CHAPITRE II
Souvenirs d’enfanceMes premiers souvenirs me représentent la demeure de mon père, lieu de ma naissance, située au bord d’un village écarté de la Petite-Russie. Notre vieille izba s’élevait isolée, tournant le dos à la route, entourée d’un jardinet inculte et de quelques hangars et dépendances délabrés. Nous étions à l’écart des autres habitations du village, irrégulièrement groupées autour de la maison seigneuriale. Cette maison appartenait, ainsi que toute la contrée environnante, à une veuve riche et excentrique, la princesse Lébanoff. Elle passait la plus grande partie de l’année à Pétersbourg, et ne venait en exil à Sitovka que lorsque la nécessité de recueillir ses rentes en personne l’y forçait. Excepté pendant ces rares visites, les fenêtres du château restaient closes, et les grands arbres du parc ne servaient qu’à abriter les ébats des gamins du village, qui s’y introduisaient en dépit de tous les efforts de l’intendant Ivan Tchernigov pour déraciner cet abus.
Le pauvre homme en était grandement indigné. Souvent on l’entendait se répandre en plaintes contre nous, avec le maître d’école allemand, qui avait toujours aussi cent tours de notre façon à lui conter.
Parmi les jeunes garnements qui faisaient ainsi la vie dure à l’intendant de Mme Lébanoff, aussi bien qu’à l’antique magister, j’occupais, je ne crains pas de l’affirmer, un rang prééminent. S’il s’agissait de commander une expédition contre nos supérieurs naturels, au dedans ou au dehors du village, toujours j’étais le chef. Je déployais une imagination qui m’étonne encore pour combiner des incidents et empêcher ainsi les cours réguliers de la classe. Tantôt maître Johann Lebewohl, voulant prendre une prise de tabac, introduisait pieusement ses deux doigts dans sa tabatière de corne et les portait à son nez. Mais, hélas ! au lieu de l’arôme délicat et pénétrant qu’il humait par avance, une pincée de poivre venait lui piquer cruellement les narines et arracher de ses yeux des larmes cuisantes, accompagnées de formidables éternuements. Les coupables profitaient du tumulte pour se glisser à pas de loup sous les bancs et prendre la clé des champs. Quand le patient reprenait haleine et cherchait, tout en s’essuyant les yeux, les auteurs de ce mauvais tour, nous étions déjà loin, et sa colère tombait sur les innocents.
Ceux-ci, malgré la répétition fréquente de la scène, restaient généralement insensibles à ses souffrances ainsi qu’à ses reproches, et de plus ils n’y comprenaient rien. Le paysan russe est doué, dès l’enfance, d’un flegme, d’une impassibilité que rien ne trouble. Si même, emporté par une injuste indignation, maître Lebewohl distribuait quelques taloches, on les acceptait avec résignation, en se consolant par le dicton : « Le ciel est haut, le tzar est loin. » Ce qui est une manière de dire qu’il faut savoir supporter ses maux avec résignation et ne point regimber contre l’inévitable.
AU LIEU DE L’AROME DÉLICAT, UNE PINCÉE DE POIVRE VENAIT LUI PIQUER LES NARINES.Un autre jour, le magister voulut tracer au tableau noir les caractères et les figures destinés à nous inculquer la science. Point ! Une poix gluante enduisait toute la surface du tableau et arrêtait sa craie agile au milieu de ses arabesques. Ou c’était sa plume de fer qui se trouvait collée dans l’encrier. Aucun effort ne réussissait à l’en arracher. Ou encore, c’était le bâton d’épine avec lequel il nous tenait en respect qui se trouvait égaré. Or, le maître ne pouvait professer, assurait-il, que son bâton sous le bras. L’heure de classe se passait à le chercher, et, ce temps écoulé, rien n’aurait pu nous tenir enfermés. Avec un cri de joie discordant, nous nous élancions au dehors comme une b***e de poulains sauvages de l’Ukraine.
