CHAPITRE PREMIER - L’accusation
CHAPITRE PREMIER
L’accusationJe m’appelle Dmitri Fédorovitch Térentieff. Je viens d’avoir seize ans. Depuis la rentrée de Pâques, je suis élève de Prima au gymnase Saint-Vladimir à Moscou. Il y a deux ans que je fréquente, comme externe, les cours de ce lycée.
En ce moment, la plus épouvantable et aussi la plus injuste accusation pèse sur ma tête. C’est au fond d’un sombre cachot que j’écris ces lignes. J’y vois à peine, tant la lucarne qui m’éclaire est étroite ; mais je n’en persiste pas moins dans mon projet : écrire ma justification, me prouver à moi-même, par le récit fidèle et sincère de toute ma vie, que je suis innocent du crime affreux dont on m’accuse…
Je crois connaître le coupable ; c’est un de mes camarades du collège. Un mot de moi suffirait peut-être à le faire enfermer à ma place dans cette noire prison, où l’on m’a amené il y a deux jours… Il habiterait ce réduit humide, peuplé de rats et de cafards… Je les entends courir sous la paille pourrie qui me sert de couche… Il prendrait de la main du geôlier le pain noir et la cruche d’eau qui sont ma ration quotidienne. Il sentirait ses doigts et ses pieds s’engourdir au souffle de la bise qui passe entre les barreaux de ma lucarne. Il porterait les bracelets de fer retenus par une lourde chaîne. Ce serait lui l’accusé, le criminel, le réprouvé… Mais comment accuser un autre sans preuves ?… Surtout quand cet autre est un condisciple, et quand je ne puis alléguer contre lui que des présomptions assez vagues en somme, et aussi l’antipathie qu’il m’a toujours inspirée ?… Non. Je souffre trop moi-même d’être frappé injustement pour risquer d’infliger cette souffrance à un innocent. Je n’ai que des soupçons. Rien de positif. Je me tairai donc.
Mais à moi-même je puis parler franchement, et je ne me fais aucun scrupule de tracer sur ces pages, destinées à moi seul, – et de l’écriture secrète que je viens d’imaginer tout exprès pour me donner cette satisfaction, – le nom de Capiton Karlovitch Strodtmann. C’est lui que je crois coupable du crime dont on m’accuse.
Je vais commencer par conter l’évènement étrange qui m’a conduit ici, – dans ses grandes lignes tout au moins, puisque j’en ignore les détails, bien que des charges écrasantes pèsent sur moi.
Nous sommes aujourd’hui au 17 avril. Le 14 de ce mois, j’arrivai à sept heures du matin, comme d’habitude, au gymnase Saint-Vladimir. Deux agents de police aux collets rouges se tenaient aux abords du lycée ; deux autres à l’intérieur de la cour.
Ils m’entourèrent aussitôt. Et, tandis que je restais là, surpris, regardant mes camarades groupés curieusement autour de la porte, le brigadier me dit :
« Vous êtes Dmitri Térentieff ?
– C’est mon nom, répliquai-je.
– Suivez-moi. »
Je suis monté chez le directeur, précédé du brigadier, accompagné de deux agents.
M. Pérevsky se trouvait dans son cabinet. Lui si calme à l’ordinaire, lui qu’on a surnommé « le savant perdu dans les nuages », il se promenait avec agitation de long en large ; ses lunettes étaient relevées sur son front ; il froissait des papiers dans ses mains.
Comme j’entrais dans la pièce avec le brigadier, M. Sarévine, le surveillant général, escorté de plusieurs de nos maîtres, parut par une autre porte.
Le directeur s’assit alors. Il me considéra un instant d’un air troublé que je ne lui avais jamais vu ; puis :
« Dmitri Fédorovitch Térentieff, commença-t-il, il s’est passé ici des faits de la plus haute gravité, qui, par malheur, vous compromettent beaucoup… Vous allez être interrogé. Répondez franchement et sans rien déguiser… Paul Pétrovich Sarévine, je vous donne la parole. Questionnez l’accusé. »
Je restai frappé de stupeur par ce préambule, et tellement abasourdi de ce qui se passait que je n’entendis pas d’abord la question du préfet des études. Je le regardai en silence, me demandant à part moi ce qu’on me reprochait.
