Lettre première

611 Words
Lettre première CÉCILE DE CLÉNORD À PAULINE D’AMERCOUR. Beauvoir, février 1786 Tu crains, dis-tu, de me fâcher, ma bonne petite Pauline, en continuant à te moquer de ce comte de Montford, que tu t’imagines devoir être un jour mon époux. Tes craintes sont mal fondées ; tu peux te livrer tout entière à tes pensées malignes ; poursuis, ma bonne amie, et souviens-toi qu’il y a deux choses décidément impossibles : la première, que Cécile cesse d’aimer Pauline ; la seconde, qu’elle s’appelle jamais comtesse de Montford. Je ne sais à quoi tient que je ne te gronde, pour en avoir seulement eu la pensée. Toi, Pauline, l’amie de mon cœur, la confidente de toutes mes pensées, toi qui as partagé mon berceau, et qui es entrée dans la communauté de tous mes sentiments, tu as pu me soupçonner capable d’un pareil choix ! Il est beau, me dis-tu : je n’en sais rien ; grand seigneur : mes goûts sont modestes ; riche : il peut faire du bien sans moi. Mais je me tue à combattre une chimère, et, quels que soient tes espérances, tes soupçons, et tes craintes, je me flatte qu’il ne pense pas à moi. Il est vrai qu’il vient assez souvent à Beauvoir ; mais excepté mon père qui le voit avec plaisir, tout le monde s’y prend de manière à lui fermer la bouche, si l’envie de parler lui prenait ; ma mère surtout a pour lui la plus belle antipathie : je ne puis le souffrir ; voilà ce qui s’appelle un mariage en bon train. Il faut que cette idée de mariage ait un grand charme à tes yeux ; depuis quelques mois je remarque l’adresse avec laquelle tu trouves toujours moyen de la ramener dans tes lettres. Eh quoi ! Pauline, nous touchons encore à l’enfance : crois-moi, sortons-en le plus tard possible ; ne dédaignons pas une époque de la vie que tout le monde regrette. Je ne sais, ma chère, si nous ne sommes pas déjà trop savantes ; nos poupées nous faisaient rire, nous les abandonnons pour des livres qui nous font pleurer. On dit, il est vrai, que c’est quelquefois un plaisir de verser des larmes… en effet… mais, ma chère, je ne veux pas me livrer ici à je ne sais quelle tristesse dont je me sens préoccupée : quand toute ma famille est dans la joie, une inquiétude dont j’ai peine à me rendre compte, un abattement qui n’a ni cause ni prétexte, s’emparent de moi. Jamais tristesse n’est venue plus mal-à-propos. Nous attendons aujourd’hui même mon oncle Anatole qui revient des Grandes-Indes. Tu connais le vif attachement de ma mère pour ce frère chéri, et tu dois te faire une idée, Pauline, du plaisir qu’elle se promet, du bonheur qu’elle va sentir à le revoir après dix années d’absence. J’étais bien enfant quand il partit, et je n’ai conservé de sa figure et de ses manières qu’un souvenir très confus. Sais-tu que je suis sa nièce et sa filleule : malgré tous ces titres respectables, je ne manquerai pas de te dire de lui tout ce que je penserai. La vie du couvent t’ennuie, ma Pauline ; tu brûles d’entrer dans le monde : plus l’amitié nous rapproche, plus il semble que nos goûts diffèrent. C’est au couvent que je voudrais retourner, si ma tendresse pour mon excellente mère me permettait d’en former le désir. Nous avons passé ensemble trois années dans cet asile, trois années de tranquillité parfaite et que j’ai beaucoup de peine à ne pas regretter. Sans confondre le charme de l’union si douce qui nous lie, avec le prestige du lieu, j’aime cette vie paisible et monotone, si bien faite pour la contemplation et la rêverie ; elle sympathise avec mes goûts : je redoute le monde ; il semble que la paix du couvent mettrait un rempart entre lui et moi… Adieu, ma bonne amie ; tu n’as plus que six mois à passer dans ta retraite ; prends patience, et ne fais plus endêver ces dames. Tu vois que je sais de tes nouvelles.
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