Le bâton se trouvait tantôt dans le lit du maître, tantôt à demi consumé dans le poêle, et grande était alors sa satisfaction mélangée de colère.
« Encore un tour de ce maudit Dmitri Fédorovitch ! » disait-il en grommelant. Et, il faut l’avouer, il était généralement dans le vrai en me considérant comme l’auteur de ses maux.
J’avais en effet pour l’étude et pour toute autorité, autre que celle de mon père, une aversion singulière. Je n’étais heureux que seul, courant à perdre haleine dans la campagne déserte, me grisant de l’air froid qui souffle du steppe. Parmi mes camarades de classe, je ne comptais pas un ami. Ils me servaient d’instruments pour jouer quelque tour au maître ; mais, une fois ma liberté conquise, je m’éloignais d’eux sans mot dire, et, traversant tout le village, je me perdais au loin pendant des journées entières. Je marchais droit devant moi, les mains enfoncées dans les poches de mon charovar, rêvant à tout, au monde, sans jamais éprouver le besoin d’un confident ou d’un ami. Je ne reparaissais que le soir, affamé comme un jeune loup, et je rentrais aussi tranquillement chez nous que si ma conduite n’avait rien eu de répréhensible.
« Te voilà, Dmitri ! disait mon père en soulevant sa tête du fond de son vieux fauteuil délabré. Tu auras fait l’école buissonnière toute la journée ; je le vois à ta mine… Tu seras donc toujours un paresseux incorrigible !… Après tout, mon garçon, amasse de la santé, va, je ne m’y oppose pas ! C’est encore ce que tu peux faire de plus sage… »
Et mon bon père se laissait retomber épuisé dans son fauteuil. Je le considérais avec un respect attendri, comme un être faible et délicat, d’une tout autre pâte non seulement que les moujiks de Sitovka, mais encore que moi-même, le rude et fort garçon, qui l’aurais soulevé du bout du doigt, me semblait-il…
Mon père était médecin. À vingt ans, n’ayant pas encore conquis son diplôme, il avait épousé sa cousine, Alexandra Pavlovna Latkine, fille d’un gentilhomme ruiné, qui était mort, la laissant sans appui et dans un complet dénuement. Le jeune étudiant et sa femme avaient d’abord vécu à Moscou presque dans la misère. Un peu plus tard, quand mon père fut docteur, il hérita d’une parente éloignée le petit bien et la vieille masure de Sitovka, et ils allèrent s’y fixer, heureux d’avoir un abri assuré. C’est là que je vins au monde et que ma jeune mère mourut peu de temps après ma naissance.
Mon père était doué d’une intelligence exceptionnelle. Ses études en témoignaient, et déjà, malgré les difficultés qui entravaient sa carrière, il avait réussi à se faire un nom dans la science ; mais, après la mort de ma mère, sa santé, déjà compromise, acheva de se délabrer. Attristé, découragé, vieilli par les soucis, sentant bien surtout qu’il n’avait plus longtemps à vivre, il résolut de finir ses jours dans la retraite, à Sitovka.
Tous les matins, il montait dans sa pauvre télègue, attelée d’un petit cheval à la crinière inculte, et il partait pour ses visites. Je le vois encore, ramenant autour de lui les plis de son long armiak de paysan, en drap grossier, dont le tissu rude faisait paraître ses traits plus délicats encore. Il avait de longs cheveux blonds soyeux, des mains élégantes et grêles, et, pour moi, il était l’image de tout ce qui est noble et élevé. Je n’aimais que lui ; rude et farouche envers tous, avec lui j’étais soumis, affectueux comme une fille. Aussi cet excellent père était-il plein d’indulgence pour moi, et, lorsqu’il lui revenait quelque plainte sur ma conduite, il ne me semblait jamais bien indigné de mes méfaits.