M. Sarévine est un homme de quarante-huit ans environ, très grand, très fort, qui m’a toujours paru ressembler à un colonel de la garde impériale. Il porte une longue moustache noire, et il a des sourcils épais qui couvrent presque ses yeux lorsqu’il est irrité et qu’il les rapproche. Sa sévérité, ou plutôt son amour de la discipline poussé presque au fanatisme, en fait dans le collège un personnage autrement redoutable que notre bon directeur, qui, retombé dans son fauteuil, m’examinait avec plus de tristesse que de colère.
« Dmitri Térentieff, dit M. Sarévine, omettant peut-être avec intention mon nom patronymique, regardez ce papier et dites s’il vous appartient. »
Je me troublai légèrement ; c’était une feuille de papier à musique, sur laquelle, la veille, à l’étude, j’avais commencé à transcrire une mélodie de ma composition, au lieu de préparer ma tâche du lendemain. Sans doute, j’allais être puni pour cette infraction à la discipline, – car c’est là un point sur lequel notre surveillant général ne transige jamais. Aussi fut-ce presque à voix basse que je murmurai une excuse.
« Ce papier est-il à vous, oui ou non ? reprit M. Sarévine d’un ton plus sévère.
AU COMBLE DE LA SURPRISE, JE REGARDAI CETTE PAGE.– Oui, Monsieur, répondis-je enfin.
– Est-ce vous qui avez écrit ceci ? » continua M. Sarévine en me présentant le revers de la feuille.
Je considérai avec stupeur les quelques lignes qui couvraient le papier. Je n’avais rien écrit, hier, sur cette feuille, que j’avais achetée neuve le matin même. Cependant il n’y avait pas de doute, c’était bien là mon écriture. Je retrouvais les boucles de mes b, le petit trait par lequel je termine la lettre jate, et surtout mes majuscules, presque semblables à celles des caractères d’imprimerie, – en un mot, toute l’apparence de mon écriture, qui est large, pleine, plus grande que celle de la plupart de mes camarades.
Au comble de la surprise, je regardai cette page, lisant et relisant, sans en comprendre le premier mot :
Condamnation à mort du sieur Gavruchka, portier du gymnase Saint-Vladimir.
« Répondez ! me dit alors M. Sarévine. Reconnaissez-vous cette feuille ? Est-ce vous qui avez tracé ces lignes ?
– C’est mon écriture, répliquai-je, mais ce n’est pas moi qui ai écrit cela.
– Mon enfant, mon enfant, interrompit alors le directeur avec agitation, dites la vérité ! On peut pardonner une faute, si grave qu’elle soit, quand elle n’est due qu’à l’étourderie ; mais l’obstination et le mensonge ne font que l’aggraver.
– Ivan Alexandrovitch Pérevsky ! répondis-je alors de l’accent le plus sincère, mon père ne mentait jamais. Il m’a appris à ne point mentir. Ce que j’ai dit est vrai.
– Prenez garde ! dit M. Sarévine. Je vous avertis que vos paroles pourront avoir pour vous de graves conséquences. Persistez-vous dans vos dénégations ?
– Oui, Monsieur. Ce n’est pas moi qui ai écrit ces mots. J’en ignore même le sens.
– Bien ! » dit M. Sarévine. Et, se tournant vers un personnage que je n’avais pas aperçu d’abord, assis dans l’embrasure d’une fenêtre : « Vous écrivez tout, monsieur Golovetchor ?
– Oui, je sténographie, » répondit celui-ci.
Je reconnus mon ancien professeur de Tertia, devenu greffier de l’enquête. Que voulait dire tout cela, grand Dieu ?
« Faites entrer le témoin Strodtmann, » dit le préfet des études.
On introduisit mon camarade de la deuxième division de Prima.
C’est un garçon qui ne m’a jamais été sympathique. Il est Allemand par son père, Russe par sa mère. Nous sommes du même âge. Il est grand, de ma taille à peu près ; comme moi il a des cheveux blonds, et il porte la casquette blanche.
