Chapitre premier-4

3048 Words
– C’est possible, mais… ce n’est pas vous seul qu’il accuse. – Non, et c’est précisément pour cela que je suis presque sûr de ce que j’avance. Si vous voulez bien m’écouter avec attention, vous allez voir comme tout s’enchaîne logiquement. L’autre, c’est le comte Golymine. J’ai connu de vue et de réputation ce Polonais, et je tiens à vous dire en passant qu’étant donné la vie qu’il menait, il est à peu près impossible qu’il ait jamais rencontré madame Crozon. Il vivait dans un monde interlope où, en revanche, il a dû se lier avec plusieurs gredins très capables d’écrire des lettres anonymes, et de cent autres infamies. Supposez qu’un de ces gredins ait eu intérêt à se défaire d’un complice dangereux, un complice qui était Golymine. Supposez encore que ce gredin soit un étranger ; c’est très possible, puisque Golymine n’était pas Français. Tous les aventuriers exotiques forment entre eux une sorte de franc-maçonnerie. Et si le susdit coquin était Américain, par exemple, il a pu vous rencontrer au Brésil, au Mexique, au Pérou, en Californie, ou tout au moins, entendre parler de vous dans ces pays-là. Or, partout où on vous connaît, vous avez la réputation d’être un homme qui n’a pas froid aux yeux, comme vous dites, vous autres marins. On sait que vous n’êtes pas d’humeur à supporter un outrage, que vous vous êtes battu souvent et que vous avez toujours tué ou blessé vos adversaires. On sait encore… ne vous fâchez pas si je vous dis vos vérités… on sait que vous avez un caractère très v*****t, et qu’il vous est arrivé quelquefois d’agir avant de réfléchir. Crozon fit un mouvement, mais il ne dit mot. Évidemment, il s’avouait à lui-même que l’appréciation du capitaine était juste. – Sur ces indications, reprit Nointel, mon drôle a bâti un plan ingénieux. Il a pensé qu’en dénonçant le Polonais, il ferait de vous une manière d’exécuteur des hautes… non, des basses… œuvres ; que, n’écoutant que votre colère, vous iriez, sans vous renseigner, sans admettre aucune explication, attaquer le soi-disant comte, et que vous le tueriez net, soit en duel, soit autrement. C’était précisément ce qu’il voulait, et, pour atteindre son but, peu lui importait de calomnier une femme. – C’est un roman que vous me racontez là, dit le mari d’un air assez incrédule. Un complice du Polonais… complice de quoi ? Ce Polonais était donc chef de brigands… – Je ne jurerais pas que non, et je suis certain qu’il avait une foule de méfaits sur la conscience. – Et il se trouve que ce complice me connaît ! qu’il sait que je suis marié ! Vous supposez trop de choses. Et puis, pourquoi n’aurait-il pas commencé par me désigner ce Golymine ? Pourquoi aurait-il attendu, pour me le nommer, que je fusse de retour à Paris et que Golymine fût mort ? L’objection avait bien quelque valeur, mais elle n’embarrassa pas un instant le capitaine. – C’est bien simple, dit-il. Il n’a pas dénoncé le Polonais dans la première lettre que vous avez reçue à San-Francisco, parce que vous auriez pu, avant de rentrer en France, écrire à un ami pour le prier de s’informer, et parce que cet ami n’aurait pas manqué de vous répondre que l’accusation n’avait pas le sens commun. L’aimable gueux qui vous a tendu le traquenard vous ménageait ce coup pour votre arrivée. Il comptait sur les effets de la surprise et de la colère, et il ne voulait pas vous laisser le temps de la réflexion. Examinons maintenant les faits qui ont suivi, et vous allez voir que tout s’explique à merveille. Par un hasard singulier-la vie en est pleine, de ces hasards-là – Golymine se suicide, notez ce point, chez une femme entretenue qu’il adorait, car il s’est tué parce qu’elle refusait de le suivre à l’étranger. Nouvelle preuve que ce personnage ne s’occupait pas de madame Crozon. Voilà donc Golymine mort. Votre coquin de correspondant n’a plus rien à craindre de lui. Que fait-il alors ? Vous êtes arrivé à Paris… quel jour ? – Le mardi. – Et le Polonais s’était pendu le lundi. C’est bien cela. L’anonyme a dû être informé de votre arrivée qu’il épiait très certainement. Cependant, il reste jusqu’au samedi sans vous écrire. Il se recueille, il se demande quel parti il pourrait tirer de ses ignobles combinaisons. La machine est montée, elle ne broiera plus Golymine, puisque Golymine est mort. Mais elle peut servir à un autre usage. Votre chenapan se dit qu’il