Chapitre II

717 Words
Chapitre IILe comte d’Erfeuil vint, selon sa coutume, le matin chez lord Nelvil et en lui reprochant de n’avoir pas été la veille chez Corinne, il lui dit : – Vous auriez été bien heureux si vous y étiez venu. – Eh pourquoi, reprit Oswald ? – Parce que j’ai acquis hier la certitude que vous l’intéressez vivement. – Encore de la légèreté, interrompit lord Nelvil ! ne savez-vous donc pas que je ne puis ni ne veux en avoir ? – Vous appelez légèreté, dit le comte d’Erfeuil, la promptitude de mes observations ? Ai-je moins de raison, parce que j’ai raison plus vite ? Vous étiez tous faits pour vivre dans cet heureux temps des patriarches, où l’homme avait cinq siècles de vie ; on nous en a retranché au moins quatre, je vous en avertis. – Soit, répondit Oswald ; et ces observations si rapides que vous ont-elles fait découvrir ? – Que Corinne vous aime. Hier je suis arrivé chez elle : sans doute elle m’a très bien reçu ; mais ses yeux étaient attachés sur la porte pour regarder si vous me suiviez. Elle a essayé un moment de parler d’autre chose ; mais comme c’est une personne très vive et très naturelle, elle m’a enfin demandé tout simplement pourquoi vous n’étiez pas venu avec moi. Je vous ai blâmé ; vous ne m’en voudrez pas : j’ai dit que vous étiez une créature sombre et bizarre ; mais je vous épargne d’ailleurs tous les éloges que j’ai faits de vous. Il est triste, m’a dit Corinne ; il a perdu sans doute une personne qui lui était chère. De qui porte-t-il le deuil ? – De son père, madame, lui ai-je dit, quoiqu’il y ait plus d’un an qu’il l’a perdu ; et comme la loi de la nature nous oblige tous à survivre à nos parents, j’imagine que quelqu’autre motif secret est la cause de sa longue et profonde mélancolie. – Oh ! reprit Corinne, je suis bien loin de penser que des douleurs, en apparence semblables, soient les mêmes pour tous les hommes. Le père de votre ami et votre ami lui-même ne sont peut-être pas dans la règle commune, et je suis bien tentée de le croire. – Sa voix était très douce, mon cher Oswald, en prononçant ces derniers mots. Est-ce là, reprit Oswald, toutes les preuves d’intérêt que vous m’annoncez ? – En vérité, reprit le comte d’Erfeuil, c’est bien assez, selon moi, pour être sûr d’être aimé ; mais puisque vous voulez mieux, vous aurez mieux : j’ai réservé le plus fort pour la fin. Le prince Castel-Forte est arrivé, et il a raconté toute votre histoire d’Ancone, sans savoir que c’était de vous dont il parlait : il l’a racontée avec beaucoup de feu et d’imagination, autant que j’en puis juger, grâce aux deux leçons d’italien que j’ai prises ; mais il y a tant de mots français dans les langues étrangères, que nous les comprenons presque toutes, même sans les savoir. D’ailleurs la physionomie de Corinne m’aurait expliqué ce que je n’entendais pas. On y lisait si visiblement l’agitation de son cœur ! elle ne respirait pas, de peur de perdre un seul mot ; et quand elle demanda si l’on savait le nom de cet Anglais, son anxiété était telle, qu’il était bien facile de juger combien elle craignait qu’un autre nom que le vôtre ne fût prononcé. Le prince Castel-Forte dit qu’il ignorait quel était cet Anglais ; et Corinne, se retournant avec vivacité vers moi, s’écria : – N’est-il pas vrai monsieur, que c’est lord Nelvil ? Oui, madame, lui répondis-je, c’est lui ; et Corinne alors fondit en larmes. Elle n’avait pas pleuré pendant l’histoire ; qu’y avait-il donc dans le nom du héros de plus attendrissant que le récit même ? – Elle a pleuré ! s’écria lord Nelvil ; ah ! que n’étais-je là ? – Puis s’arrêtant tout à coup, il baissa les yeux, et son visage mâle exprima la timidité la plus délicate ; il se hâta de reprendre la parole, de peur que le comte d’Erfeuil ne troublât sa joie secrète en la remarquant. – Si l’aventure d’Ancone mérite d’être racontée, dit Oswald, c’est à vous aussi, mon cher comte, que l’honneur en appartient. – On a bien parlé, répondit le comte d’Erfeuil en riant, d’un Français très aimable qui était là, milord, avec vous ; mais personne que moi n’a fait attention à cette parenthèse du récit. La belle Corinne vous préfère, elle vous croit sans doute le plus fidèle de nous deux ; vous ne le serez peut-être pas davantage, peut-être même lui ferez-vous plus de chagrin que je ne lui en aurais fait ; mais les femmes aiment la peine, pourvu qu’elle soit bien romanesque : ainsi vous lui convenez. – Lord Nelvil souffrait à chaque mot du comte d’Erfeuil ; mais que lui dire ? Il ne disputait jamais ; il n’écoutait jamais assez attentivement pour changer d’avis : ses paroles une fois lancées, il ne s’y intéressait plus ; et le mieux était encore de les oublier, si on le pouvait, aussi vite que lui-même.
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