Il est, ainsi que moi, un des élèves les plus médiocres de la classe de Prima. Il n’obtient, pas plus que moi, de bonnes places au concours, ni de succès à la fin de l’année… En un mot, il y a entre nous une certaine ressemblance, mais toute superficielle, je me hâte de le dire. Au moral, – du moins je l’espère, – nous ne nous ressemblons aucunement.
Je ne pus croire d’abord qu’il venait déposer contre moi… je dus cependant me rendre à l’évidence.
« Capiton Karlovitch Strodtmann, dit le préfet des études, racontez les faits qui sont à votre connaissance. »
Capiton, qui était d’une pâleur inaccoutumée, rougit légèrement à ces paroles, et il me parut qu’il évitait mon regard.
« Voici, dit-il d’un ton assez dégagé. Hier, à quatre heures, après la classe du soir, je restai, selon mon habitude, à l’étude pour terminer ma version grecque. Nous étions peu nombreux, huit ou neuf élèves, je crois, entre autres mon camarade ici présent, Dmitri Fédorovitch Térentieff. Ayant à chercher un mot dans mon dictionnaire grec, je m’aperçus que je l’avais laissé chez moi. Tous mes camarades se servaient du leur, excepté Térentieff qui écrivait sur une grande feuille de papier. Je m’approchai de lui pour le prier de me prêter son lexique, et lui, me voyant venir, cacha ce qu’il écrivait, si bien que je ne pus rien lire. J’eus cependant le temps de voir de gros caractères, écrits sur une feuille de papier à musique.
– Dmitri Térentieff, dit M. Sarévine, interrompant la déposition de mon condisciple, reconnaissez-vous l’exactitude de ces faits ?
– Oui, répliquai-je, excepté ce qui concerne les gros caractères écrits sur la feuille. C’était de la musique que j’écrivais… des notes et non des mots.
– Pourquoi l’avez-vous cachée lorsque votre camarade s’est approché de vous ?
– Parce que… c’était… »
Je m’arrêtai, embarrassé ; je répugnais à avouer la vérité ; c’est que cette musique était de ma composition ! Comment confesser ce que tout le monde ignore, que la musique est l’intérêt, le charme, la passion de ma vie ? Comment dire que sans cesse des mélodies inconnues, entraînantes, irrésistibles, emportent mon âme loin, bien loin, du grec et du latin, du gymnase de Saint-Vladimir et de Moscou, là-haut dans les espaces bleus, infinis… Pouvais-je confier à des auditeurs indifférents, peut-être hostiles, que je rêve d’abandonner la science pour l’art, les lettres pour la divine harmonie, et que la composition d’une symphonie hante mon esprit jour et nuit ; qu’hier encore en étude, j’en transcrivais un des motifs !… À quoi bon dire à tous mon secret, le livrer à la risée de mes camarades, à l’ironie de mes maîtres ?…
Je me tus.
« Votre silence est accusateur, dit M. Sarévine après un moment. Répondez. Pourquoi vous êtes-vous caché de votre camarade ?
– Je ne voulais pas qu’il vît ce que j’écrivais.
– Mais pourquoi cela ?
– Permettez-moi, Monsieur, de taire mes raisons. »
Un murmure désapprobateur se fit entendre. Le directeur eut un geste de découragement ; puis, s’adressant à moi avec bonté, il m’engagea à ne pas m’obstiner dans le silence. Mais je ne pus me résoudre à parler.
« Achevez votre déposition, Strodtmann, dit le préfet des études.
– Je revins à ma place, reprit Capiton, et je me remis à ma version. Un peu avant cinq heures, M. Sarévine entra dans la salle. Je tournai instinctivement les yeux vers Térentieff et je le vis enfermer précipitamment dans son pupitre la grande feuille de papier. M. Sarévine fit sa tournée et sortit Dmitri Fédorovitch parut étudier avec attention, ses livres ouverts devant lui, aussi longtemps que M. le surveillant général fut présent. Cinq minutes plus tard la cloche sonna. Dmitri sortit l’un des premiers ; il portait sous son bras sa serviette contenant probablement la feuille en question. J’en eus bientôt la certitude.
