Chapitre IIOswald et Corinne allèrent d’abord au Panthéon, qu’on appelle aujourd’hui Ste-Marie de la Rotonde. Partout en Italie le catholicisme a hérité du paganisme ; mais le Panthéon est le seul temple antique à Rome qui soit conservé tout entier, le seul où l’on puisse remarquer dans son ensemble la beauté de l’architecture des anciens, et le caractère particulier de leur culte. Oswald et Corinne s’arrêtèrent sur la place du Panthéon, pour admirer le portique de ce temple, et les colonnes qui le soutiennent.
Corinne fit observer à lord Nelvil que le Panthéon était construit de manière qu’il paraissait beaucoup plus grand qu’il ne l’est. – L’église St-Pierre, dit-elle, produira sur vous un effet tout différent ; vous la croirez d’abord moins immense qu’elle ne l’est en réalité. L’illusion si favorable au Panthéon vient, à ce qu’on assure, de ce qu’il y a plus d’espace entre les colonnes, et que l’air joue librement autour ; mais surtout de ce que l’on n’y aperçoit presque point d’ornements de détails, tandis que Saint-Pierre en est surchargé. C’est ainsi que la poésie antique ne dessinait que les grandes masses, et laissait à la pensée de l’auditeur à remplir les intervalles, à suppléer les développements : en tout genre, nous autres modernes, nous disons trop.
Ce temple, continua Corinne, fut consacré par Agrippa, le favori d’Auguste, à son ami, ou plutôt à son maître. Cependant ce maître eut la modestie de refuser la dédicace du temple, et Agrippa se vit obligé de le dédier à tous les Dieux de l’Olympe pour remplacer le Dieu de la terre, la puissance. Il y avait un char de bronze au sommet du Panthéon, sur lequel étaient placées les statues d’Auguste et d’Agrippa. De chaque côté du portique ces mêmes statues se retrouvaient sous une autre forme ; et sur le frontispice du temple on lit encore : grippa l’a consacré. Auguste donna son nom à son siècle, parce qu’il a fait de ce siècle une époque de l’esprit humain. Les chefs-d’œuvre en divers genres de ses contemporains formèrent, pour ainsi dire, les rayons de son auréole. Il sut honorer habilement les hommes de génie qui cultivaient les lettres, et dans la postérité sa gloire s’en est bien trouvée.
– Entrons dans le temple, dit Corinne ; vous le voyez, il reste découvert presque comme il l’était autrefois. On dit que cette lumière qui venait d’en haut était l’emblème de la divinité supérieure à toutes les divinités. Les païens ont toujours aimé les images symboliques. Il semble en effet que ce langage convient mieux à la religion que la parole. La pluie tombe souvent sur ces parvis de marbre ; mais aussi les rayons du soleil viennent éclairer les prières. Quelle sérénité ! quel air de fête on remarque dans cet édifice ! Les païens ont divinisé la vie, et les chrétiens ont divinisé la mort ; tel est l’esprit des deux : cultes : mais notre catholicisme romain est moins sombre cependant que ne l’était celui du nord. Vous l’observerez quand nous serons à Saint-Pierre. Dans l’intérieur du sanctuaire du Panthéon sont les bustes de nos artistes les plus célèbres. Ils décorent les niches où l’on avait placé les Dieux des anciens. Comme depuis la destruction de l’empire des Césars nous n’avons presque jamais eu d’indépendance politique en Italie, on ne trouve point ici des hommes d’État ni de grands capitaines. C’est le génie de l’imagination qui fait notre seule gloire : mais ne trouvez-vous pas, mylord, qu’un peuple qui honore ainsi les talents qu’il possède mériterait une plus noble destinée ? – Je suis sévère pour les nations, répondit Oswald, je crois toujours qu’elles méritent leur sort, quel qu’il soit. – Cela est dur, reprit Corinne, peut-être en vivant en Italie éprouverez-vous un sentiment d’attendrissement sur ce beau pays, que la nature semble avoir paré comme une victime ; mais du moins souvenez-vous que notre plus chère espérance, à nous autres artistes, à nous autres amants de la gloire, c’est d’obtenir une place ici. J’ai déjà marqué la mienne, dit-elle, en montrant une niche encore vide. Oswald, qui sait si vous ne reviendrez pas dans cette même enceinte quand mon buste y sera placé ? Alors… – Oswald l’interrompit vivement et lui dit : – Resplendissante de jeunesse et de beauté, pouvez-vous parler ainsi à celui que le malheur et la souffrance font déjà pencher vers la tombe ? – Ah ! reprit Corinne, l’orage peut briser en un moment les fleurs qui tiennent encore la tête levée. Oswald, cher Oswald, ajouta-t-elle pourquoi ne seriez-vous pas heureux, pourquoi… – Ne m’interrogez jamais, reprit lord Nelvil, vous avez vos secrets, j’ai les miens, respectons mutuellement notre silence. Non, vous ne savez pas quelle émotion j’éprouverais s’il fallait raconter mes malheurs ! – Corinne se tut, et ses pas, en sortant du temple, étaient plus lents, et ses regards plus rêveurs.
Elle s’arrêta sous le portique. – Là dit-elle à lord Nelvil, était une urne de porphyre de la plus grande beauté, transportée maintenant à Saint-Jean de Latran ; elle contenait les cendres d’Agrippa, qui furent placées au pied de la statue qu’il s’était élevée à lui-même. Les anciens mettaient tant de soin à adoucir l’idée de la destruction, qu’ils savaient en écarter ce qu’elle peut avoir de lugubre et d’effrayant. Il y avait d’ailleurs tant de magnificence dans leurs tombeaux, que le contraste du néant de la mort et des splendeurs de la vie s’y faisait moins sentir. Il est vrai aussi que l’espérance d’un autre monde étant chez eux beaucoup moins vive que chez les chrétiens, les païens s’efforçaient de disputer à la mort le souvenir que nous déposons sans crainte dans le sein de l’Éternel.
Oswald soupira et garda le silence. Les idées mélancoliques ont beaucoup de charmes tant qu’on n’a pas été soi-même profondément malheureux ; mais quand la douleur dans toute son âpreté s’est emparée de l’âme, on n’entend plus sans tressaillir de certains mots qui jadis n’excitaient en nous que des rêveries plus ou moins douces.