Chapitre III

2499 Words
Chapitre IIIOn passe, en allant à St-Pierre sur le pont St-Ange, et Corinne et lord Nelvil le traversèrent à pied. – C’est sur ce pont, dit Oswald qu’en revenant du Capitole j’ai pour la première fois pensé longtemps à vous. – Je ne me flattais pas, reprit Corinne, que ce couronnement du Capitole me vaudrait un ami, mais cependant en cherchant la gloire, j’ai toujours espéré qu’elle me ferait aimer. À quoi servirait-elle, du moins aux femmes, sans cet espoir ! – Restons encore ici quelques instants, dit Oswald. Quel souvenir, entre tous les siècles, peut valoir pour mon cœur ce lieu qui me rappelle le jour où je vous ai vue. – Je ne sais si je me trompe, reprit Corinne, mais il me semble qu’on se devient plus cher l’un à l’autre, en admirant ensemble les monuments qui parlent à l’âme par une véritable grandeur. Les édifices de Rome ne sont ni froids, ni muets ; le génie les a conçus, des évènements mémorables les consacrent ; peut-être même faut-il aimer, Oswald, aimer sur tout un caractère tel que le vôtre, pour se complaire à sentir avec lui tout ce qu’il y a de noble et de beau dans l’univers. – Oui, reprit lord Nelvil, mais en vous regardant, mais en vous écoutant, je n’ai pas besoin d’autres merveilles. – Corinne le remercia par un sourire plein de charmes. En allant à St-Pierre, ils s’arrêtèrent devant le château St-Ange : – Voilà, dit Corinne l’un des édifices dont l’extérieur a le plus d’originalité ; ce tombeau d’Adrien, changé en forteresse par les Goths, porte le double caractère de sa première et de sa seconde destination. Bâti pour la mort, une impénétrable enceinte l’environne, et cependant les vivants y ont ajouté quelque chose d’hostile par les fortifications extérieures qui contrastent avec le silence et la noble inutilité d’un monument funéraire. On voit sur le sommet un ange de bronze avec son épée nue, et dans l’intérieur sont pratiquées des prisons fort cruelles. Tous les évènements de l’histoire de Rome depuis Adrien jusqu’à nos jours sont liés à ce monument. Bélisaire s’y défendit contre les Goths, et presqu’aussi barbare que ceux qui l’attaquaient, il lança contre ses ennemis les belles statues qui décoraient l’intérieur de l’édifice. Crescentius, Arnault de Brescia, Nicolas Rienzi, ces amis de la liberté romaine, qui ont pris si souvent les souvenirs pour des espérances, se sont défendus longtemps aime ces pierres qui s’unissent à tant de faits illustres. J’aime ce luxe du maître du monde, un magnifique tombeau. Il y a quelque chose de grand dans l’homme qui, possesseur de toutes les jouissances et de toutes les pompes terrestres, ne craint pas de s’occuper longtemps d’avance de sa mort. Des idées morales, des sentiments désintéressés remplissent l’âme, dès qu’elle sort de quelque manière des bornes de la vie. C’est d’ici, continua Corinne, que l’on devrait apercevoir St-Pierre, et c’est jusques ici que les colonnes qui le précèdent devaient s’étendre ; tel était le superbe plan de Michel-Ange, il espérait du moins qu’on l’achèverait après lui ; mais les hommes de notre temps ne pensent plus à la postérité. Quand une fois on a tourné l’enthousiasme en ridicule, on a tout défait, excepté l’argent et le pouvoir. – C’est vous qui ferez renaître ce sentiment, s’écria lord Nelvil. Qui jamais éprouva le bonheur que je goûte ? Rome montrée par vous, Rome interprétée par l’imagination et le génie, Rome, qui est un monde, animé par le sentiment, sans lequel le monde lui-même est un désert. Ah, Corinne, que succèdera-t-il à ces jours plus heureux que mon sort et mon cœur ne le permettent ! Corinne lui répondit avec douceur – Toutes les affections sincères viennent du ciel, Oswald, pourquoi ne protégerait-il pas ce qu’il inspire ? C’est à lui qu’il appartient de disposer de nous. Alors St-Pierre leur apparut, cet édifice, le plus grand que les hommes aient jamais élevé, car les pyramides d’Égypte elles-mêmes lui sont inférieures en hauteur. – J’aurais peut-être dû vous faire voir le plus beau de nos édifices, dit Corinne, le dernier, mais ce n’est pas mon système. Il me semble que pour se rendre sensible aux beaux-arts, il faut commencer par voir les objets qui inspirent une admiration vive et profonde. Ce