Et que m’importait l’opinion des autres ! Son mépris à lui m’aurait été insupportable. Quant à ce que pensait de moi maître Lebewohl ou tout autre personnage, je ne m’en souciais pas plus qu’un poisson d’une pomme. Je savais que mon père avait horreur du mensonge et de toute lâcheté ; et je les évitais donc. Pour le reste je n’en faisais qu’à ma guise. J’avais fort bien remarqué qu’il prenait plaisir à me voir fort et agile. C’est pourquoi je m’adonnais à tous les exercices du corps qui étaient à ma portée, courant, sautant des obstacles, grimpant aux arbres comme un écureuil, montant à cru tous les chevaux du voisinage, m’appliquant à soulever des poids de jour en jour plus lourds ; si bien qu’à dix ans, j’étais parfaitement inculte intellectuellement (c’est tout au plus si je savais lire et écrire), mais fort physiquement et développé à ce point qu’on m’aurait donné quatorze ou quinze ans au moins.
Je ne savais passablement qu’une chose : le français, que mon père avait parlé dès l’enfance, ainsi que tous les Russes bien élevés, et qu’il m’avait appris sans aucun effort de ma part.
Mon père s’amusait souvent du contraste entre lui et moi ; il se plaisait à comparer mon gros poing solide, mes épaules carrées, ma figure large et pleine, à son grand corps mince et voûté ; on eût dit que cela le réconfortait de me voir si vigoureux. Le fait est que nous ne nous ressemblions guère. Je promettais d’être grand comme lui ; mais c’était tout. Rien dans mon visage vermeil, au teint hâlé par le grand air et l’exercice, entouré d’épais cheveux blonds, coupés droit sur le front, ne rappelait le fin visage maladif de mon père.
Tout, dans Fédor Illitch, était du lettré, de l’homme d’étude ; on pouvait dire de lui que la lame usait le fourreau. Quant à moi, j’aurais pu défier la lame la mieux affilée d’entamer, si peu que ce fût, l’épais fourreau que j’étais.
Nous habitions tous deux notre izba à demi ruinée. Personne ne prenait soin de nous, nous n’avions aucun serviteur. Moi, je m’occupais du petit cheval, Vodka, que j’avais ainsi baptisé du nom de l’eau-de-vie de grain fermenté qu’on boit en Russie et auquel lui donnait droit, selon moi, son caractère impétueux et v*****t. Les bonnes courses que nous faisions ensemble, l’un portant l’autre, lorsque mon père, rentré de ses visites, n’avait plus besoin de Vodka ! J’avais réussi à le dompter à peu près, et, malgré ses ruades effrénées, je me livrais sur son dos à des chevauchées délicieuses. Quelquefois je m’amusais à tresser sa crinière et sa queue avec des galons de laine aux couleurs vives, que j’avais obtenus de quelque dvorovies du voisinage. Quand je l’avais fait ainsi faraud, je disposais au-dessus du siège de la télègue un berceau de branches feuillues, grâce à quoi mon père faisait ses courses à l’abri de notre cruel soleil, – car rien n’est plus accablant que la chaleur de l’été russe, et le malade en souffrait plus qu’il ne voulait l’avouer.
Je me rappelle la peine aiguë qui me traversait le cœur, en dépit de mon insouciance apparente, lorsque j’entendais cette toux caverneuse sortir de sa frêle poitrine, que je voyais son front mouillé de sueur et le mouchoir qu’il portait à ses lèvres taché de sang ! Je le sais maintenant, il lui aurait fallu des soins de tous les instants, une existence large et facile. Peut-être une vie différente de celle qu’il menait eût-elle prolongé ses jours. Au lieu de cela nous vivions comme les plus rudes moujiks, mangeant un pain grossier, de la viande une fois ou deux par an, du poisson séché le plus souvent. Il fallait que je me sentisse d’humeur cuisinante pour préparer quelque bol de racha chaud quand mon père rentrait. Je ne sais ce que serait devenu le cher homme à ce régime, s’il n’avait eu le thé pour le réconforter. Il en prenait constamment, à la vraie manière des paysans russes, c’est-à-dire en puisant une gorgée dans son verre, puis mordant dans le morceau de sucre qu’il tenait de l’autre main. C’est ainsi que je le revois toujours, enfoncé dans son fauteuil usé, sa tête, ravagée par la maladie, mais toujours belle, éclairée par la lampe, et lui absorbé dans quelque gros bouquin. Il ne levait les yeux de temps en temps que pour remplir sa tasse au grand samovar de cuivre rouge qui chantait auprès de lui, ou pour me dire un mot.