y a sur le pavé de Paris un autre homme qui le gêne presque autant que Golymine le gênait, et qu’il pourra se défaire de cet homme en vous lançant contre lui. Il tergiverse encore un peu, il entretient votre colère avec cette ridicule histoire d’enfant, à laquelle, permettez-moi de vous le dire, mon cher Crozon, vous n’auriez pas dû vous laisser prendre. Il vous laisse pendant trois jours cuire dans votre jus, passez-moi l’expression ; M. de Bismark nous l’a appliquée à nous autres Parisiens. Et enfin, quand il croit que l’heure est venue de faire éclater l’orage, il me dénonce, moi, qui suis l’homme gênant numéro deux, et il a bien soin de vous dire que vous me trouverez aujourd’hui au cercle de quatre à cinq. Il a choisi un jour où il sait que j’y serai. Il a prévu tout ce qui allait se passer : votre visite immédiate, un duel rendu inévitable par une violence de votre part. Il sait d’ailleurs que je ne suis pas très patient. Et vous voyez, mon cher camarade, que les calculs de ce misérable étaient justes. S’il savait que nous sommes en ce moment réunis en conférence avec l’honorable M. Bernache, votre témoin, il se frotterait les mains et il rirait dans sa barbe. Heureusement, il n’a pas deviné que nous nous connaissions de longue date, et que nous nous expliquerions avant de nous battre. – On ne peut pas mieux parler, dit avec enthousiasme le brave mécanicien, que Nointel venait de complimenter adroitement. Crozon, mon vieux, tu n’as plus qu’une chose à faire, c’est d’embrasser le capitaine d’abord, et ta femme ensuite. Crozon était évidemment touché, mais il n’était pas encore convaincu, et il y parut bien à sa réponse : – Oui, murmura-t-il, tout cela se peut… je ne demande pas mieux que de vous croire… et pourtant il y a encore dans votre raisonnement des points que je ne comprends pas. Expliquez-moi pourquoi la lettre dénonce Golymine. Il est mort… Le scélérat qui l’a écrite n’avait plus rien à craindre de ce Polonais. À quoi bon parler de lui ? Et puisqu’il vous accuse, vous qui êtes vivant, vous dont il veut se défaire, pourquoi ne vous accuse-t-il pas aussi d’être le père de l’enfant ? – Parce que l’accusation serait trop absurde, parce qu’elle ne s’accorderait pas avec cette invention d’enfant caché chez une nourrice qu’on traque dans Paris et qui s’en va de domicile en domicile pour échapper à l’espion qui la cherche. Voyons, de bonne foi, admettez-vous que si j’étais le père, je n’aurais pas mieux pris mes précautions ? J’ai assez de fortune pour mettre en sûreté, en province ou à l’étranger, un fils adultérin, si par malheur j’en avais un. J’aurais même eu assez de cœur pour l’élever chez moi. Et l’anonyme sait que je vis au grand jour, que je n’ai jamais caché mes faiblesses. Aussi a-t-il attribué cette paternité à Golymine, qui n’est plus là pour s’en défendre. Mais l’enfant n’existe pas et n’a jamais existé. Ce conte n’a été imaginé que pour vous exaspérer davantage, je vous l’ai déjà dit. Vous pourriez me demander aussi pourquoi votre correspondant ne m’a pas mis en scène tout d’abord. Rien ne l’empêchait de vous écrire à San-Francisco que madame Crozon avait eu deux amants au lieu d’un. Vous étiez certes bien capable d’en tuer deux. Mais, voilà : cet homme, il y a trois mois, ne s’occupait pas encore de moi. La haine qu’il me porte a une origine toute récente. – Vous le connaissez donc ! s’écria le baleinier. – Je crois le connaître, mais je n’ai pas encore une certitude absolue. Il ne m’a jamais écrit. Il faut donc que je me procure quelques lignes de son écriture, et cela demande un certain temps, car j’ai peu d’occasions de le rencontrer. Dans un cas comme celui-ci, il ne faut rien brusquer, afin d’éviter les fausses démarches. Accordez-moi un délai et laissez-moi manœuvrer à ma guise. Je suis sûr de réussir, et je forcerai ce vilain monsieur à confesser devant vous qu’il en a menti. Crozon se taisait. On lisait sur son visage qu’il hésitait encore entre le doute et la confiance. Ce fut la confiance qui l’emporta. – Eh bien ! dit-il brusquement, prenez cette lettre. Il vaut mieux que vous l’ayez en poche pour convaincre ce bandit aussitôt que vous aurez une preuve. Je m’en rapporte à vous pour agir vite. Le jour où vous me démontrerez qu’il a calomnié ma femme, vous me rendrez la vie. Cette fois, Nointel ne se fit pas prier pour accepter le papier que le marin lui