Ses admirateurs l’ont comparé à Homère ; sans discuter la justesse d’un parallèle aussi ambitieux, avouons qu’il a porté dans ce poème épique des mœurs privées les longueurs, la force de tête et l’éloquence naturelle qui distinguent le chantre des temps mythologiques de la Grèce ; il est assez bizarre que l’on puisse établir une sorte de comparaison entre le génie poétique du barde ancien, et le génie observateur et éminemment prosaïque de fauteur de Clarisse Harlowe.
Richardson comprit la nécessité de ne point donner à ses romans la forme d’une narration racontée par l’écrivain. Le romancier ne devait jamais paraître dans ses ouvrages ; c’était la nature même, les caractères des hommes, leurs passions réelles, les secrets ressorts de leurs pensées qu’il voulait reproduire. Il laissa parler ses personnages. Chacun rapporta sa propre histoire, fit la confidence de ses sensations, déposa pour ou contre lui-même. C’était entrer profondément dans le génie du roman moderne. C’était faire pour ainsi dire un nouvel emploi de l’art dramatique. Chaque lettre du roman, contenant une espèce de monologue, initiait le lecteur aux secrets les plus intimes de chacun des acteurs du drame. Lovelace révélait sa propre perversité ; l’amour caché de Clarisse pour le séducteur se trahissait malgré les efforts de sa vertu ; et la correspondance triviale des personnages subalternes assignait aux personnages principaux le degré d’estime, de considération où Richardson avait jugé convenable de les placer : vaste machine, dont la conception atteste le génie de celui qui l’a créée, et dont l’exécution offrait des difficultés presque insurmontables.
À peine les maîtres de la scène sont-ils parvenus, dans quelques-uns de leurs chefs-d’œuvre, à s’identifier complètement avec l’esprit et le caractère du petit nombre de personnages qu’ils plaçaient dans leur drame. Plus de soixante individualités différentes, toutes empreintes de caractères opposés, se présentaient au romancier anglais. Il s’agissait de leur faire parler leur propre langue, sans confondre jamais leurs mœurs, leurs habitudes, leur idiome. On ne peut refuser à celui qui a réussi dans une telle entreprise un rang parmi les hommes de génie.
J’ai cherché à prouver que la forme épistolaire était essentiellement convenable au genre du roman. Né de la complication des intérêts sociaux, et du besoin de voir retracés à la fois la diversité des caractères humains, et les mouvements secrets du cœur dans la vie privée, il s’approche davantage de la perfection, à mesure qu’il est plus naïf. Quand l’auteur se montre, quand un récit, même vraisemblable, laisse soupçonner une fiction, ce caractère de vérité entière s’affaiblit. Le roman est l’étude de l’homme social ; c’est en l’écoutant parler, en le voyant agir, que cette étude peut devenir réelle et profonde.
Fielding, au lieu de suivre la route tracée par Richardson, imita les formes adoptées par Le Sage. Il peignit les masses de la société, esquissa des caractères généraux, et raconta les évènements de la vie de ses personnages avec une énergie et une vérité qui le placent immédiatement après le peintre de Gil-Blas.
Plus la civilisation faisait de progrès, plus le roman acquérait d’influence. Il devint la lecture favorite de toutes les classes de la société, et marcha de pair avec le drame. On le vit emprunter toutes les formes : Sterne y esquissa, sous des traits fantasques, les bizarreries du cœur humain ; Voltaire en fit la satire et le châtiment de tous les vices qu’entraînent la superstition et l’immoralité politique ; Rousseau, doué d’un génie plus austère, osa l’élever à la dignité d’une œuvre philosophique.
On reconnaît aisément, dans la Nouvelle Héloïse, le mélange et la fusion de plusieurs conceptions diverses. Jean-Jacques, séduit par la prodigieuse variété des personnages mis en scène par Richardson, voulut aussi que ses acteurs rendissent compte eux-mêmes de leurs émotions et de leurs sentiments. Il plaça la scène de l’Héloïse dans une solitude complète, pour que ses héros, éloignés des préjugés et des habitudes dont on ne peut s’affranchir dans les grandes villes, développassent sans réserve et sans crainte les dogmes hardis d’une philosophie nouvelle, et les paradoxes qu’une vie retirée rend moins étranges aux yeux de ceux qui les soutiennent. Madame de La Fayette avait peint les délicatesses de l’amour chez les personnes d’un rang élevé ; Rousseau, l’ennemi des distinctions sociales, voulut retracer toutes les fureurs, les voluptés, les peines, le dévouement de l’amour chez des jeunes gens d’une naissance ordinaire, et séparés du grand monde. Enfin, comme Richardson avait offert un tableau exact, ou plutôt un miroir d’une vérité parfaite, où se répétaient les plus légers mouvements des mœurs de famille, l’auteur d’Héloïse, toujours entraîné par son imagination vers des régions idéales, essaya de créer une famille entièrement heureuse, et de réaliser, par la magie de son talent, une sorte de paradis terrestre animé par des mœurs privées, dont la simplicité, la pureté, l’ordre, devaient faire tout le charme. Si un immense talent n’a pu accomplir dans son ensemble une si noble création, et lui donner toute la perfection à laquelle les vœux de l’auteur aspiraient, on doit croire que l’entreprise dépassait les forces humaines, et que l’audace du philosophe s’était proposé un but placé au-delà du terme que le génie peut atteindre.
