la romancière prétendait introduire dans le domaine de l’histoire. On voulait avoir de meilleures preuves que celles apportées par elle, de la délicatesse galante qu’elle prêtait à l’inconstant amant de mademoiselle de La Vallière, et de la ferveur romanesque dont elle avait fait don au plus froid des monarques, au faible Louis XIII. Tous les gens raisonnables protestèrent contre un système qui changeait les figures historiques en figures de fantaisie et une certaine faiblesse de pinceau et de coloris, nuisant encore aux succès de ces romans, le genre dont je parle ne s’accrédita point encore.
Un écrivain se présenta, plus distingué par l’érudition que par la force de la pensée ; profondément versé dans les antiquités de l’Écosse sa patrie ; prosateur correct et poète élégant ; doué d’une mémoire prodigieuse et du talent de faire revivre, pour ainsi dire, les souvenirs du passé ; dépourvu d’ailleurs de philosophie, et ne s’embarrassant jamais de soumettre à un jugement la moralité des actions, ni celle des hommes. Après avoir publié des poésies brillantes, mais où rien ne révélait la profondeur ou la vigueur du génie poétique, il s’avisa de réduire, sous la forme d’un récit, la plupart des souvenirs d’antiquité dont il avait fait son étude. Il retraça les vieilles mœurs d’une contrée encore sauvage aujourd’hui ; les coutumes, le dialecte, le paysage, les superstitions de ces descendants des anciens Celtes, qui ont conservé jusqu’à leur costume primitif, étonnèrent par leur singularité. On était fatigué des romans sentimentaux ou licencieux ; on crut respirer l’air des montagnes et voir s’élever, du sein des vapeurs qui couvrent les vallées, les pics aigus du Ben-Lomond. La langueur de la civilisation moderne trouva, dans ces tableaux naïfs et sauvages, un contraste piquant avec sa propre faiblesse. Plus l’auteur de ces narrations avait accumulé les descriptions d’objets inconnus, dont la réalité est attestée par les voyageurs, ou dont la crédulité conserve la tradition, plus les esprits, charmés par tant de nouveautés, s’attachèrent à ces ouvrages dont le nombre ne le rebuta pas. Les sites choisis par Walter Scott s’accordaient avec ses personnages : on eût vainement cherché à rendre vraisemblable, dans tout autre pays que l’Écosse, la présence de ces Bohémiennes logées sous des abris basaltiques, la rusticité chevaleresque des paysans, et leur langage toujours poétique dans sa simplicité. En adoptant avec une sorte de fureur les ouvrages du baronnet écossais, il sembla que les mœurs modernes, avec leur luxe, leur frivolité, leur petitesse ambitieuse, rendaient un hommage involontaire à la majesté naïve des mœurs des peuples sauvages.
La faculté d’inventer des figures idéales, de les revêtir d’une beauté céleste, de leur communiquer une vie surhumaine, cette faculté de création que les grands poètes ont possédée était étrangère à Walter Scott. Il écrivit sous la dictée de ses souvenirs ; et après avoir feuilleté de vieilles chroniques, il se contenta de copier ce quelles offraient de curieux et d’étonnant. Pour donner quelque consistance à ces récits, il inventa des dates, s’appuya légèrement sur l’histoire, et publia volumes sur volumes. Comme son talent consistait à faire renaître sous nos yeux les détails du passé, il ne voulut point prendre la peine de tracer un plan, ni de donner un héros à ses ouvrages ; presque tous se composent de détails heureusement rendus, mais on n’aperçoit sur le premier plan que des figures sans intérêt : c’est sur le second que se trouvent celles qu’il a dessinées avec le plus d’attention, et pour ainsi dire caressées. Le goût et l’exactitude des peintres hollandais se retrouvent dans ses tableaux, qui n’ont que deux défauts marquants, celui de se nommer historiques, et celui de manquer d’ordre, de régularité, de philosophie, et de présenter moins une composition parfaite, qu’une confusion d’objets jetés au hasard, quoique copiés avec une fidélité piquante.
C’était un roman d’espèce nouvelle ; on crut l’avoir suffisamment défini en le nommant historique : définition fausse comme la plupart des termes nouveaux que l’on emploie pour suppléer à l’indigence des langues. Le roman est une fiction, et toute fiction est mensonge. Appellerons-nous mensonges historiques les volumes du baronnet anglais ? Ce serait une injure peu méritée. Ces narrations originales sont dignes d’éloges à plus d’un titre ; mais ce n’est point dans les rangs des Tacite, des Machiavel, des Voltaire, et des Hume, que leur auteur doit se placer : le moindre compilateur d’anecdotes est plus historien que lui. Peu d’écrivains ont employé avec autant d’habileté et de succès les trésors d’une science communément aride, les extraits des vieux manuscrits, et les découvertes de l’antiquaire.
