Chapitre IVLe sénateur prit la couronne de myrte et de laurier qu’il devait placer sur la tête de Corinne. Elle détacha le schall qui entourait son front, et tous ses cheveux, d’un noir d’ébène, tombèrent en boucles sur ses épaules. Elle s’avança la tête nue, le regard animé par un sentiment de plaisir et de reconnaissance qu’elle ne cherchait point à dissimuler. Elle se remit une seconde fois à genoux pour recevoir la couronne, mais elle paraissait moins troublée et moins tremblante que la première fois ; elle venait de parler, elle venait de remplir son âme des plus nobles pensées, l’enthousiasme l’emportait sur la timidité. Ce n’était plus une femme craintive, mais une prêtresse inspirée qui se consacrait avec joie au culte du génie.
Quand la couronne fut placée sur la tête de Corinne, tous les instruments se firent entendre, et jouèrent ces airs triomphants qui exaltent l’âme d’une manière si puissante et si sublime. Le bruit des timbales et des fanfares émut de nouveau Corinne ; ses yeux se remplirent de larmes, elle s’assit un moment, et couvrit son visage de son mouchoir. Oswald, vivement touché, sortit de la foule, et fit quelques pas pour lui parler, mais un invincible embarras le retint. Corinne le regarda quelque temps, en prenant garde néanmoins qu’il ne remarquât qu’elle faisait attention à lui ; mais lorsque le prince Castel-Forte vint prendre sa main pour l’accompagner du Capitole à son char, elle se laissa conduire avec distraction, et retourna la tête plusieurs fois, sous divers prétextes, pour revoir Oswald.
Il la suivit ; et, dans le moment où elle descendait l’escalier, accompagnée de son cortège, elle fit un mouvement en arrière pour l’apercevoir encore : ce mouvement fit tomber sa couronne. Oswald se hâta de la relever, et lui dit en la lui rendant quelques mots en italien, qui signifiaient que les humbles mortels mettaient aux pieds des dieux la couronne qu’ils n’osaient placer sur leurs têtes. Corinne remercia lord Nelvil, en anglais, avec ce pur accent national, ce pur accent insulaire qui presque jamais ne peut être imité sur le continent. Quel fut l’étonnement d’Oswald en l’entendant ! Il resta d’abord immobile à sa place, et, se sentant troublé, il s’appuya sur un des lions de basalte qui sont au pied de l’escalier du Capitole. Corinne le considéra de nouveau, vivement frappée de son émotion ; mais on l’entraîna vers son char, et toute la foule disparut longtemps avant qu’Oswald eût retrouvé sa force et sa présence d’esprit.
Corinne jusqu’alors l’avait enchanté comme la plus charmante des étrangères, comme l’une des merveilles du pays qu’il voulait parcourir ; mais cet accent anglais lui rappelait tous les souvenirs de sa patrie, cet accent naturalisait pour lui tous les charmes de Corinne. Était-elle Anglaise ? avait-elle passé plusieurs années de sa vie en Angleterre ? Il ne pouvait le deviner ; mais il était impossible que l’étude seule apprît à parler ainsi, il fallait que Corinne et lord Nelvil eussent vécu dans le même pays. Qui sait si leurs familles n’étaient pas en relation ensemble ? Peut-être même l’avait-il vue dans son enfance ! On a souvent dans le cœur je ne sais quelle image innée de ce qu’on aime, qui pourrait persuader qu’on reconnaît l’objet que l’on voit pour la première fois.
Oswald avait beaucoup de préventions contre les Italiennes ; il les croyait passionnées, mais mobiles, mais incapables d’éprouver des affections profondes et durables. Déjà ce que Corinne avait dit au Capitole lui avait inspiré toute une autre idée ; que serait-ce donc s’il pouvait à la fois retrouver les souvenirs de sa patrie, et recevoir par l’imagination une vie nouvelle, renaître pour l’avenir sans rompre avec le passé !
Au milieu de ses rêveries, Oswald se trouva sur le pont Saint-Ange, qui conduit au château du même nom, ou plutôt au tombeau d’Adrien, dont on a fait une forteresse. Le silence du lieu, les pâles ondes du Tibre, les rayons de la lune qui éclairaient les statues placées sur le pont, et faisaient de ces statues comme des ombres blanches regardant fixement couler et les flots et le temps qui ne les concernent plus ; tous ces objets le ramenèrent à ses idées habituelles. Il mit la main sur sa poitrine, et sentit le portrait de son père qu’il y portait toujours, il l’en détacha pour le considérer, et le moment de bonheur qu’il venait d’éprouver, et la cause de ce bonheur ne lui rappelèrent que trop le sentiment qui l’avait rendu jadis si coupable envers son père ; cette réflexion renouvela ses remords.
– Éternel souvenir de ma vie s’écria-t-il, ami trop offensé et pourtant si généreux ! Aurais-je pu croire que l’émotion du plaisir pût trouver sitôt accès dans mon âme ? Ce n’est pas toi, le meilleur et le plus indulgent des hommes, ce n’est pas toi qui me le reproches ; tu veux que je sois heureux, tu le veux encore malgré mes fautes ; mais puissé-je du moins ne pas méconnaître ta voix si tu me parles du haut du ciel, comme je l’ai méconnue sur la terre !
LIVRE IIICorinne