« Il fait froid, Mitia ! il fait grand froid ! rapproche-toi donc du feu ? »
Il s’asseyait frileusement tout contre le poêle et grelottait sans cesse. Moi, je n’avais jamais froid, au contraire, et, si je prenais soin d’entretenir une véritable fournaise, c’était uniquement pour lui. La nuit, il s’étendait le long du poêle, sur un vieux divan de cuir, et, enveloppé d’une couverture en peau de mouton, il cherchait le sommeil qui le fuyait.
Quant à moi, je grimpais tout simplement sur le poêle, suivant la coutume russe ; là, blotti en rond comme un grand chien, je dormais à poings fermés.
Le matin venu, je sautais à bas de mon perchoir. Je remplissais jusqu’à la gueule le poêle encore chaud qui ne tardait pas à ronfler gaiement, je préparais le thé de mon père, puis je m’armais d’un balai de feuilles de bouleau et je faisais le ménage. Il n’était pas toujours bien fait, je le confesse ; mais mon pauvre père souffrait si visiblement du désordre et de la malpropreté, que j’apportais dans ces fonctions le désir de m’en acquitter en conscience. Ensuite, selon ses instructions, je me lavais tous les matins de pied en cap à l’eau froide, je brossais mes vêtements et les siens, j’allais voir ce que devenait Vodka, je dévorais à belles dents un morceau de pain noir, et, après avoir mis sur le feu quelque grossière bouillie destinée à mon père, je me considérais comme libre pour toute la journée.
Car, si je savais parfaitement qu’il était de mon devoir de me rendre tout d’abord à l’école, et d’y absorber ma ration quotidienne de géographie ou d’arithmétique avec mes camarades, je ne me faisais aucun scrupule d’éluder presque constamment cette obligation. J’avais toujours quelque bonne raison à me donner : il faisait trop beau, on ne pouvait rester enfermé par un temps pareil ; notre été russe est si court, ne fallait-il pas en profiter ? Le mois de septembre est chez nous d’une beauté incomparable. Combien de mois de septembre verrai-je dans ma vie ? un nombre bien limité, et j’ai tous les autres mois et tous les autres jours de l’année pour étudier. Va donc pour la clef des champs !… L’hiver, il faisait trop froid, il était indispensable de me réchauffer par quelque exercice v*****t. Au printemps, il faisait trop doux, et puis il me fallait étudier de près le renouveau de la nature… Enfin aucune saison ne me paraissait propre à l’étude, et toutes étaient bonnes à la paresse.
Il faut dire à ma décharge que, si je n’étais pas grand clerc devant les livres, je connaissais à merveille la campagne environnante et les mœurs de ses habitants emplumés ou fourrés. J’étudiais, pendant des heures entières, les habitudes, les petites mines, allures et mouvements de tous les oiseaux ; je savais dans quel arbre ils nichaient de préférence, de quelle forme était leur nid, combien d’œufs roses, gris cendré ou bleus on pouvait compter dans chaque demeure aérienne. Je savais à quelles heures le renard part en maraude. Je connaissais le furet, le putois, le lièvre agile, la perdrix inquiète ; je savais dans quel fourré on trouvait le coq de bruyère, auprès de quel étang s’ébattait librement le canard sauvage. Assurément j’aurais été le guide le plus précieux pour un chasseur.
