Chapitre IIICorinne se leva lorsque le prince Castel-Forte eut cessé de parler ; elle le remercia par une inclination de tête si noble et si douce, qu’on y sentait tout à la fois et la modestie et la joie bien naturelle d’avoir été louée selon son cœur. Il était d’usage que le poète couronné au Capitole improvisât ou récitât une pièce de vers avant que l’on posât sur sa tête les lauriers qui lui étaient destinés. Corinne se fit apporter sa lyre, instrument de son choix, qui ressemblait beaucoup à la harpe, mais était cependant plus antique par la forme, et plus simple dans les sons. En l’accordant, elle fut d’abord saisie d’un grand sentiment de timidité ; et ce fut avec une voix tremblante qu’elle demanda le sujet qui lui était imposé. –La gloire et le bonheur de l’Italie ! s’écria-t-on autour d’elle, d’une voix unanime. – Eh bien, oui, reprit-elle déjà saisie, déjà soutenue par son talent, la gloire et le bonheur de l’Italie ! Et se sentant animée par l’amour de son pays, elle se fit entendre dans des vers pleins de charmes, dont la prose ne peut donner qu’une idée bien imparfaite.
IMPROVISATION DE CORINNE AU CAPITOLE.
« Italie, empire du Soleil ; Italie, maîtresse du monde ; Italie, berceau des lettres, je te salue. Combien de fois la race humaine te fut soumise ! tributaire de tes armes, de tes beaux-arts et de ton ciel.
Un dieu quitta l’Olympe pour se réfugier en Ausonie ; l’aspect de ce pays fit rêver les vertus de l’âge d’or, et l’homme y parut trop heureux pour l’y supposer coupable.
Rome conquit l’univers par son génie, et fut reine par la liberté. Le caractère romain s’imprima sur le monde ; et l’invasion des barbares, en détruisant l’Italie, obscurcit l’univers entier.
L’Italie reparut avec les divins trésors que les Grecs fugitifs rapportèrent dans son sein ; le ciel lui révéla ses lois ; l’audace de ses enfants découvrit un nouvel hémisphère ; elle fut reine encore par le sceptre de la pensée, mais ce sceptre de lauriers ne fit que des ingrats.
L’imagination lui rendit l’univers qu’elle avait perdu. Les peintres, les poètes, enfantèrent pour elle une terre, un Olympe, des enfers et des cieux ; et le feu qui l’anime, mieux gardé par son génie que par le dieu des païens, ne trouva point dans l’Europe un Prométhée qui le ravît.
Pourquoi suis-je au Capitole ? pourquoi mon humble front va-t-il recevoir la couronne que Pétrarque a portée, et qui reste suspendue au cyprès funèbre du Tasse ? pourquoi, si vous n’aimiez assez la gloire, ô mes concitoyens, pour récompenser son culte autant que ses succès.
Eh bien, si vous l’aimez cette gloire, qui choisit trop souvent ses victimes parmi les vainqueurs qu’elle a couronnés, pensez avec orgueil à ces siècles qui virent la renaissance des arts. Le Dante, l’Homère des temps modernes, poète sacré de nos mystères religieux, héros de la pensée, plongea son génie dans le Styx pour aborder à l’enfer, et son âme fut profonde comme les abîmes qu’il a décrits.
L’Italie, aux jours de sa puissance, revit tout entière dans Le Dante. Animé par l’esprit des républiques, guerrier aussi bien que poète, il souffle la flamme des actions parmi les morts, et ses ombres ont une vie plus forte que les vivants d’ici-bas.
Les souvenirs de la terre les poursuivent encore ; leurs passions sans but s’acharnent à leur cœur ; elles s’agitent sur le passé, qui leur semble encore moins irrévocable que leur éternel avenir.
On dirait que Le Dante, banni de son pays, a transporté dans les régions imaginaires les peines qui le dévoraient. Ses ombres demandent sans cesse des nouvelles de l’existence, comme le poète lui-même s’informe de sa patrie, et l’enfer s’offre à lui sous les couleurs de l’exil.
Tout à ses yeux se revêt du costume de Florence. Les morts antiques qu’il évoque semblent renaître aussi Toscans que lui ; ce ne sont point les bornes de son esprit, c’est la force de son âme qui fait entrer l’univers dans le cercle de sa pensée.
Un enchaînement mystique de cercles et de sphères le conduit de l’enfer au purgatoire, du purgatoire au paradis historien fidèle de sa vision, il inonde de clarté les régions les plus obscures, et le monde qu’il crée dans son triple poème est complet, animé, brillant comme une planète nouvelle aperçue dans le firmament.
À sa voix tout sur la terre se change en poésie ; les objets, les idées, les lois, les phénomènes, semblent un nouvel Olympe de nouvelles divinités mais cette mythologie de l’imagination s’anéantit, comme le paganisme, a l’aspect du paradis, de cet océan de lumières, étincelant de rayons et d’étoiles, de vertus et d’amour.