sentiment, une fois éprouvé, révèle pour ainsi dire une nouvelle sphère d’idées, et rend ensuite plus capable d’aimer et de juger tout ce qui, dans un ordre même inférieur, retrace cependant la première impression qu’on a reçue. Toutes ces gradations, ces manières prudentes et nuancées pour préparer les grands effets, ne sont point de mon goût. On n’arrive point au sublime par degrés, des distances infinies le séparent même de ce qui n’est que beau. –Oswald sentit une émotion tout à fait extraordinaire en arrivant en face de St-Pierre. C’était la première fois que l’ouvrage des hommes produisait sur lui l’effet d’une merveille de la nature. C’est le seul travail de l’art, sur notre terre actuelle, qui ait le genre de grandeur qui caractérise les œuvres immédiates de la création. Corinne jouissait de l’étonnement d’Oswald. – J’ai choisi, lui dit-elle, un jour où le soleil est dans tout son éclat pour vous faire voir ce monument. Je vous réserve un plaisir plus intime, plus religieux, c’est de le contempler au clair de la lune ; mais il fallait d’abord vous faire assister à la plus brillante des fêtes, le génie de l’homme décoré par la magnificence de la nature. La place de Saint-Pierre est entourée par des colonnes légères de loin, et massives de près. Le terrain, qui va toujours un peu en montant jusqu’au portique de l’église, ajoute encore à l’effet qu’elle produit. Un obélisque de 80 pieds de haut, qui paraît à peine élevé en présence de la coupole de Saint-Pierre, est au milieu de la place. La forme des obélisques elle seule a quelque chose qui plaît à l’imagination ; leur sommet se perd dans les airs, et semble porter jusqu’au ciel une grande pensée de l’homme. Ce monument, qui vint d’Égypte pour orner les bains de Caligula, et que Sixte-Quint a fait transporter ensuite au pied du temple de Saint-Pierre, ce contemporain de tant de siècles, qui n’ont pu rien contre lui, inspire un sentiment de respect ; l’homme se sent si passager, qu’il a toujours de l’émotion en présence de ce qui est immuable. À quelque distance des deux côtés de l’obélisque, s’élèvent deux fontaines dont l’eau jaillit perpétuellement et retombe avec abondance en cascade dans les airs. Ce murmure des ondes, qu’on a coutume d’entendre au milieu de la campagne, produit dans cette enceinte une sensation toute nouvelle ; mais cette sensation est en harmonie avec celle que fait naître l’aspect d’un temple majestueux. La peinture, la sculpture, imitant le plus souvent la figure humaine, ou quelque objet existant dans la nature, réveillent dans notre âme des idées parfaitement claires et positives ; mais un beau monument d’architecture n’a point, pour ainsi dire, de sens déterminé, et l’on est saisi, en le contemplant, par cette rêverie sans calcul et sans but qui mène si loin la pensée. Le bruit des eaux convient à toutes ces impressions vagues et profondes ; il est uniforme comme l’édifice est régulier. L’éternel mouvement et l’éternel repos () sont ainsi rapprochés l’un de l’autre. C’est dans ce lieu surtout que le temps est sans pouvoir ; car il ne tarit pas plus ces sources jaillissantes, qu’il n’ébranle ces immobiles pierres. Les eaux qui s’élancent en gerbes de ces fontaines sont si légères et si nuageuses, que, dans un beau jour, les rayons du soleil y produisent de petits arcs-en-ciel formés des plus belles couleurs. – Arrêtez-vous un moment ici, dit Corinne à lord Nelvil comme il était déjà sous le portique de l’église, arrêtez-vous avant de soulever le rideau qui couvre la porte du temple ; votre cœur ne bat-il pas à l’approche de ce sanctuaire ? et ne ressentez-vous pas, au moment d’entrer, tout ce que ferait éprouver l’attente d’un évènement solennel ? – Corinne elle-même souleva le rideau, et le retint pour laisser passer lord Nelvil ; elle avait tant de grâce dans cette attitude, que le premier regard d’Oswald fut pour la considérer ainsi : il se plut même pendant quelques instants à ne rien observer qu’elle. Cependant il s’avança dans le temple, et l’impression qu’il reçut sous ces voûtes immenses fut si profonde et si religieuse, que le sentiment même de l’amour ne suffisait plus pour remplir en entier son âme. Il marchait lentement à côté de Corinne ; l’un et l’autre se