Chapitre premierLe comte d’Erfeuil avait assisté à la fête du Capitole, il vint le lendemain chez lord Nelvil et lui dit : – Mon cher Oswald, voulez-vous que je vous mène ce soir chez Corinne ? – Comment, interrompit vivement Oswald, est-ce que vous la connaissez ? – Non, répondit le comte d’Erfeuil, mais une personne aussi célèbre, est toujours flattée qu’on désire de la voir, et je lui ai écrit ce matin pour lui demander la permission d’aller chez elle ce soir avec vous. – J’aurais souhaité, répondit Oswald en rougissant, que vous ne m’eussiez pas ainsi nommé sans mon consentement. – Sachez-moi gré, reprit le comte d’Erfeuil, de vous avoir épargné quelques formalités ennuyeuses : au lieu d’aller chez un ambassadeur, qui vous aurait mené chez un cardinal, qui vous aurait conduit chez une femme, qui vous aurait introduit chez Corinne, je vous présente, vous me présentez, et nous serons très bien reçus tous les deux.
J’ai moins de confiance que vous, et sans doute avec raison, reprit lord Nelvil, je crains que cette demande précipitée n’ait pu déplaire à Corinne. – Pas du tout, je vous assure, dit le comte d’Erfeuil, elle a trop d’esprit pour cela et sa réponse est très polie. – Comment, elle vous a répondu, reprit lord Nelvil, et que vous a-t-elle donc dit, mon cher comte ? – Ah, mon cher comte, dit en riant M. d’Erfeuil, vous vous adoucissez donc depuis que vous savez que Corinne m’a répondu ; mais enfin je vous aime et tout est pardonné. Je vous avouerai donc modestement que dans mon billet j’avais parlé de moi plus que de vous, et que dans sa réponse il me semble qu’elle vous nomme le premier ; mais je ne suis jamais jaloux de mes amis. – Assurément, répondit lord Nelvil, je ne pense pas que ni vous ni moi nous puissions nous flatter de plaire à Corinne, et quant à moi, tout ce que je désire, c’est de jouir quelquefois de la société d’une personne aussi étonnante : à ce soir donc, puisque vous l’avez arrangé ainsi – Vous viendrez avec moi, dit le comte d’Erfeuil. – Eh bien oui, répondit lord Nelvil avec un embarras très visible. – Pourquoi donc, continua le comte d’Erfeuil, pourquoi s’être tant plaint de ce que j’ai fait ? vous finissez comme j’ai commencé ; mais il fallait bien vous laisser l’honneur d’être plus réservé que moi, pourvu toutefois que vous n’y perdissiez rien. C’est vraiment une charmante personne que Corinne, elle a de l’esprit et de la grâce ; je n’ai pas bien compris ce qu’elle disait, parce qu’elle parlait italien, mais à la voir je gagerais qu’elle sait très bien le français ; nous en jugerons ce soir. Elle mène une vie singulière, elle est riche, jeune, libre, sans qu’on puisse savoir avec certitude si elle a des amants ou non. Il paraît certain néanmoins qu’à présent elle ne préfère personne ; au reste, ajouta-t-il, il se peut qu’elle n’ait pas rencontré dans ce pays un homme digne d’elle, cela ne m’étonnerait pas.
Le comte d’Erfeuil continua quelque temps encore à discourir ainsi, sans que lord Nelvil l’interrompît. Il ne disait rien qui fût précisément inconvenable, mais il froissait toujours les sentiments délicats d’Oswald en parlant trop fort ou trop légèrement sur ce qui l’intéressait. Il y a des ménagements que l’esprit même et l’usage du monde n’apprennent pas, et, sans manquer à la plus parfaite politesse, on blesse souvent le cœur.
Lord Nelvil fut très agité tout le jour en pensant à la visite du soir ; mais il écarta, tant qu’il le put, les réflexions qui le troublaient, et tâcha de se persuader qu’il pouvait y avoir du plaisir dans un sentiment, sans que ce sentiment décidât du sort de la vie. Fausse sécurité ! car l’âme ne reçoit aucun plaisir de ce qu’elle reconnaît elle-même pour passager.
Lord Nelvil et le comte d’Erfeuil arrivèrent chez Corinne ; sa maison était placée dans le quartier des Transtéverins, un peu au-delà du château Saint-Ange. La vue du Tibre embellissait cette maison, ornée dans l’intérieur avec l’élégance la plus parfaite. Le salon était décoré par les copies, en plâtre, des meilleures statues de l’Italie, la Niobé, le Laocoon, la Vénus de Médicis, le Gladiateur mourant ; et dans le cabinet où se tenait Corinne, l’on voyait des instruments de musique, des livres, un ameublement simple, mais commode, et seulement arrangé pour rendre la conversation facile et le cercle resserré. Corinne n’était point encore dans son cabinet lorsqu’Oswald arriva ; en l’attendant, il se promenait avec anxiété dans son appartement ; il y remarquait, dans chaque détail, un mélange heureux de tout ce qu’il y a de plus agréable dans les trois nations française, anglaise glaise et italienne ; le goût de la société, l’amour des lettres, et le sentiment des beaux-arts.