Les ressources de l’éloquence, la beauté de la diction, l’éclat du paradoxe, le talent de décrire, l’ardeur de la passion, la force du raisonnement, furent réunis, pour ainsi dire, par Jean-Jacques, et combinés avec une incroyable énergie de pensée, pour déguiser et embellir les vices réels d’un plan vers lequel il avait essayé de faire aboutir tous les résultats de ses méditations, tous les objets de son enthousiasme, de ses souvenirs, de ses rêveries, de ses doutes, de ses craintes, et de ses regrets. Trop passionné pour être observateur impartial, il ne donna pas à ses héros la vie réelle et le langage spécial que Richardson avait prêté aux siens. Julie et Saint-Preux, Claire et lord Édouard parlèrent la langue de Jean-Jacques : langage audacieux, brillant, plein de véhémence et de grandeur, modèle presque inimitable, mais dont la beauté oratoire était à elle seule un contresens, et s’accordait mal avec la forme épistolaire qu’il avait voulu choisir.
En adoptant cette forme, Jean-Jacques paraît s’être réservé surtout le droit de discuter dans des lettres de controverse philosophique, plusieurs points de morale, de religion, de politique. Madame de Staël l’a imité : Delphine, le premier ouvrage que cette femme célèbre ait publié sous le titre de roman, est le développement d’une maxime qui nous semble fausse : « Que les femmes doivent se soumettre à l’opinion, et les hommes la braver. » On trouve dans ce roman plus de connaissance du grand monde, que dans la Nouvelle Héloïse ; mais les caractères en sont plus factices, l’enthousiasme y est moins vrai, le style moins parfait, la moralité plus équivoque. Il y règne une croyance à l’empire illimité des passions, une sorte de foi à leur noblesse et à leur puissance, dont les résultats sont dangereux. Le culte que Delphine et Léonce professent pour leur propre enthousiasme, leur amour, leur dignité, leur véhémence, est une espèce d’égoïsme de sensibilité qui se couvre d’un masque de philosophie : il semble qu’ils s’agenouillent eux-mêmes devant leurs passions.
La femme spirituelle et supérieure dont je parle a exagéré dans ce roman tous les défauts que l’auteur de l’Héloïse avait palliés à force d’art. Comme lui, elle a répudié les avantages qu’offre à l’auteur du roman par lettres la variété des caractères : la même monotonie de dialectique passionnée règne dans toute la correspondance de ses héros. Malgré la force et l’éclat du génie de Jean-Jacques, malgré la mobile énergie de pensée qui caractérisait madame de Staël, ces deux écrivains ont concouru, selon nous, à décréditer le roman épistolaire. En l’engageant dans cette fausse route, ils l’ont privé de ce mérite dramatique qui naît de la vérité parfaite du langage prêté aux personnages différents. D’autres romanciers ont marché sur les traces de Jean-Jacques, et encouru le même reproche dans des ouvrages où le plus remarquable talent s’est déployé quelquefois, mais sans s’astreindre aux règles naturelles que Richardson s’était imposées, et qui nous semblent essentielles au genre de roman dont il est question.
Tel est Werther, ouvrage célèbre, que la vieillesse de Goëthe a désavoué comme un fruit trop précoce d’une jeunesse ardente. Ce n’est à proprement, parler qu’un monologue distribué par lettres. Il y a aussi dans cet ouvrage une sorte de but philosophique ; c’est une peinture cruelle du néant des choses humaines, de la vanité de nos passions, de nos ambitions, de nos désirs ; c’est une excuse du suicidé, fondée sur le dégoût que peuvent inspirer à une âme exaltée les peines de la vie vulgaire, et les exigences d’une société faite pour le commun des hommes. En reconnaissant la supériorité de l’auteur et la force de cette éloquence métaphysique qu’il a déployée, avouons qu’un tel ouvrage n’est point sans danger, et que la sagesse des dernières années de Goëthe peut voir avec quelque regret cet emploi de son jeune talent. Il est trop facile de se dégager des liens sociaux, sous prétexte que l’on est au-dessus du vulgaire, pour qu’il n’y ait pas quelque péril à soutenir qu’un homme supérieur peut s’affranchir de toutes les entraves, et rejeter plutôt le fardeau de la vie que de partager les ennuis de l’existence sociale avec une foule puérile ou corrompue.
