Chapitre premierQuinze jours se passèrent pendant lesquels lord Nelvil se consacra tout entier à la société de Corinne. Il ne sortait de chez lui que pour se rendre chez elle, il ne voyait rien, il ne cherchait rien qu’elle, et sans lui parler jamais de son sentiment, il l’en faisait jouir à tous les moments du jour. Elle était accoutumée aux hommages vifs et flatteurs des Italiens, mais la dignité des manières d’Oswald, son apparente froideur, et sa sensibilité qui se trahissait malgré lui exerçaient sur l’imagination une bien plus grande puissance. Jamais il ne racontait une action généreuse, jamais il ne parlait d’un malheur sans que ses yeux se remplissent de larmes, et toujours il cherchait à cacher son émotion. Il inspirait à Corinne un sentiment de respect qu’elle n’avait pas éprouvé depuis longtemps. Aucun esprit, quelque distingué qu’il fût, ne pouvait l’étonner ; mais l’élévation et la dignité du caractère agissaient profondément sur elle. Lord Nelvil joignait à ces qualités une noblesse dans les expressions, une élégance dans les moindres actions de la vie, qui faisaient contraste avec la négligence et la familiarité de la plupart des grands seigneurs romains.
Bien que les goûts d’Oswald fussent à quelques égards différents de ceux de Corinne, ils se comprenaient mutuellement d’une façon merveilleuse. Lord Nelvil devinait les impressions de Corinne avec une sagacité parfaite, et Corinne découvrait, à la plus légère altération du visage de lord Nelvil, ce qui se passait en lui. Habituée aux démonstrations orageuses de la passion des Italiens, cet attachement timide et fier, ce sentiment prouvé sans cesse et jamais avoué, répandait sur sa vie un intérêt tout à fait nouveau. Elle se sentait comme environnée d’une atmosphère plus douce et plus pure, et chaque instant de la journée lui causait un sentiment de bonheur qu’elle aimait à goûter, sans vouloir s’en rendre compte.
Un matin, le prince Castel-Forte vint chez elle ; il était triste, elle lui en demanda la cause. – Cet Écossais, lui dit-il, va nous enlever votre affection, et qui sait même s’il ne vous emmènera pas loin de nous ! – Corinne garda quelques instants le silence, puis répondit : je vous atteste qu’il ne m’a point dit qu’il m’aimait. – Vous le croyez, néanmoins, répondit le prince Castel-Forte ; il vous parle par sa vie, et son silence même est un habile moyen de vous intéresser. Que peut-on vous dire en effet que vous n’ayez pas entendu ! quelle est la louange qu’on ne vous ait pas offerte ! quel est l’hommage auquel vous ne soyez pas accoutumée ! Mais il y a quelque chose de contenu, de voilé dans le caractère de lord Nelvil, qui ne vous permettra jamais de le juger entièrement comme vous nous jugez. Vous êtes la personne du monde la plus facile à connaître ; mais c’est précisément parce que vous vous montrez volontiers telle que vous êtes, que la réserve et le mystère vous plaisent et vous dominent. L’inconnu, quel qu’il soit, a plus d’ascendant sur vous que tous les sentiments qu’on vous témoigne. – Corinne sourit. – Vous croyez donc, cher prince, lui dit-elle, que mon cœur est ingrat et mon imagination capricieuse ? Il me semble cependant que lord Nelvil possède et laisse voir des qualités assez remarquables pour que je ne puisse pas me flatter de les avoir découvertes. C’est, j’en conviens, répondit le prince Castel-Forte, un homme fier, généreux, spirituel, sensible même, et surtout mélancolique ; mais je me trompe fort, ou ses goûts n’ont pas le moindre rapport avec les vôtres. Vous ne vous en apercevrez pas tant qu’il sera sous le charme de votre présence, mais votre empire sur lui ne tiendrait pas, s’il était loin de vous. Les obstacles le fatigueraient, son âme a contracté, par les chagrins qu’il a éprouvés, une sorte de découragement qui doit nuire à l’énergie de ses résolutions ; et vous savez d’ailleurs combien les Anglais en général sont asservis aux mœurs et aux habitudes de leur pays.
