Chapitre IIIOswald arriva le soir chez Corinne avec un sentiment tout nouveau ; il pensa qu’il était peut-être attendu. Quel enchantement que cette première lueur d’intelligence avec ce qu’on aime ! Avant que le souvenir entre en partage avec l’espérance, avant que les paroles aient exprimé les sentiments, avant que l’éloquence ait su peindre ce que l’on éprouve, il y a dans ces premiers instants je ne sais quel vague, je ne sais quel mystère d’imagination, plus passager que le bonheur même, mais plus céleste encore que lui.
Oswald, en entrant dans la chambre de Corinne, se sentit plus timide que jamais. Il vit qu’elle était seule, et il en éprouva presque de la peine ; il aurait voulu l’observer longtemps au milieu du monde ; il aurait souhaité d’être assuré, de quelque manière, de sa préférence, au lieu de se trouver tout à coup engagé dans un entretien qui pouvait refroidir Corinne à son égard, si comme il en était certain, il se montrait embarrassé et froid par embarras.
Soit que Corinne s’aperçût de cette disposition d’Oswald, ou qu’une disposition semblable produisît en elle le désir d’animer la conversation pour faire cesser la gêne, elle se hâta de demander à lord Nelvil s’il avait vu quelques-uns des monuments de Rome. – Non, répondit Oswald. – Qu’avez-vous donc fait hier ? reprit Corinne en souriant. – J’ai passé la journée chez moi, dit Oswald : depuis que je suis à Rome, je n’ai vu que vous, madame, ou je suis resté seul. – Corinne voulut lui parler de sa conduite à Ancone ; elle commença par ces mots : – Hier j’ai appris… puis elle s’arrêta, et dit : – Je vous parlerai de cela quand il viendra du monde. – Lord Nelvil avait une dignité dans les manières qui intimidait Corinne ; et d’ailleurs elle craignait, en lui rappelant sa noble conduite, de montrer trop d’émotion ; il lui semblait qu’elle en aurait moins quand ils ne seraient plus seuls. Oswald fut profondément touché de la réserve de Corinne, et de la franchise avec laquelle elle trahissait, sans y penser, les motifs de cette réserve ; mais plus il était troublé, moins il pouvait exprimer ce qu’il éprouvait.
Il se leva donc tout à coup, et s’avança vers la fenêtre ; puis il sentit que Corinne ne pourrait expliquer ce mouvement ; et, plus déconcerté que jamais, il revint à sa place sans rien dire. Corinne avait en conversation plus d’assurance qu’Oswald ; néanmoins l’embarras qu’il témoignait était partagé par elle ; et dans sa distraction, cherchant une contenance, elle posa ses doigts sur la harpe qui était placée à côté d’elle, et fit quelques accords sans suite et sans dessein. Ces sons harmonieux, en accroissant l’émotion d’Oswald, semblaient lui inspirer un peu plus de hardiesse. Déjà il avait osé regarder Corinne : eh ! qui pouvait la regarder sans être frappé de l’inspiration divine qui se peignait dans ses yeux ? Et rassuré, au même instant, par l’expression de bonté qui voilait l’éclat de ses regards, peut-être Oswald allait-il parler, lorsque le prince Castel-Forte entra.
Il ne vit pas sans peine lord Nelvil tête à tête avec Corinne ; mais il avait l’habitude de dissimuler ses impressions ; cette habitude, qui se trouve souvent réunie chez les Italiens avec une grande véhémence de sentiments, était plutôt en lui le résultat de l’indolence et de la douceur naturelle. Il était résigné à n’être pas le premier objet des affections de Corinne ; il n’était plus jeune : il avait beaucoup d’esprit un grand goût pour les arts, une imagination aussi animée qu’il le fallait pour diversifier la vie sans l’agiter, et un tel besoin de passer toutes ses soirées avec Corinne, que, si elle se fût mariée, il aurait conjuré son époux de le laisser venir tous les jours chez elle, comme de coutume ; et à cette condition il n’eût pas été très malheureux de la voir liée à un autre. Les chagrins du cœur en Italie ne sont point compliqués par les peines de la vanité, de manière que l’on y rencontre, ou des hommes assez passionnés pour poignarder leur rival par jalousie, ou des hommes assez modestes pour prendre volontiers le second rang auprès d’une femme dont l’entretien leur est agréable ; mais l’on n’en trouverait guère qui, par la crainte de passer pour dédaignés, se refusassent à conserver une relation quelconque qui leur plairait : l’empire de la société sur l’amour-propre est presque nul dans ce pays.