Corinne enfin parut ; elle était vêtue sans aucune recherche, mais toujours pittoresquement. Elle avait dans ses cheveux des camées antiques, et portait à son cou un collier de corail. Sa politesse était noble et facile ; en la voyant ainsi familièrement au milieu du cercle de ses amis, on retrouvait en elle la divinité du Capitole, bien qu’elle fût parfaitement simple et naturelle en tout. Elle salua d’abord le comte d’Erfeuil, en regardant Oswald, et puis, comme si elle se fût repentie de cette espèce de fausseté, elle s’avança vers Oswald ; et l’on put remarquer qu’en l’appelant lord Nelvil, ce nom semblait produire un effet singulier sur elle, et deux fois elle le répéta d’une voix émue, comme s’il lui retraçait de touchants souvenirs.
Enfin, elle dit en italien à lord Nelvil quelques mots pleins de grâce sur l’obligeance qu’il lui avait témoignée la veille en relevant sa couronne. Oswald lui répondit en cherchant à lui exprimer l’admiration qu’elle lui avait inspirée, et se plaignit avec douceur de ce qu’elle ne lui parlait pas en anglais. – Vous suis-je, ajouta-t-il, plus étranger qu’hier ? – Non, assurément, lui répondit Corinne ; mais, quand on a comme moi parlé plusieurs années de sa vie deux ou trois langues différentes, l’une ou l’autre est inspirée par les sentiments que l’on doit exprimer. – Sûrement, dit Oswald, l’anglais est votre langue naturelle, celle que vous parlez à vos amis, celle… Je suis Italienne, interrompit Corinne, pardonnez-moi, milord, mais il me semble que je retrouve en vous cet orgueil national qui caractérise souvent vos compatriotes. Dans ce pays, nous sommes plus modestes, nous ne sommes ni contents de nous comme des Français, ni fiers de nous comme des Anglais. Un peu d’indulgence nous suffit de la part des étrangers ; et comme il nous est refusé depuis longtemps d’être une nation, nous avons le grand tort de manquer souvent, comme individus, de la dignité qui ne nous est pas permise comme peuple ; mais quand vous connaîtrez les Italiens, vous verrez qu’ils ont dans leur caractère quelques traces de la grandeur antique, quelques traces rares, effacées, mais qui pourraient reparaître dans des temps plus heureux. Je vous parlerai anglais quelquefois, mais pas toujours ; l’italien m’est cher : j’ai beaucoup souffert, dit-elle en soupirant, pour vivre en Italie.
Le comte d’Erfeuil fit des reproches aimables à Corinne de ce qu’elle l’oubliait tout à fait en s’exprimant dans des langues qu’il n’entendait pas. – Belle Corinne, lui dit-il, de grâce, parlez français, vous en êtes vraiment digne. – Corinne sourit à ce compliment, et se mit à parler français très purement, très facilement, mais avec l’accent anglais. Lord Nelvil et le comte d’Erfeuil s’en étonnèrent également ; mais le comte d’Erfeuil, qui croyait qu’on pouvait tout dire, pourvu que ce fût avec grâce, et qui s’imaginait que l’impolitesse consistait dans la forme, et non dans le fond, demanda directement à Corinne raison de cette singularité. Elle fut d’abord un peu troublée de cette interrogation subite, puis, reprenant ses esprits, elle dit au comte d’Erfeuil : – Apparemment, monsieur, que j’ai appris le français d’un Anglais. – Il renouvela ses questions en riant, mais avec instance. – Corinne s’embarrassa toujours plus, et lui dit enfin : – Depuis quatre ans, monsieur, que je suis fixée à Rome, aucun de mes amis, aucun de ceux qui, j’en suis sûre, s’intéressent beaucoup à moi, ne m’ont interrogée sur ma destinée ; ils ont compris d’abord qu’il m’était pénible d’en parler. – Ces paroles mirent un terme aux questions du comte d’Erfeuil ; mais Corinne eut peur de l’avoir blessé, et comme il avait l’air d’être très lié avec lord Nelvil, elle craignit encore plus, sans vouloir s’en rendre raison, qu’il ne parlât d’elle désavantageusement à son ami, et elle se remit à prendre assez de soin pour lui plaire.