taisaient. Là tout commande le silence ; le moindre bruit retentit si loin, qu’aucune parole ne semble digne d’être ainsi répétée dans une demeure presque éternelle ! La prière seule, l’accent du malheur, de quelque faible voix qu’il parte, émeut profondément dans ces vastes lieux. Et quand, sous ces dômes immenses, on entend de loin venir un vieillard dont les pas tremblants se traînent sur ces beaux marbres arrosés par tant de pleurs, l’on sent que l’homme est imposant par cette infirmité même de sa nature qui soumet son âme divine à tant de souffrances, et que le culte de la douleur, le christianisme, contient le vrai secret du passage de l’homme sur la terre. Corinne interrompit la rêverie d’Oswald, et lui dit : – Vous avez vu des églises gothiques en Angleterre et en Allemagne, vous avez dû remarquer qu’elles ont un caractère beaucoup plus sombre que cette église. Il y avait quelque chose de mystique dans le catholicisme des peuples septentrionaux. Le nôtre parle à l’imagination par les objets extérieurs. Michel-Ange a dit, en voyant la coupole du Panthéon : « Je la placerai dans les airs. » Et en effet, Saint-Pierre est un temple posé sur une église. Il y a quelque alliance des religions antiques et du christianisme dans l’effet que produit sur l’imagination l’intérieur de cet édifice. Je vais m’y promener souvent pour rendre à mon âme la sérénité qu’elle perd quelquefois. La vue d’un tel monument est comme une musique continuelle et fixée, qui vous attend pour vous faire du bien quand vous vous en approchez ; et certainement il faut mettre au nombre des titres de notre nation à la gloire, la patience, le courage et le désintéressement des chefs de l’Église, qui ont consacré cent cinquante années, tant d’argent et tant de travaux, à l’achèvement d’un édifice, dont ceux qui l’élevaient ne pouvaient se flatter de jouir. C’est un service rendu même à la morale publique, que de faire don à une nation d’un monument qui est l’emblème de tant d’idées nobles et généreuses. – Oui, répondit Oswald, ici les arts ont de la grandeur ; l’imagination et l’invention sont pleines de génie : mais la dignité de l’homme même comment y est-elle défendue ? Quelles institutions, quelle faiblesse dans la plupart des gouvernements d’Italie ! Et néanmoins quel asservissement dans les esprits ! – D’autres peuples, interrompit Corinne, ont supporté le joug comme nous, et ils ont de moins l’imagination qui fait rêver une autre destinée : Servi siam si, ma servi ognor frementi. Nous sommes esclaves, mais des esclaves toujours frémissants dit Alfiéri, le plus fier de nos écrivains modernes. Il y a tant d’âme dans nos beaux-arts que peut-être un jour notre caractère égalera notre génie. Regardez, continua Corinne, ces statues placées sur les tombeaux ; ces tableaux en mosaïque, patientes et fidèles copies des chefs-d’œuvre de nos grands maîtres. Je n’examine jamais Saint-Pierre en détail, parce que je n’aime pas à y trouver ces beautés multipliées qui dérangent un peu l’impression de l’ensemble. Mais qu’est-ce donc qu’un monument où les chefs-d’œuvre de l’esprit humain eux-mêmes paraissent des ornements superflus ! Ce temple est comme un monde à part. On y trouve un asile contre le froid et la chaleur. Il a ses saisons à lui, son printemps perpétuel que l’atmosphère du dehors n’altère jamais. Une église souterraine est bâtie sous le parvis de ce temple ; les papes et plusieurs souverains des pays étrangers y sont ensevelis, Christine, après son abdication, les Stuart, depuis que leur dynastie est renversée. Rome, depuis longtemps, est l’asile des exilés du monde, Rome elle-même n’est-elle pas détrônée ! son aspect console les rois dépouillés comme elle. Cadono le città, cadono i regni, E l’uom, d’esser mortal, par che si sdegni. Les cités tombent, les empires disparaissent, et l’homme s’indigne d’être mortel ! Placez-vous ici, dit Corinne à lord Nelvil, près de l’autel au milieu de la coupole, vous apercevrez à travers les grilles de fer l’église des morts qui est sous nos pieds, et en relevant les yeux vos regards atteindront à peine au sommet de la voûte. Ce dôme, en le considérant même d’en bas, fait éprouver un sentiment de terreur. On croit voir des abîmes suspendus sur