À ces mots, Corinne se tut et soupira. Des réflexions pénibles sur les premiers évènements de sa vie se retracèrent à sa pensée ; mais le soir elle revit Oswald plus occupé d’elle que jamais ; et tout ce qui resta dans son esprit de la conversation du prince Cas tel-Forte, ce fut le désir de fixer lord Nelvil en Italie, en lui faisant aimer les beautés de tout genre dont ce pays est doué. C’est dans cette intention qu’elle lui écrivit la lettre suivante. La liberté du genre de vie qu’on mène à Rome excusait cette démarche, et Corinne en particulier, bien qu’on pût lui reprocher trop de franchise et d’entraînement dans le caractère, savait conserver beaucoup de dignité dans l’indépendance et de modestie dans la vivacité.
Corinne, à lord Nelvil.
Ce 15 décembre 1794.
Je ne sais, Milord, si vous me trouverez trop de confiance en moi-même, ou si vous rendrez justice aux motifs qui peuvent excuser cette confiance. Hier je vous ai entendu dire que vous n’aviez point encore voyagé dans Rome, que vous ne connaissiez ni les chefs-d’œuvre de nos beaux-arts, ni les ruines antiques qui nous apprennent l’histoire par l’imagination et le sentiment ; et j’ai conçu l’idée d’oser me proposer pour guide dans ces courses à travers les siècles.
Sans doute Rome présenterait aisément un grand nombre de savants dont l’érudition profonde pourrait vous être bien plus utile ; mais si je puis réussir à vous faire aimer ce séjour, vers lequel je me suis toujours sentie si impérieusement attirée, vos propres études achèveront ce que mon imparfaite esquisse aura commencé.
Beaucoup d’étrangers viennent à Rome, comme ils iraient à Londres, comme ils iraient à Paris, pour chercher les distractions d’une grande ville ; et si l’on osait avouer qu’on s’est ennuyé à Rome, je crois que la plupart l’avoueraient ; mais il est également vrai qu’on peut y découvrir un charme dont on ne se lasse jamais. Me pardonnerez-vous, Milord, de souhaiter que ce charme vous soit connu ?
Sans doute il faut oublier ici tous les intérêts politiques du monde ; mais lorsque ces intérêts ne sont pas unis à des devoirs ou à des sentiments sacrés, ils refroidissent le cœur. Il faut aussi renoncer à ce qu’on appellerait ailleurs les plaisirs de la société ; mais ces plaisirs, presque toujours, flétrissent l’imagination. L’on jouit à Rome d’une existence tout à la fois solitaire et animée, qui développe librement en nous-mêmes tout ce que le ciel y a mis. Je le répète, Milord, pardonnez-moi cet amour pour ma patrie, qui me fait désirer de la faire aimer d’un homme tel que vous ; et ne jugez point avec la sévérité anglaise les témoignages de bienveillance qu’une Italienne croit pouvoir donner, sans rien perdre à ses yeux, ni aux vôtres.
Corinne.
En vain Oswald aurait voulu se le cacher, il fut vivement heureux en recevant cette lettre ; il entrevit un avenir confus de jouissances et de bonheur ; l’imagination, l’amour, l’enthousiasme tout ce qu’il y a de divin dans l’âme de l’homme, lui parut réuni dans le projet enchanteur de voir Rome avec Corinne. Cette fois il ne réfléchit pas, cette fois il sortit à l’instant même pour aller voir Corinne, et, dans la route, il regarda le ciel, il sentit le beau temps, il porta la vie légèrement. Ses regrets et ses craintes se perdirent dans les nuages de l’espérance ; son cœur, depuis longtemps opprimé par la tristesse, battait et tressaillait de joie ; il craignait bien qu’une si heureuse disposition ne pût durer ; mais l’idée même qu’elle était passagère donnait à cette fièvre de bonheur plus de force et d’activité.