Le prince Castel-Forte arriva dans ce moment, avec plusieurs Romains de ses amis et de ceux de Corinne. C’étaient des hommes d’un esprit aimable et gai, très bienveillants dans leurs formes, et si facilement animés par la conversation des autres, qu’on trouvait un vif plaisir à leur parler, tant ils sentaient vivement ce qui méritait d’être senti. L’indolence des Italiens les porte à ne point montrer en société, ni souvent d’aucune manière, tout l’esprit qu’ils ont. La plupart d’entre eux ne cultivent pas même dans la retraite les facultés intellectuelles que la nature leur a données ; mais ils jouissent avec transport de ce qui leur vient sans peine.
Corinne avait beaucoup de gaieté dans l’esprit. Elle apercevait le ridicule avec la sagacité d’une Française, et le peignait avec l’imagination d’une Italienne ; mais elle mêlait à tout un sentiment de bonté : on ne voyait jamais rien en elle de calculé ni d’hostile ; car en toute chose c’est la froideur qui offense, et l’imagination, au contraire, a presque toujours de la bonhomie.
Oswald trouvait Corinne pleine de grâce, et d’une grâce qui lui était toute nouvelle. Une grande et terrible circonstance de sa vie était attachée au souvenir d’une femme française très aimable et très spirituelle ; mais Corinne ne lui ressemblait en rien : sa conversation était un mélange de tous les genres d’esprit, l’enthousiasme des beaux-arts et la connaissance du monde, la finesse des idées et la profondeur des sentiments ; enfin, tous les charmes de la vivacité et de la rapidité s’y faisaient remarquer, sans que pour cela ses pensées fussent jamais incomplètes, ni ses réflexions légères. Oswald était tout à la fois surpris et charmé, inquiet et entraîné ; il ne comprenait pas comment une seule personne pouvait réunir tout ce que possédait Corinne ; il se demandait si le lien de tant de qualités presque opposées était l’inconséquence ou la supériorité ; si c’était à force de tout sentir, ou parce qu’elle oubliait tout successivement, qu’elle passait ainsi, presque dans un même instant, de la mélancolie à la gaieté, de la profondeur à la grâce, de la conversation la plus étonnante, et par les connaissances et par les idées, à la coquetterie d’une femme qui cherche à plaire et veut captiver ; mais il y avait dans cette coquetterie une noblesse si parfaite, qu’elle imposait autant de respect que la réserve la plus sévère.
Le prince Castel-Forte était très occupé de Corinne, et tous les Italiens qui composaient sa société lui montraient un sentiment qui s’exprimait par les soins et les hommages les plus délicats et les plus assidus : le culte habituel dont ils l’entouraient répandait comme un air de fête sur tous les jours de sa vie. Corinne était heureuse d’être aimée ; mais heureuse comme on l’est de vivre dans un climat doux, d’entendre des sons harmonieux, de ne recevoir enfin que des impressions agréables. Le sentiment profond et sérieux de l’amour ne se peignait point sur son visage, où tout était exprimé par la physionomie la plus vive et la plus mobile. Oswald la regardait en silence ; sa présence animait Corinne et lui inspirait le désir d’être aimable. Cependant elle s’arrêtait quelquefois dans les moments où sa conversation était la plus brillante, étonnée du calme extérieur d’Oswald ne sachant pas si elle avait réussi auprès de lui, ou s’il la blâmait secrètement, et si ses idées anglaises lui permettaient d’applaudir à de tels succès dans une femme.
Oswald était trop captivé par les charmes de Corinne pour se rappeler alors ses anciennes opinions sur l’obscurité qui convenait aux femmes ; mais il se demandait si l’on pouvait être aimé d’elle ; s’il était possible de concentrer en soi seul tant de rayons ; enfin, il était à la fois ébloui et troublé : et bien qu’à son départ elle l’eût invité très poliment à revenir la voir, il laissa passer tout un jour sans aller chez elle, éprouvant une sorte de terreur du sentiment qui l’en traînait.
Quelquefois il comparait ce sentiment nouveau avec l’erreur fatale des premiers moments de sa jeunesse, et repoussait vivement ensuite cette comparaison ; car c’était l’art, et un art perfide, qui l’avait subjugué, tandis qu’on ne pouvait douter de la vérité de Corinne. Son charme tenait-il de la magie ou de l’inspiration poétique ? était-ce Armide ou Sapho ? pouvait-on espérer de captiver jamais un génie doué de si brillantes ailes ? Il était impossible de le décider ; mais au moins on sentait que ce n’était pas la société, que c’était plutôt le ciel même qui avait formé cet être extraordinaire, et que son esprit était aussi incapable d’imiter, que son caractère de feindre. – Oh ! mon père, disait Oswald, si vous aviez connu Corinne, qu’auriez-vous pensé d’elle ?