Mais personne ne chassait chez nous ; nous n’avions point de barine, et ni mon père qui représentait toute la bourgeoisie du pays, ni le staroste, ni le maître d’école ne s’adonnaient au sport. Je n’avais jamais même tenu un fusil dans mes mains ; si parfois je tuais un volatile quelconque pour le dîner de mon père, c’était d’un coup de fronde, à la façon d’un nouveau David.
J’ai dit déjà que je ne comptais aucun ami parmi les petits moujiks du village ; je ne sais pourquoi nous n’avions aucune idée en commun. Aux yeux des gens graves je passais pour une mauvaise tête, un paresseux et un garnement. Les babas me craignaient parce que je leur jouais souvent des tours ; les dvorovies parce que je me moquais d’elles lorsqu’elles revêtaient leurs beaux habits pour aller à l’église se faire voir aux jeunes gars, et, les enfants de mon âge ne ressentant pas plus de sympathie pour moi que je n’en éprouvais pour eux, mes ébats se passaient dans une solitude complète.
Il n’y avait qu’une occupation qui trouvât grâce à mes yeux. Notre pope, Agathon Illarionovitch Poliakoff, avait voulu former un chœur pour chanter à l’église. Ainsi que je l’ai remarqué chez beaucoup de membres du clergé russe, séculier et régulier, il était doué d’une voix de basse, profonde, grave et souple, avec laquelle il exécutait majestueusement les chants larges du rituel orthodoxe. Or, moi-même, seul ou en compagnie, j’avais toujours un chant sur les lèvres. Si les paroles me manquaient, j’en improvisais, mettant mes pensées sur des airs qui me venaient en tête, je ne savais d’où. Je sifflais comme un vrai merle, et il n’y avait pas d’oiseau dont je ne susse imiter le chant à tromper ses frères. Le bon Agathon n’avait pas manqué de remarquer l’étendue et la sonorité de ma voix. Il m’avait choisi pour son chœur ; la veille des fêtes je me rendais chez lui, et, devant les saintes images, nous chantions à pleine voix. Je me rappelle le plaisir que j’avais à entendre ma propre voix s’élever suave et veloutée dans l’acanthiste, le chant à la gloire de Notre-Seigneur et de la Vierge que me faisait répéter Agathon Illarionovitch à la veille de la Nativité. Je revois la pauvre église à peine garnie de quelques icônes délabrées, et Agathon, grand, fort, la barbe noire tombant à flots jusqu’à la ceinture, remplissant la voûte de sa voix puissante, tandis que la mienne, aux éclats de cristal, semblait s’élever plus haut, toujours plus haut, jusqu’au ciel. Je me grisais de mes trilles et de mes roulades, pareil à un rossignol éperdu, et à nous deux nous suppléions à l’insuffisance de tout le reste. Car il n’y avait guère que moi qui eusse de la voix ou de l’oreille à Sitovka ; tous les autres gamins chantaient faux à écorcher le tympan, outre qu’ils étaient rebelles à toute instruction musicale.
Aussi père Agathon m’avait-il en grande estime, et souvent, le soir, il venait passer une heure ou deux auprès de mon père et absorber en se chauffant à notre poêle un nombre incalculable de verres de thé. La maison du pope était, s’il est possible, plus misérable et plus délabrée que la nôtre. Sa femme, Akoulina Ivanovna, était acariâtre et criarde. Ses fils, Luc et Porphyre, étaient de gros lourdauds, dont l’aîné se disposait à être pope à l’exemple de son père, avec une absence d’enthousiasme ou de vocation qui m’étonne toujours lorsque j’y pense. Quant au second, Porphyre, gros gars de mon âge, à la face lunaire, criblée de taches de rousseur, aux yeux presque invisibles au milieu de ses énormes joues, il s’était fait, je ne sais pourquoi, mon Pylade et mon alter ego.