Le comte d’Erfeuil et la société qui se rassemblait tous les soirs chez Corinne étant réunis, la conversation se dirigea sur le talent d’improviser que Corinne avait si glorieusement montré au Capitole, et l’on en vint à lui demander à elle-même ce qu’elle en pensait. – C’est une chose si rare, dit le prince Castel-Forte, que de trouver une personne à la fois susceptible d’enthousiasme et d’analyse, douée comme un artiste et capable de s’observer elle-même, qu’il faut la conjurer de nous révéler, autant qu’elle le pourra, les secrets de son génie. – Ce talent d’improviser, reprit Corinne, n’est pas plus extraordinaire dans les langues du midi, que l’éloquence de la tribune, ou la vivacité brillante de la conversation dans les autres langues. Je dirai même que malheureusement il est chez nous plus facile de faire des vers à l’improviste que de bien parler en prose. Le langage de la poésie diffère tellement de celui de la prose, que, dès les premiers vers, l’attention est commandée par les expressions mêmes qui placent pour ainsi dire le poète à distance des auditeurs. Ce n’est pas uniquement à la douceur de l’italien, mais bien plutôt à la vibration forte et prononcée de ses syllabes sonores, qu’il faut attribuer l’empire de la poésie parmi nous. L’italien a un charme musical qui fait trouver du plaisir dans le son des mots presque indépendamment des idées ; ces mots d’ailleurs ont presque tous quelque chose de pittoresque, ils peignent ce qu’ils expriment. Vous sentez que c’est au milieu des arts et sous un beau ciel que ce langage mélodieux et coloré s’est formé. Il est donc plus aisé en Italie que partout ailleurs de séduire avec des paroles sans profondeur dans les pensées, et sans nouveauté dans les images. La poésie, comme tous les beaux-arts, captive autant les sensations que l’intelligence. J’ose dire cependant que je n’ai jamais improvisé sans qu’une émotion vraie ou une idée que je croyais nouvelle ne m’ait animée, j’espère donc que je me suis un peu moins fiée que les autres à notre langue enchanteresse. Elle peut pour ainsi dire préluder au hasard, et donner encore un vif plaisir seulement par le charme du rythme et de l’harmonie.
– Vous croyez donc, interrompit un des amis de Corinne, que le talent d’improviser fait du tort à notre littérature ; je le croyais aussi avant de vous avoir entendue, mais vous m’avez fait entièrement revenir de cette opinion. – J’ai dit, reprit Corinne, qu’il résultait de cette facilité, de cette abondance littéraire, une très grande quantité de poésies communes ; mais je suis bien aise que cette fécondité existe en Italie, comme il me plaît de voir nos campagnes couvertes de mille productions superflues. Cette libéralité de la nature m’enorgueillit. J’aime surtout l’improvisation dans les gens du peuple, elle nous fait voir leur imagination, qui est cachée partout ailleurs et ne se développe que parmi nous. Elle donne quelque chose de poétique aux derniers rangs de la société, et nous épargne le mépris qu’on ne peut s’empêcher de sentir pour ce qui est vulgaire en tout genre. Quand nos Siciliens, en conduisant les voyageurs dans leurs barques, leur adressent dans leur gracieux dialecte d’aimables félicitations, et leur disent en vers un doux et long adieu, on dirait que le souffle pur du ciel et de la mer agit sur l’imagination des hommes comme le vent sur les harpes éoliennes, et que la poésie comme les accords est l’écho de la nature. Une chose me fait encore attacher du prix à notre talent d’improviser, c’est que ce talent serait presque impossible dans une société disposée à la moquerie ; il faut, passez-moi cette expression, il faut la bonhomie du midi, ou plutôt des pays où l’on aime à s’amuser sans trouver du plaisir à critiquer ce qui amuse, pour que les poètes se risquent à cette périlleuse entreprise. Un sourire railleur suffirait pour ôter la présence d’esprit nécessaire à une composition subite et non interrompue, il faut que les auditeurs s’animent avec vous, et que leurs applaudissements vous inspirent.