Les magiques paroles de notre plus grand poète sont le prisme de l’univers ; toutes ses merveilles s’y réfléchissent, s’y divisent, s’y recomposent les sons imitent les couleurs, les couleurs se fondent en harmonie ; la rime, sonore ou bizarre, rapide ou prolongée, est inspirée par cette divination poétique, beauté suprême de Fart, triomphe du génie, qui découvre dans la nature tous les secrets en relation avec le cœur de l’homme.
Le Dante espérait de son poème la fin de son exil ; il comptait sur la renommée pour médiateur ; mais il mourut trop tôt pour recueillir les palmes de la patrie. Souvent la vie passagère de l’homme s’use dans les revers ; et si la gloire triomphe, si l’on aborde enfin sur une plage plus heureuse, la tombe s’ouvre derrière le port, et le destin à mille formes annonce souvent la fin de la vie par le retour du bonheur.
Ainsi Le Tasse infortuné, que vos hommages, Romains, devaient consoler de tant d’injustices, beau, sensible, chevaleresque, rêvant les exploits, éprouvant l’amour qu’il chantait, s’approcha de ces murs, comme ses héros, de Jérusalem, avec respect et reconnaissance. Mais la veille du jour choisi pour le couronner, la mort l’a réclamé pour sa ter rible fête : le ciel est jaloux de la terre, et rappelle ses favoris des rives trompeuses du temps.
Dans un siècle plus fier et plus libre que celui du Tasse, Pétrarque fut aussi comme Le Dante le poète valeureux de l’indépendance italienne. Ailleurs, on ne connaît de lui que ses amours, ici des souvenirs plus sévères honorent à jamais son nom ; et la patrie l’inspira mieux que Laure elle-même.
Il ranima l’antiquité par ses veilles, et loin que son imagination mît obstacle aux études les plus profondes, cette puissance créatrice, en lui soumettant l’avenir, lui révéla les secrets des siècles passés. Il éprouva que connaître sert beaucoup pour inventer, et son génie fut d’autant plus original, que, semblable aux forces éternelles, il sut être présent à tous les temps.
Notre air serein, notre climat riant ont inspiré l’Arioste. C’est l’arc-en-ciel qui parut après nos longues guerres : brillant et varié comme ce messager du beau temps, il semble se jouer familièrement avec la vie ; et sa gaieté légère et douce est le sourire de la nature, et non pas l’ironie de l’homme.
Michel-Ange, Raphaël, Pergolèse, Galilée, et vous intrépides voyageurs, avides de nouvelles contrées, bien que la nature ne pût vous offrir rien de plus beau que la vôtre ! joignez aussi votre gloire à celle des poètes. Artistes, savants, philosophes, vous êtes comme eux enfants de ce soleil qui tour à tour développe l’imagination, concentre la pensée, excite le courage, endort dans le bonheur, et semble tout promettre ou tout faire oublier.
Connaissez-vous cette terre où les orangers fleurissent, que les rayons des cieux fécondent avec amour ? Avez-vous entendu les sons mélodieux qui célèbrent la douceur des nuits ? Avez-vous respiré ces parfums, luxe de l’air déjà si pur et si doux ? Répondez, étrangers, la nature est-elle chez vous belle et bienfaisante ?
Ailleurs, quand des calamités sociales affligent un pays, les peuples doivent s’y croire abandonnés par la divinité ; mais ici nous sentons toujours la protection du ciel, nous voyons qu’il s’intéresse à l’homme, et qu’il a daigné le traiter comme une noble créature.
Ce n’est pas seulement de pampres et d’épis que notre nature est parée, mais elle prodigue sous les pas de l’homme, comme à la fête d’un souverain, une abondance de fleurs et de plantes inutiles qui, destinées à plaire, ne s’abaissent point à servir.
Les plaisirs délicats soignés par la nature sont goûtés par une nation digne de les sentir ; les mets les plus simples lui suffisent ; elle ne s’enivre point aux fontaines de vin que l’abondance lui prépare : elle aime son soleil, ses beaux-arts, ses monuments, sa contrée tout à la fois antique et printanière ; les plaisirs raffinés d’une société brillante, les plaisirs grossiers d’un peuple avide ne sont pas faits pour elle.
Ici les sensations se confondent avec les idées, la vie se puise tout entière à la même source, et l’âme comme l’air occupe les confins de la terre et du ciel. Ici le génie se sent à l’aise, parce que la rêverie y est douce ; s’il agite, elle calme ; s’il regrette un but, elle lui fait don de mille chimères ; si les hommes l’oppriment, la nature est là pour l’accueillir.