Le mouvement, la grâce, la vie, que Walter Scott prête aux scènes du passé ; la rudesse et souvent l’inélégance d’un récit qui paraît en harmonie complète avec l’époque à laquelle il se rapporte ; la variété de ces portraits singuliers, dont le caractère bizarre respire un air d’antiquité sauvage ; l’étrangeté de l’ensemble, et la minutieuse exactitude des accessoires, rendirent populaires les romans que l’Europe attribue à Walter Scott, et que lui seul désavoue. Les émotions qu’on leur devait étaient universelles, et l’on s’aveugla sur leurs défauts. En transportant l’imagination loin de la société civilisée, telle que nous la connaissons, ces ouvrages portèrent les derniers coups à l’ancien roman, tel que Richardson l’avait conçu. Les tableaux des mœurs civilisées semblèrent pâles à côté des mœurs de ces montagnards et de ces sibylles, que le raconteur écossais faisait agir et parler. Les peintures de la passion, dans ses égarements, ses caprices, ses scrupules, ses retours, cessèrent d’exciter l’intérêt. C’est ainsi qu’un homme, dont les sens ont émoussé leur énergie par l’abus des liqueurs fortes, se dégoûte de ce qu’il aimait autrefois, et repousse avec dédain la liqueur plus salubre qui suffisait pour étancher sa soif.
Le roman par lettres ne jouit plus dès lors que d’une estime de souvenir ; c’est un ami qui nous a plu, et que nous voulons bien tolérer encore, sans désirer sa présence, sans lui demander des consolations ou des plaisirs. J’ai montré comment, après une si grande vogue, ce genre de roman avait vu son éclat pâlir et s’éteindre par degrés ; mais son mérite, fondé sur la nature même du roman, survivra au goût capricieux de la génération qui l’a vu naître ; et dès que la foule des imitateurs aura fatigué la patience des lecteurs de fictions prétendues historiques, je ne doute pas que le public ne revienne aux objets de sa prédilection première. Le roman par lettres, dont la forme permet aux caractères de se développer, aux personnages d’envisager les évènements récents sous le point de vue qui trahit leurs passions secrètes ; le roman par lettres, qui comporte tous les genres de talent, et admet toutes les variétés de discussion, de raisonnement, de description, d’éloquence, survivra à l’espèce d’anathème que la frivolité impatiente des contemporains semble avoir lancée contre lui.
Éditeur des lettres que l’on va lire, j’ai cru devoir justifier la forme sous laquelle je les fais paraître ; il m’eût été facile de changer en une narration rapide la correspondance qu’une suite d’évènements extraordinaires ont placée entre mes mains. J’ai pensé que je lui ôterais par là ce cachet de vérité si précieuse pour les observateurs de l’homme. J’ai laissé les jeunes héros de ce drame exprimer eux-mêmes les passions qui les agitaient ; et si je me suis épargné le travail qu’aurait pu me donner la rédaction d’une anecdote d’ailleurs intéressante en elle-même, cela n’a point été pour soulager ma paresse, mais par la conviction intime que les longueurs mêmes des lettres qui composent ce recueil offrent plus de mouvement, de naïveté, et de vie, que ne pourrait en avoir le récit le plus exact et le plus éloquent des faits qui s’y trouvent consignés.
C’est donc malgré mon siècle que je publie ce recueil de lettres. Non seulement la forme en est passée de mode, mais la majorité des lecteurs préfèrent le mouvement de ces scènes mal amenées, ces coups de théâtre que les romans ont empruntés aux tréteaux du boulevard, à la fidèle peinture des mouvements du cœur humain. Je ne puis croire que ce caprice, d’un goût dépravé, doive durer longtemps, et je ne voudrais point déférer, par flatterie pour le public, aux nouveaux arrêts d’une critique de circonstance, à laquelle la mode du lendemain peut dicter un arrêt contraire aux sentences de la veille.
Je puis attester que les personnages et les faits dont ces lettres font mention ne sont point imaginaires ; le véritable nom des uns, l’époque et le lieu réels où se sont passés les autres, sont inutiles aux lecteurs, et je ne pourrais satisfaire une curiosité stérile sans trahir un secret dont l’amitié m’a fait dépositaire. J’ai cherché un titre convenable au récit qui s’y trouve. Deux passions véhémentes animent toutes ces lettres : l’amour porté jusqu’à la frénésie ; l’amitié elle-même devenue une passion ardente, et dans son dévouement sans bornes, s’abandonnant à tous les excès qu’elle condamne et qu’elle a cherché vainement à réprimer.
Il y a peu d’histoires plus véritables que ce roman ; non seulement le fond, les caractères, les épisodes, et les principaux détails en sont rigoureusement vrais, mais une partie des lettres dont il se compose, celles-là même dont on pourra suspecter avec plus de raison l’authenticité, ne sont que des copies, ou des extraits fidèles des lettres originales qui m’ont été confiées. J’ai intitulé ce livre les Passions ; j’ose espérer qu’on ne se méprendra pas sur le but moral que je m’y suis proposé.