– Mais vous, madame, mais vous, dit enfin Oswald, qui jusqu’alors avait gardé le silence sans avoir un moment cessé de regarder Corinne, à laquelle de vos poésies donnez-vous la préférence ? Est-ce à celles qui sont l’ouvrage de la réflexion ou de l’inspiration instantanée ? – Milord, répondit Corinne, avec un regard qui exprimait et beaucoup d’intérêt et le sentiment plus délicat encore d’une considération respectueuse, ce serait vous que j’en ferais juge ; mais si vous me demandez d’examiner moi-même ce que je pense à cet égard, je dirai que l’improvisation est pour moi comme une conversation animée. Je ne me laisse point astreindre à tel ou tel sujet, je m’abandonne à l’impression que produit sur moi l’intérêt de ceux qui m’écoutent, et c’est à mes amis que je dois surtout en ce genre la plus grande partie de mon talent. Quelquefois l’intérêt passionné que m’inspire un entretien où l’on a parlé des grandes et nobles questions qui concernent l’existence morale de l’homme, sa destinée, son but, ses devoirs, ses affections ; quelquefois cet intérêt m’élève au-dessus de mes forces, me fait découvrir dans la nature, dans mon propre cœur, des vérités audacieuses, des expressions pleines de vie que la réflexion solitaire n’aurait pas fait naître. Je crois éprouver alors un enthousiasme surnaturel, et je sens bien que ce qui parle en moi vaut mieux que moi-même ; souvent il m’arrive de quitter le rythme de la poésie et d’exprimer ma pensée en prose, quelquefois je cite les plus beaux vers des diverses langues qui me sont connues. Ils sont à moi, ces vers divins, dont mon âme s’est pénétrée. Quelquefois aussi j’achève sur ma lyre, par des accords, par des airs simples et nationaux, les sentiments et les pensées qui échappent à mes paroles. Enfin je me sens poète, non pas seulement quand un heureux choix de rimes ou de syllabes harmonieuses, quand une heureuse réunion d’images éblouit les auditeurs, mais quand mon âme s’élève, quand elle dédaigne de plus haut l’égoïsme et la bassesse, enfin quand une belle action me serait plus facile : c’est alors que mes vers sont meilleurs. Je suis poète lorsque j’admire, lorsque je méprise, lorsque je hais, non par des sentiments personnels, non pour ma propre cause, mais pour la dignité de l’espèce humaine et la gloire du monde.
Corinne s’aperçut alors que la conversation l’avait entraînée, elle en rougit un peu ; et se tournant vers lord Nelvil, elle lui dit : – Vous le voyez, je ne puis approcher d’aucun des sujets qui me touchent sans éprouver cette sorte d’ébranlement qui est la source de la beauté idéale dans les arts, de la religion dans les âmes solitaires, de la générosité dans les héros, du désintéressement parmi les hommes ; pardonnez-le-moi, milord, bien qu’une telle femme ne ressemble guère à celles que l’on approuve dans votre pays. – Qui pourrait vous ressembler, reprit lord Nelvil ? et peut-on faire des lois pour une personne unique ?
Le comte d’Erfeuil était dans un véritable enchantement bien qu’il n’eût pas entendu tout ce que disait Corinne ; mais ses gestes, le son de sa voix, sa manière de prononcer le charmait, et c’était la première fois qu’une grâce, qui n’était pas française, avait agi sur lui. Mais, à la vérité, le grand succès de Corinne à Rome le mettait un peu sur la voie de ce qu’il devait penser d’elle, et il ne perdait pas en l’admirant la bonne habitude de se laisser guider par l’opinion des autres.