– Capiton Strodtmann se trompe, dis-je à cet instant ; j’ai laissé cette feuille dans mon pupitre, pliée sous mes cahiers !
– Laissez parler le témoin, dit M. Sarévine.
– Dmitri était parti sans reprendre son dictionnaire, continua d’une voix calme Capiton Strodtmann, je voulus le replacer dans son pupitre, et, avant de quitter la salle, je me dirigeai vers sa place.
– Y avait-il encore quelques-uns de vos camarades en étude ?
– Non, tous étaient sortis. Il n’y avait que le portier Gavruchka, qui resta le dernier dans la salle. En ouvrant le pupitre de Dmitri, je pensai tout à coup au mystérieux papier ; je voulus savoir ce que c’était, et je me mis à le chercher parmi les papiers de mon camarade…
– C’est trop fort, m’écriai-je avec indignation. Quelle impertinence ! oser fouiller dans mes papiers et s’en vanter, par-dessus le marché !…
– Je vous ai déjà dit de laisser parler le témoin, dit M. Sarévine de sa voix brève. Que se passa-t-il alors ?
– Pendant que je remettais en ordre les papiers de Térentieff, notre camarade Serge Arcadiévitch Kratkine revint dans la salle.
– Que cherches-tu là ? me demanda-t-il. Pourquoi fouilles-tu dans le pupitre de Dmitri ? Tu sais que cela ne lui plaît pas.
– Je remets son dictionnaire en place, lui dis-je, croyant inutile, par égard pour Dmitri, de parler du papier dont il faisait mystère et qui du reste ne se trouvait pas dans le pupitre. Il l’avait emporté, ainsi que je le supposais. »
À ce moment du récit de Capiton Strodtmann, je fus saisi d’un v*****t accès de colère. Son indiscrétion, la manière dont il mêlait le faux avec le vrai pour m’accuser me causèrent tout à coup une véritable exaspération.
« Où veux-tu en venir ? m’écriai-je. Après avoir eu l’impardonnable indiscrétion de fouiller dans mes papiers pour y découvrir mes secrets, tu oses encore mentir et dire que le feuillet n’y était pas… C’est donc que tu l’as pris !… car, si j’ignore dans quel but tu inventes tout cela, je te connais assez pour soupçonner que tu complotes quelque chose de très bas et de très vil. »
À ces mots, prononcés par moi dans l’ardeur de la colère :
« C’est donc que tu l’as pris ! » je vis distinctement le visage pâle de Strodtmann devenir livide. Il me jeta un regard si venimeux et si troublé que j’en restai saisi moi-même ; mais personne que moi ne parut remarquer son émotion.
« Votre emportement même vous accuse, interrompit M. Sarévine d’un ton de froideur glaciale. Continuez, témoin.
– Mais, monsieur le surveillant, il ment ! criai-je encore. Il prétend n’avoir pas trouvé ce papier, – parfaitement innocent d’ailleurs, – et moi j’affirme l’avoir laissé dans mon pupitre, au milieu de mes cahiers. Certes, je l’y croyais en sûreté !… En somme, je n’avais tracé sur la feuille que deux ou trois lignes de musique… Qui donc a eu l’impertinence de la prendre, d’y mettre cette inscription ridicule et d’imiter mon écriture, par surcroît… C’est à n’y rien comprendre. Et si ce n’est pas dans mon pupitre qu’on l’a pris, où est-ce ?
– Ce n’est malheureusement pas dans votre pupitre que nous l’avons trouvé, dit alors M. Pérevsky d’une voix grave et en pesant chacune de ses paroles. Ce papier, Dmitri Térentieff, a été relevé ce matin par M. Sarévine, en ma présence, dans la loge du portier Gavruchka, l’infortunée victime de l’acte criminel dont vous êtes l’auteur présumé.
– Gavruchka ?… victime ?… » répétai-je sans comprendre.