Madame Krudner, dans son roman de Valérie, imita les passions du jeune Werther ; madame Cottin et quelques femmes anglaises suivirent les pas de Richardson ; il était réservé à l’auteur des Liaisons dangereuses, de lutter avec lui corps à corps : quelque talent que je reconnaisse au peintre de madame de Merteuil, je ne lui ferai cependant pas l’honneur de le comparer à l’auteur de Lovelace : même à génie égal, il n’y a point de parallèle possible entre deux écrivains dont l’un emploie son talent à faire triompher le vice, et l’autre à faire aimer la vertu.
Le règne du roman par lettres trouva son terme ; et, changeant de nature, il contracta une espèce d’alliance avec le mélodrame, dont il s’appropria les incidents multipliés, les scènes incohérentes, les transitions brusques, et quelquefois le style extravagant. C’est aujourd’hui, que le genre du roman mélodramatique jouit de toute sa puissance, qu’il est curieux d’examiner comment, après avoir parcouru tant de phases diverses, on en est revenu, en dernière analyse, aux grands coups d’épée de mademoiselle de Scudéry, aux personnages historiques de la Clélie, et à la complication d’incidents que la jeunesse de nos bisaïeules admirait dans l’Astrée.
Le roman historique, puisqu’il faut l’appeler par son nom, n’a pas le mérite de la nouveauté. Le mélange de fictions avec les évènements réels est une des plus vieilles inventions de la littérature en enfance. Les chroniqueurs, dont le style emphatique raconte les prouesses d’Amadis de Gaule et des pairs de Charlemagne, ne sont en effet que des historiens romanesques. Tous les romans de chevalerie reposent sur un fonds de vérité : Scudéry, La Calprenède, et leur école, ne sont que les imitateurs de l’archevêque Turpin. Mademoiselle de Lussan s’est encore amusée, pendant le dix-septième siècle, à revêtir d’un costume romanesque la cour de Philippe-Auguste. Enfin, si je voulais poursuivre dans toutes ses branches, et analyser avec exactitude le genre semi-historique et semi-imaginaire dont il est question ici, je prouverais que l’abbé de Vertot, l’abbé de Saint-Réal, et Sarrazin, auteurs académiques, inventeurs de détails fictifs destinés à embellir des incidents réels, ont infiniment plus de droits aux titres de créateurs du roman historique, que madame de Genlis et Walter Scott.
Mais sans chercher au loin le berceau du roman historique, sans retrouver ses langes primitifs dans les narrations mensongères de Darès-le-Phrygien et du faux archevêque Turpin, voyons un peu quelles sont ses prétentions, quel but il se propose, et quelles ressources il emploie.
Le passé n’est point sans séduction pour l’imagination humaine ; une espèce d’auréole vague l’environne. Les récits d’autrefois ont de la majesté dans leur mouvement, du charme dans leur naïveté. Les noms historiques frappent vivement la pensée. L’histoire s’empare à la fois des grandes masses et des détails curieux que les souvenirs du passé lui fournissent. Les mémoires et les biographies complètent ce que l’histoire des peuples considérés dans leurs masses est obligée de laisser de côté : c’est une lecture pleine d’instruction et de charme ; les rois s’y instruisent ; les philosophes y trouvent la plus intéressante de leurs études. Elle est, comme dit Montaigne, « profitable et plaisante ».
Le romancier historique, abandonnant à l’historien tout ce qu’il y a d’utile dans ses travaux, prétend s’emparer de tout ce qui plaît dans les souvenirs de l’histoire : il ne s’embarrasse point des leçons du passé, il se contente de s’envelopper du prestige qu’il lui emprunte. Peindre les costumes, décrire les armures, tracer des physionomies imaginaires, prêter à des héros réels des mouvements, des paroles, des actes dont rien ne peut prouver la réalité, tel est son ouvrage. Au lieu d’élever l’histoire jusqu’à lui, il rabaisse l’histoire jusqu’à la fiction ; il force cette muse véridique à devenir un témoin de mensonge : son talent ne peut jamais parvenir qu’à s’approcher d’une manière incertaine et à peine probable de la réalité telle qu’on peut soupçonner qu’elle a dû être. Genre mauvais en lui-même, genre éminemment faux, que toute la souplesse du talent le plus varié ne pare que d’un attrait frivole, dont la mode se lassera bientôt après l’avoir adopté.