– Vous voilà ? dit Corinne en voyant entrer lord Nelvil, ah ! merci. – Et elle lui tendit la main. Oswald la prit, y imprima ses lèvres avec une vive tendresse, et ne sentit pas dans ce moment cette timidité souffrante qui se mêlait souvent à ses impressions les plus agréables, et lui donnait quelquefois, avec les personnes qu’il aimait le mieux, des sentiments amers et pénibles. L’intimité avait commencé entre Oswald et Corinne depuis qu’ils s’étaient quittés, c’était la lettre de Corinne qui l’avait établie ; ils étaient contents tous les deux, et ressentaient l’un pour l’autre une tendre reconnaissance.
– C’est donc ce matin, dit Corinne, que je vous montrerai le Panthéon et Saint-Pierre : j’avais bien quelque espoir, ajouta-t-elle en souriant, que vous accepteriez le voyage de Rome avec moi ; aussi mes chevaux sont prêts. Je vous ai attendu ; vous êtes arrivé ; tout est bien ; parlons. – Étonnante personne, dit Oswald, qui donc êtes-vous ? où avez-vous pris tant de charmes divers qui sembleraient devoir s’exclure : sensibilité, gaieté, profondeur, grâce, abandon, modestie ? êtes-vous une illusion ? êtes-vous un bonheur surnaturel pour la vie de celui qui vous rencontre ? – Ah ! si j’ai le pouvoir de vous faire quelque bien, reprit Corinne, vous ne devez pas croire que jamais j’y renonce. – Prenez garde, reprit Oswald en saisissant la main de Corinne avec émotion, prenez garde à ce bien que vous voulez me faire. Depuis près de deux ans une main de fer serre mon cœur ; si votre douce présence m’a donné quelque relâche, si je respire près de vous, que deviendrai-je quand il faudra rentrer dans mon sort ; que deviendrai-je ?… – Laissons au temps, laissons au hasard, interrompit Corinne, à décider si cette impression d’un jour que j’ai produite sur vous durera plus qu’un jour. Si nos âmes s’entendent, notre affection mutuelle ne sera point passagère. Quoi qu’il en soit, allons admirer ensemble tout ce qui peut élever notre esprit et nos sentiments ; nous goûterons toujours ainsi quelques moments de bonheur. – En achevant ces mots, Corinne descendit, et lord Nelvil la suivit, étonné de sa réponse. Il lui sembla qu’elle admettait la possibilité d’un demi-sentiment, d’un attrait momentané. Enfin, il crut entrevoir de la légèreté dans la manière dont elle s’était exprimée, et il en fut blessé.
Il se plaça sans rien dire dans la voiture de Corinne, qui, devinant sa pensée, lui dit : – Je ne crois pas que le cœur soit ainsi fait, que l’on éprouve toujours ou point d’amour, ou la passion la plus invincible. Il y a des commencements de sentiment qu’un examen plus approfondi peut dissiper. On se flatte, on se détrompe, et l’enthousiasme même dont on est susceptible, s’il rend l’enchantement plus rapide, peut faire aussi que le refroidissement soit plus prompt. – Vous avez beaucoup réfléchi sur le sentiment, madame, dit Oswald avec amertume. – Corinne rougit à ce mot, et se tut quelques instants ; puis reprenant la parole avec un mélange assez frappant de franchise et de dignité : – Je ne crois pas, dit-elle, qu’une femme sensible soit jamais arrivée jusqu’à vingt-six ans sans avoir connu l’illusion de l’amour ; mais si n’avoir jamais été heureuse, si n’avoir jamais rencontré l’objet qui pouvait mériter toutes les affections de son cœur, est un titre à l’intérêt, j’ai droit au vôtre. – Ces paroles, et l’accent avec lequel Corinne les prononça, dissipèrent un peu le nuage qui s’était élevé dans l’âme de lord Nelvil ; néanmoins il se dit en lui-même : – C’est la plus séduisante des femmes, mais c’est une Italienne ; et ce n’est pas ce cœur timide, innocent, à lui-même inconnu, que possède sans doute la jeune Anglaise à laquelle mon père me destinait.
Cette jeune Anglaise se nommait Lucile Edgermond, la fille du meilleur ami du père de lord Nelvil ; mais elle était trop enfant encore lorsqu’Oswald quitta l’Angleterre pour qu’il pût l’épouser, ni même prévoir avec certitude ce qu’elle serait un jour.