En effet, ce n’est pas dans ce rôle-là que j’avais connu Gavruchka jusqu’à ce jour ; c’était bien plutôt dans celui de tortionnaire. Depuis des années, des générations d’élèves grands et petits ont été unanimes à maudire ce tyran domestique et à détester son autorité taquine et humiliante. J’ai supposé, en entendant les paroles du directeur, qu’on lui avait fait quelque niche.
« On a peut-être voulu faire une plaisanterie à Gavruchka en se servant de mon papier, ai-je dit alors ; mais je ne sais rien à ce sujet et je ne m’en suis pas mêlé.
– La “plaisanterie” a été forte, dit M. Sarévine. Gavruchka gisait sans connaissance dans sa loge, ce matin à sept heures. Tout indiquait un attentat commis contre sa personne, qu’on a cru consommé. La victime était et est encore hors d’état d’articuler un mot. Peut-être succombera-t-elle aux mauvais traitements qu’elle a subis. Il y a eu commotion cérébrale. Des charges écrasantes pèsent sur vous. Vous ferez sagement d’avouer sans retard votre forfait, de nommer vos complices, de nous expliquer comment une “plaisanterie” a pu dégénérer en crime. Gavruchka ne porte pas de traces de violence ; on suppose que c’est peut-être le saisissement qui l’a terrassé lorsqu’il a lu ou entendu l’inepte sentence de mort écrite par vous sur ce papier… Expliquez-vous franchement, je vous le conseille une dernière fois. »
Je restai atterré à ces mots ! Gavruchka à l’agonie ! et moi, Dmitri Fédorovitch, accusé d’être son assassin !… Et on me disait cela tout tranquillement ! on me croyait capable d’un crime !… C’était à en devenir fou. Pendant un moment la tête me tourna.
Impuissant à prononcer un mot, j’écoutai en silence la déposition des autres témoins.
Serge Arcadiévitch Kratkine, mon meilleur ami, est venu d’abord. Il a confirmé le rapport de Capiton Strodtmann, quant à sa présence dans la salle d’études ; ils sont sortis ensemble du collège. Serge est convaincu que je suis innocent ; mais il n’a aucune preuve, et il a même reconnu l’écriture comme étant la mienne. Plusieurs de mes camarades, entre autres Grichine Jégor, ont déposé dans le même sens.
Après eux on entendit la déposition d’un des agents de police. Il déclara m’avoir vu entrer dans la loge de Gavruchka la veille, vers huit heures du soir. Il me reconnut sans hésitation. Je portais les mêmes vêtements, la même casquette blanche.
« Qu’êtes-vous venu faire hier soir chez Gavruchka ? »
La réponse ne m’embarrassa pas. Je n’avais qu’à dire la vérité.
« En rentrant chez moi hier soir, je me suis aperçu que j’avais oublié d’emporter mon dictionnaire grec ; je l’avais prêté à Strodtmann, ainsi qu’il l’a dit. Je n’avais pas encore fait ma version, et il fallait la remettre ce matin.
– Qu’aviez-vous donc fait en étude ?
– Devant une accusation aussi grave, je n’hésite plus à le dire. J’ai passé toute l’heure d’étude à transcrire une mélodie que j’avais dans la tête et qui m’empêchait de penser à ma version. Je voulais la faire ce soir chez moi. C’est dans l’espoir que Gavruchka me permettrait d’entrer dans le gymnase et dans la salle pour prendre mon dictionnaire, que je suis revenu. J’ai frappé à la petite porte, à droite du grand portail, celle qui donne directement dans la loge. Gavruchka m’a ouvert lui-même. Je suis entré, je lui ai exposé ma requête. Il a absolument refusé de m’ouvrir la classe, disant que c’était contraire aux règlements ; je suis reparti aussitôt…
– Combien de temps êtes-vous resté dans la loge du dvornik ? a demandé le directeur.
– Une minute, deux tout au plus.
– Avez-vous vu ressortir l’accusé ? demanda M. Sarévine à l’agent de police.