Ainsi, toujours elle répare, et sa main secourable guérit toutes les blessures. Ici l’on se console des peines même du cœur, en admirant un dieu de bonté, en pénétrant le secret de son amour, non par nos jours passagers, mystérieux avant-coureurs de l’éternité, mais dans le sein fécond et majestueux de l’immortel univers. »
Corinne fut interrompue pendant quelques moments par les applaudissements les plus impétueux. Le seul Oswald ne se mêla point aux transports bruyants qui l’entouraient. Il avait penché sa tête sur sa main lorsque Corinne avait dit : Ici l’on se console des peines même du cœur ; et depuis lors il ne l’avait point relevée. Corinne le remarqua, et bientôt à ses traits, à la couleur de ses cheveux, à son costume, à sa taille élevée, à toutes ses manières enfin, elle le reconnut pour un Anglais. Le deuil qu’il portait, et sa physionomie pleine de tristesse la frappèrent. Son regard alors attaché sur elle semblait lui faire doucement des reproches ; elle devina les pensées qui l’occupaient, et se sentit le besoin de le satisfaire en parlant du bonheur avec moins d’assurance, en consacrant à la mort quelques vers au milieu d’une fête. Elle reprit donc sa lyre dans ce dessein, fit rentrer dans le silence toute l’assemblée par les sons touchants et prolongés qu’elle tira de son instrument, et recommença ainsi :
« Il est des peines cependant que notre ciel consolateur ne saurait effacer ; mais dans quel séjour les regrets peuvent-ils porter à l’âme une impression plus douce et plus noble que dans ces lieux !
Ailleurs les vivants trouvent à peine assez de place pour leurs rapides courses et leurs ardents désirs ; ici les ruines, les déserts, les palais inhabités, laissent aux ombres un vaste espace. Rome maintenant n’est-elle pas la patrie des tombeaux !
Le Colisée, les obélisques, toutes les merveilles qui du fond de l’Égypte et de la Grèce, de l’extrémité des siècles, depuis Romulus jusqu’à Léon X, se sont réunies ici, comme si la grandeur attirait la grandeur, et qu’un même lieu dût renfermer tout ce que l’homme a pu mettre à l’abri du temps, toutes ces merveilles sont consacrées aux monuments funèbres. Notre indolente vie est à peine aperçue, le silence des vivants est un hommage pour les morts, ils durent et nous passons.
Eux seuls sont honorés, eux seuls sont encore célèbres ; nos destinées obscures relèvent l’éclat de nos ancêtres, notre existence actuelle ne laisse debout que le passé, il ne se fait aucun bruit autour des souvenirs ! Tous nos chefs-d’œuvre sont l’ouvrage de ceux qui ne sont plus, et le génie lui-même est compté parmi les illustres morts.
Peut-être un des charmes secrets de Rome est-il de réconcilier l’imagination avec le long sommeil. On s’y résigne pour soi, l’on en souffre moins pour ce qu’on aime. Les peuples du midi se représentent la fin de la vie sous des couleurs moins sombres que les habitants du nord. Le soleil comme la gloire réchauffe même la tombe.
Le froid et l’isolement du sépulcre sous ce beau ciel, à côté de tant d’urnes funéraires poursuivent moins les esprits effrayés. On se croit attendu par la foule des ombres, et, de notre ville solitaire à la ville souterraine, la transition semble assez douce.
Ainsi la pointe de la douleur est émoussée, non que le cœur soit blasé, non que l’âme soit aride, mais une harmonie plus parfaite, un air plus odoriférant, se mêlent à l’existence. On s’abandonne à la nature avec moins de crainte, à cette nature dont le créateur a dit : Les lis ne travaillent ni ne filent, et cependant quels vêtements des rois pourraient égaler la magnificence dont j’ai revêtu ces fleurs ! »
Oswald fut tellement ravi par ces dernières strophes, qu’il exprima son admiration par les témoignages les plus vifs ; et cette fois les transports des Italiens eux-mêmes n’égalèrent pas les siens. En effet, c’était à lui plus qu’aux Romains que la seconde improvisation de Corinne était destinée.
La plupart des Italiens ont, en lisant les vers, une sorte de chant monotone, appelé cantilene, qui détruit toute émotion. C’est en vain que les paroles sont diverses, l’impression reste la même, puisque l’accent, qui est encore plus intime que les paroles, ne change presque point. Mais Corinne récitait avec une variété de tons qui ne détruisait pas le charme soutenu de l’harmonie ; c’étaient comme des airs différents joués tous par un instrument céleste.
Le son de voix touchant et sensible de Corinne, en faisant entendre cette langue italienne si pompeuse et si sonore, produisit sur Oswald une impression tout à fait nouvelle. La prosodie anglaise est uniforme et voilée ; ses beautés naturelles sont toutes mélancoliques ; les nuages ont formé ses couleurs, et le bruit des vagues sa modulation ; mais quand ces paroles italiennes, brillantes comme un jour de fête, retentissantes comme les instruments de victoire que l’on a comparés à l’écarlate parmi les couleurs ; quand ces paroles, encore toutes empreintes des joies qu’un beau climat répand dans tous les cœurs, sont prononcées par une voie émue, leur éclat adouci, leur force concentrée, fait éprouver un attendrissement aussi vif qu’imprévu. L’intention de la nature semble trompée, ses bienfaits inutiles, ses offres repoussées, et l’expression de la peine, au milieu de tant de jouissances, étonne et touche plus profondément que la douleur chantée dans les langues du nord qui semblent inspirées par elle.