sa tête. Tout ce qui est au-delà d’une certaine proportion cause à l’homme, à la créature bornée, un invincible effroi. Ce que nous connaissons est aussi inexplicable que l’inconnu ; mais nous avons pour ainsi dire pratiqué notre obscurité habituelle, tandis que de nouveaux mystères nous épouvantent et mettent le trouble dans nos facultés. Toute cette église est ornée de marbres antiques, et ces pierres en savent plus que nous sur les siècles écoulés. Voici la statue de Jupiter, dont on a fait un St-Pierre en lui mettant une auréole sur la tête. L’expression générale de ce temple caractérise parfaitement le mélange des dogmes sombres et des cérémonies brillantes ; un fond de tristesse dans les idées, mais dans l’application la mollesse et la vivacité du midi ; des intentions sévères, mais des interprétations très douces ; la théologie chrétienne et les images du paganisme ; enfin la réunion la plus admirable de l’éclat et de la majesté que l’homme peut donner à son culte envers la divinité. Les tombeaux décorés par les merveilles des beaux-arts ne présentent point la mort sous un aspect redoutable. Ce n’est pas tout à fait comme les anciens, qui sculptaient sur les sarcophages des danses et des jeux, mais la pensée est détournée de la contemplation d’un cercueil par les chefs-d’œuvre du génie. Ils rappellent l’immortalité sur l’autel même de la mort ; et l’imagination, animée par l’admiration qu’ils inspirent, ne sent pas, comme dans le nord, le silence et le froid, immuables gardiens des sépulcres. – Sans doute, dit Oswald, nous voulons que la tristesse environne la mort, et même avant que nous fussions éclairés par les lumières du christianisme, notre mythologie ancienne, notre Ossian ne place à côté de la tombe que les regrets et les chants funèbres. Ici vous voulez oublier et jouir, je ne sais si je désirerais que votre beau ciel me fît ce genre de bien. – Ne croyez pas, cependant, reprit Corinne, que notre caractère soit léger et notre esprit frivole. Il n’y a que la vanité qui rende frivole ; l’indolence peut mettre quelques intervalles de sommeil ou d’oubli dans la vie, mais elle n’use ni ne flétrit le cœur ; et malheureusement pour nous on peut sortir de cet état par des passions plus profondes et plus terribles que celles des âmes habituellement actives. En achevant ces mots, Corinne et lord Nelvil s’approchaient de la porte de l’église. – Encore un dernier coup d’œil vers ce sanctuaire immense, dit-elle à lord Nelvil. Voyez comme l’homme est peu de chose en présence de la religion, alors même que nous sommes réduits à ne considérer que son emblème matériel ! voyez quelle immobilité, quelle durée les mortels peuvent donner à leurs œuvres, tandis qu’eux-mêmes ils passent si rapidement, et ne se survivent que par le génie ! Ce temple est une image de l’infini ; il n’y a point de terme aux sentiments qu’il fait naître, aux idées qu’il retrace, à l’immense quantité d’années qu’il rappelle à la réflexion, soit dans le passé, soit dans l’avenir ; et quand on sort de son enceinte, il semble qu’on passe des pensées célestes aux intérêts du monde, et de l’éternité religieuse à l’air léger du temps. Corinne fit remarquer à lord Nelvil, lorsqu’ils furent hors de l’église, que sur ses portes étaient représentées en bas-reliefs les métamorphoses d’Ovide. – On ne se scandalise point à Rome, lui dit-elle, des images du paganisme, quand les beaux-arts les ont consacrées. Les merveilles du génie portent toujours à l’âme une impression religieuse, et nous faisons hommage au culte chrétien de tous les chefs-d’œuvre que les autres cultes ont inspirés. – Oswald sourit à cette explication. – Croyez-moi, mylord, continua Corinne, il y a beaucoup de bonne foi dans les sentiments des nations dont l’imagination est très vive. Mais à demain, si vous le voulez, je vous mènerai au Capitole. J’ai, je l’espère, plusieurs courses à vous proposer encore : quand elles seront finies, est-ce que vous partirez ? est-ce que… Elle s’arrêta, craignant d’en avoir déjà trop dit. – Non, Corinne, reprit Oswald, non, je ne renoncerai point à cet éclair de bonheur, que peut-être un ange tutélaire fait luire sur moi du haut du ciel.
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