– Non, ou du moins pas seul. Après l’avoir vu entrer dans la loge, j’ai continué ma ronde jusqu’au bout de la rue, puis dans la rue voisine ; cela m’a bien pris une demi-heure. Je n’ai plus pensé au jeune homme, lorsque, à minuit moins un quart, me trouvant à cinquante mètres environ du gymnase, la petite porte s’est ouverte avec précaution. Trois jeunes gens en sont sortis ensemble ; l’un était grand, de la taille et de l’allure de Térentieff, les deux autres plus petits. Ils portaient de longs touloupes, des plaids remontés jusque sur le nez, et le plus grand des trois avait la casquette blanche de la première classe du gymnase. Étonné de les voir sortir du lycée à cette heure, je me mis à marcher derrière eux. Ils allaient très vite et se séparèrent sans mot dire au coin de la rue. Je continuai à suivre le plus grand, et je pus voir, à la lueur du gaz, qu’il avait les cheveux blonds. Je me sentis certain que c’était le jeune homme que j’avais vu rentrer au gymnase à huit heures. Pourtant, je dois dire que le témoin Strodtmann a les cheveux de la même couleur, et qu’il ressemble autant que l’accusé au jeune homme que j’ai filé hier soir. »
À ce moment de la déposition de l’agent de police je rencontrai le regard de mon condisciple ; il verdit littéralement, et, à l’instant même, éclata dans mon esprit la conviction, qui n’a fait que s’accroître depuis, que le coupable du crime dont il veut me rendre responsable, c’est lui. Je regardai les assistants ; mais aucun, à ma grande surprise, ne parut remarquer son agitation, et l’agent continua :
« J’ai suivi le jeune homme jusqu’à la Pétrovka. Là, il s’est dissimulé dans un coin sombre, ou bien il est entré dans une maison, ou peut-être s’est-il jeté dans une rue voisine. Quoi qu’il en soit, je l’ai perdu de vue, et je n’ai pu le retrouver. N’ayant après tout aucune raison de l’incriminer, j’abandonnai la poursuite, et je n’aurais sans doute plus pensé à lui, si, ce matin à la première heure, un garçon de salle du gymnase n’était venu en toute hâte chercher l’ispravnik. Je l’ai accompagné à Saint-Vladimir, et, dans la loge du dvornik, nous avons trouvé réunis M. le directeur et M. le préfet des études. Devant eux était agenouillé le portier Gavruchka les yeux bandés, le front sur une table, les mains en avant, une serviette tordue en corde posée sur la nuque. Il était sans connaissance. Par terre M. Sarévine a ramassé le papier contenant la sentence de mort. Ce matin j’ai assisté au défilé des élèves entrant au gymnase ; j’ai reconnu sans hésitation en Térentieff le jeune homme qui est entré à huit heures chez Gavruchka. Je n’ai pu réussir à reconnaître ceux qui l’accompagnaient lorsqu’il est sorti à minuit. »
Après la déposition de l’agent, je suis resté confondu, anéanti. Parviendrai-je à me disculper ? Comment prouver que ce n’était pas moi ?… Si seulement Gavruchka pouvait parler !…
« Vous persistez à dire que vous êtes sorti immédiatement de la loge du concierge ? m’a demandé le directeur.
– Oui, Monsieur, immédiatement ; je n’ai pas vu en sortant l’agent de police que j’avais aperçu lorsque je suis entré. La rue était solitaire, comme l’est toujours ce quartier. Je ne crois pas avoir rencontré une seule personne…
– Où avez-vous passé la soirée ?
– J’avais l’intention de rentrer chez moi, pour faire ma version ; mais cela ne m’étant plus possible sans dictionnaire, je suis allé au concert de la Porte-Dorée, où je suis resté jusqu’à minuit environ.
– Quelle place avez-vous prise ?
– Un billet de 3e galerie de pourtour, que j’ai payé à la caisse en entrant.
– Quels morceaux avez-vous entendus ?
– De la musique instrumentale : la Symphonie héroïque de Beethoven ; un morceau de la Damnation de Faust de Berlioz ; des valses de Brahcus, une mélodie de Rubinstein.
– Il lui a été facile de lire le programme, dit M. Sarévine à demi-voix. À quelle heure êtes-vous rentré chez vous ?