Où que j’allasse il m’escortait, malgré mes défenses péremptoires, et, quand je croyais m’être débarrassé de lui, je l’apercevais généralement qui me suivait à la piste, comme un chien. J’avais beau lui expliquer que je préférais être seul, que sa compagnie m’était à charge, rien n’y faisait. Porphyre avait décidé que nous serions amis et, malgré mes rebuffades constantes, il s’était fait mon inséparable.
Je me demande quel plaisir il y pouvait trouver, et je le lui ai souvent demandé à lui-même, car, de l’humeur dont j’étais, avec l’irritation que me causait sa persistance, je n’étais pas tendre à son égard. Je ne lui adressais guère la parole que pour me moquer de lui ; le pauvre diable étant la maladresse incarnée, chacun de ses mouvements était signalé par quelque catastrophe. S’il voulait patiner, la glace se brisait sous ses pieds, et il tombait dans l’eau froide ; s’il allait à la pêche, il piquait une tête au fond de la rivière ; s’il s’approchait du cheval le plus doux, celui-ci lui décochait tout à coup quelque ruade. Jusqu’aux oies du village qui couraient après lui avec des cris sauvages. Il s’échaudait en buvant du thé, il s’étranglait en mangeant, il déchirait vingt fois par jour ses vêtements, au grand désespoir de sa mère ; enfin c’était l’être le plus malchanceux de la terre.
D’une patience inépuisable avec cela, il se relevait après toutes ces mésaventures, et se contentait de dire d’un air ébahi :
« C’est que je n’ai pas de chance, vois-tu ! »
Et il ne se fâchait pas autrement.
Ce malheureux Agathon Illarionovitch ! qu’est-il devenu, je me le demande ? Porte-t-il toujours sa longue riassa usée, de couleur tabac, qui flottait si tristement sur ses bottes trop souvent trouées, qu’il partageait avec toute sa famille selon l’antique coutume russe !… Je crois que la musique était l’unique consolation des misères de son existence.
Quant à moi, je remportais de ses leçons un trésor de mélodies que je répétais ensuite à plein gosier dans mes promenades vagabondes. Il va sans dire que j’étais superstitieux comme tout bon Russe doit l’être. Souvent, lorsque je me trouvais perdu sous les vastes ombrages de la forêt, à la lisière des steppes, je chantais, je l’avoue, non seulement par amour de la musique, mais aussi pour mettre en fuite, entre autres, les mauvais esprits qui abondent en forêt, les roussalkis moqueuses, nymphes des bois et des eaux, qui n’ont de pouvoir sur l’homme que si elles réussissent à l’entraîner au fond de leur empire. C’est ce qu’elles s’efforcent de faire par leur chant, plus doux que celui de l’alouette. Mais, à mon tour, je chantais si haut qu’elles ne pouvaient parvenir à se faire entendre, les maudites !… J’éloignais de même par mon chant le vilain lééchie ou lutin des forêts, qui joue aux innocents promeneurs mille tours plus pendables l’un que l’autre. C’est lui qui égare le voyageur attardé, lui fait perdre le sentier qui conduit à sa chaumière, en évoquant soudain un brouillard opaque qui confond tous les objets à ses yeux troublés ; il fait voltiger gaiement le méchant feu follet, qui attire le voyageur en dansant et le mène droit à l’étang froid et noir, dont les eaux se referment sur sa tête… Ah ! c’est un grand mauvais sujet !… Et puis le vodianoï, qui élevait sa voix douce tout au fond des eaux et m’appelait souvent :
« Mitia ! Mitia ! » d’une modulation argentine et plaintive comme celle d’un petit enfant… Mais je me signais bien fort et j’entonnais à plein gosier un chant d’église. Devant la mélodie sacrée, tout rentrait dans l’ordre, et les esprits malins, réduits à rien, se cachaient en toute hâte au fond de leur antre…
En vérité, on voyait, on entendait d’étranges choses à l’ombre de nos grands bois !…