Il sortit avec lord Nelvil, et lui dit en s’en allant : – Convenez, mon cher Oswald, que j’ai pourtant quelque mérite en ne faisant pas ma cour à une aussi charmante personne. – Mais, répondit lord Nelvil, il me semble qu’on dit généralement qu’il n’est pas facile de lui plaire. – On le dit, reprit le comte d’Erfeuil, mais j’ai de la peine à le croire. Une femme seule, indépendante, et qui mène à peu près la vie d’un artiste, ne doit pas être difficile à captiver. – Lord Nelvil fut blessé de cette réflexion. Le comte d’Erfeuil, soit qu’il ne s’en aperçût pas, soit qu’il voulût suivre le cours de ses propres idées, continua ainsi :
– Ce n’est pas cependant, dit-il, que, si je voulais croire à la vertu d’une femme, je ne crusse aussi volontiers à celle de Corinne qu’à toute autre. Elle a certainement mille fois plus d’expression dans le regard, de vivacité dans les démonstrations, qu’il n’en faudrait chez vous et même chez nous pour faire douter de la sévérité d’une femme ; mais c’est une personne d’un esprit si supérieur, d’une instruction si profonde, d’un tact si fin, que les règles ordinaires pour juger les femmes ne peuvent s’appliquer à elle. Enfin, croiriez-vous que je la trouve imposante, malgré son naturel et le laisser-aller de sa conversation. J’ai voulu hier, tout en respectant son intérêt pour vous, dire quelques mots au hasard pour mon compte ; c’était de ces mots qui deviennent ce qu’ils peuvent ; si on les écoute, à la bonne heure ; si on ne les écoute pas, à la bonne heure encore ; et Corinne m’a regardé froidement d’une manière qui m’a tout à fait troublé. C’est pourtant singulier d’être timide avec une Italienne, un artiste, un poète, enfin tout ce qui doit mettre à l’aise. – Son nom est inconnu, reprit lord Nelvil ; mais ses manières doivent le faire croire illustre. – Ah ! c’est dans les romans, dit le comte d’Erfeuil, qu’il est d’usage de cacher le plus beau ; mais dans le monde réel on dit tout ce qui nous fait honneur, et même un peu plus que – Oui, interrompit Oswald, dans quelques sociétés où l’on ne songe qu’à l’effet que l’on produit les uns sur les autres ; mais là où l’existence est intérieure il peut y avoir des mystères dans les circonstances, comme il y a des secrets dans les sentiments ; et celui-là seulement qui voudrait épouser Corinne pourrait savoir… Épouser Corinne, interrompit le comte d’Erfeuil, en riant aux éclats, oh, cette idée-là ne me serait jamais venue ! Croyez-moi, mon cher Nelvil, si vous voulez faire des sottises, faites-en qui soient réparables ; mais pour le mariage il ne faut jamais consulter que les convenances. Je vous parais frivole ; eh bien, néanmoins je parie que dans la conduite de la vie je serai plus raisonnable que vous. – Je le crois aussi, répondit lord Nelvil ; et il n’ajouta pas un mot de plus.
En effet, pouvait-il dire au comte d’Erfeuil qu’il y a souvent beaucoup d’égoïsme dans la frivolité, et que cet égoïsme ne peut jamais conduire aux fautes de sentiment, à ces fautes dans lesquelles on se sacrifie presque toujours aux autres ? Les hommes frivoles sont très capables de devenir habiles dans la direction de leurs propres intérêts, car, dans tout ce qui s’appelle la science diplomatique de la vie privée comme de la vie publique, on réussit encore plus souvent par les qualités qu’on n’a pas, que par celles qu’on possède. Absence d’enthousiasme, absence d’opinion, absence de sensibilité, un peu d’esprit combiné avec ce trésor négatif, et la vie sociale proprement dite, c’est-à-dire la fortune et le rang, s’acquièrent ou se maintiennent assez bien. Les plaisanteries du comte d’Erfeuil cependant avaient fait de la peine à lord Nelvil. Il les blâmait, mais il se les rappelait d’une manière importune.
LIVRE IVRome