– À minuit un quart.
– Avez-vous parlé à quelqu’un ?
– Au dvornik de la maison que j’habite, dans la Pétrovka…
– Ah !… Vous habitez la Pétrovka, dit M. Sarévine en échangeant un regard avec l’agent. Si on ne retrouve personne qui vous ait vu et reconnu au concert, cela sera fort grave.
– Dmitri Térentieff, me dit alors le directeur, vous le voyez, toutes les dépositions sont contre vous. Encore une fois nous vous engageons à nous révéler la vérité, à dénoncer vos complices, afin d’alléger les charges qui pèsent sur vous.
– Je suis innocent, Monsieur, je n’ai pas de complices. Je le jure sur l’honneur. Je n’ai rien su de toute cette affaire, et c’est vous qui m’avez appris le triste état où se trouve Gavruchka ; je l’ai vu pour la dernière fois hier soir à huit heures, en parfaite santé. »
Le directeur s’est alors levé.
« Messieurs, a-t-il dit aux agents, faites votre devoir. Les dénégations de l’accusé m’obligent à vous l’abandonner. Il ne nous reste plus qu’à employer tous nos efforts pour découvrir ses complices. »
Le brigadier s’est approché de moi :
« Au nom du tzar je vous arrête ! » m’a-t-il dit.
Il m’a passé les menottes, et je suis descendu au cliquetis de mes chaînes, entre deux agents.
Au bas du grand escalier, dans la cour, tous les élèves de Prima étaient groupés, curieux et inquiets, attendant le retour de ceux d’entre eux qui avaient été appelés en témoignage.
Un affreux sentiment de honte, de rage impuissante, me saisit lorsque je me vis, dans cet équipage ignominieux, donné en spectacle à mes camarades.
La plupart étaient silencieux et tristes ; quelques-uns, voulant peut-être écarter par là tout soupçon de complicité, s’éloignaient de moi avec horreur, criant : « Ouf ! ouf ! » d’un air d’indignation, ou crachant en signe de mépris.
Mais, comme je traversais la cour, mon brave ami Serge Arcadiévitch Kratkine se jeta à mon cou.
Courage ! cria-t-il. Tu es innocent ! Nous en sommes convaincus, et je ne t’abandonne pas. Crions tous : « Vive Dmitri Fédorovitch Térentieff !… »
Quelques-uns de nos camarades, Grichine Jégor entre autres, qui s’approcha de moi pour me serrer la main, joignirent leur voix à la sienne ; après quoi je franchis la grille.
Dix minutes plus tard j’étais en prison.
J’ignore quel sera mon sort. Je vais être interrogé sans doute, obligé de comparaître devant un tribunal. Depuis que je suis seul ici, toute ma vie se retrace involontairement à mes yeux. Les souvenirs des jours heureux m’obsèdent. Je revois comme en résumé mon existence entière ; il me semble y trouver des matériaux pour ma défense ; peut-être le récit sincère de toutes mes actions, de tous mes sentiments, aidera-t-il à me disculper.
Mais il se fait tard déjà. Le jour ne pénètre presque plus dans ma cellule. Je suis obligé de m’arrêter. Demain je continuerai ce récit ; ou plutôt je commencerai mes mémoires. Cela me servira à tromper l’ennui d’une captivité qui menace d’être longue. J’ai demandé et obtenu une provision suffisante de papier, d’encre et de plumes.
Oui, l’oisiveté forcée de ces longues journées m’a trop pesé ; en me rappelant les jours heureux j’oublierai les tristesses de l’heure présente.
La nuit tombe. J’entends les rats remuer la paille de mon grabat. Ils doivent être nombreux, à voir la manière dont ils ont entamé mon pain de seigle… J’en ai le frisson… Est-ce que j’aurais peur, par hasard ?… Non ! Dmitri Fédorovitch Térentieff ne saurait avoir peur ; il est fils d’un honnête homme, il est complètement innocent du crime dont il est accusé ; il est tranquille. Une bonne conscience est le meilleur oreiller, même sur la paille humide d’un cachot hanté par les rats.