offrait, car il sentait que l’offre était faite sans arrière-pensée. Il serra la prose de don José Simancas dans son portefeuille qui devenait un magasin de pièces à conviction, car il contenait déjà le bouton de manchette trouvé par madame Majoré, et pour reconnaître le procédé de M. Crozon, il lui dit : – Maintenant, mon cher camarade, que tous les malentendus sont éclaircis, je puis bien accepter, si elle vous agrée, la proposition que M. Bernache m’a faite dans un moment où je n’étais pas disposé à me soumettre à des épreuves, par esprit de conciliation. Vous plaît-il de me présenter à madame Crozon ? Je suis prêt vous accompagner chez elle. Le marin pâlit, mais c’était de joie. Nointel allait au-devant d’un désir que le jaloux, presque réconcilié, n’osait pas exprimer, mais qui lui tenait fort au cœur, car il répondit d’une voix émue : – Merci. Vous êtes un brave homme. Vous avez deviné que je n’étais pas encore tout à fait guéri. Venez. À vrai dire, Nointel se serait fort bien passé d’aller voir madame Crozon, et s’il avait offert au marin de lui fournir cette preuve d’innocence, c’était par esprit de charité, car une présentation faite dans de pareilles conditions ne lui souriait pas du tout. Mais il prenait en pitié les souffrances de ce pauvre jaloux et surtout celles de sa malheureuse femme. Il se disait qu’après cette épreuve décisive, le baleinier se calmerait définitivement et qu’il renoncerait à l’idée féroce de massacrer la mère et l’enfant. Et puis, il pensait qu’un jour pourrait venir où l’ami de Gaston Darcy se féliciterait d’avoir ses entrées chez la sœur de Berthe Lestérel. Il espérait y apprendre par la suite des choses qu’il ignorait, y recueillir de nouveaux renseignements qui l’aideraient à défendre la touchante prisonnière de Saint-Lazare. Mais que de précautions à prendre, que de ménagements à garder pour servir la cause de la cadette sans nuire à l’aînée ! Le capitaine ne se dissimulait point les difficultés de cette situation nouvelle, et il les abordait gaiement. La diplomatie ne l’effrayait pas plus que la guerre. Crozon, lui, n’avait pas l’esprit si dégagé des préoccupations sombres. Il était à peu près dans l’état d’un homme tombé à l’eau qui vient de prendre pied tout à coup au moment où la respiration allait lui manquer. Il se sentait soulagé, mais il n’était pas encore bien sûr de son point d’appui, et il craignait de retomber au fond. Cependant, il se reprenait à espérer, et il commençait à entrevoir la possibilité d’un dénouement heureux, et comme ce furieux était, en dépit de ses travers, un excellent homme, il lui tardait de pouvoir embrasser sa femme et son ancien camarade, suivant le conseil que venait de lui donner un peu prématurément l’ami Bernache. Il était au comble de la joie, ce brave Bernache, et il bénissait du plus profond de son cœur le capitaine qui avait si victorieusement prêché la paix. Et, en vérité, il eût été difficile de mieux plaider que ne l’avait fait Nointel. Bien des avocats auraient envié sa dialectique serrée et ses procédés adroits. Ce n’était pas du métier, c’était du tact, de la connaissance du cœur humain, autant de qualités qu’on acquiert ailleurs qu’au barreau, et qui ne sont pas très rares chez les militaires intelligents. Il avait eu d’autant plus de mérite à discourir si habilement qu’il ne pensait qu’une partie de ce qu’il disait. Ainsi, il était sincère en affirmant que le correspondant anonyme dénonçait des ennemis dont il avait intérêt à se défaire par la main du baleinier. Sur ce point, il ne lui restait plus de doutes, depuis qu’il savait que le dénonciateur était Simancas. Mais il parlait contre sa propre conviction quand il soutenait que madame Crozon n’avait jamais manqué à ses devoirs, car il pensait, au contraire, qu’elle avait été la maîtresse du Polonais et qu’un enfant était résulté de cette liaison. C’était là le côté faible de la défense, et le capitaine-avocat avait fait un prodige en obtenant du mari-juge un acquittement provisoire. Mais ce succès n’était rien au prix de celui qu’il venait de remporter en se faisant remettre, sans la demander, la lettre de don José. Il le tenait maintenant, ce Péruvien scélérat, et il se promettait de ne pas le ménager. Il apercevait tous les fils de la trame ourdie par le drôle qui avait d’abord prémédité de faire tuer Golymine par M. Crozon, et qui, délivré tout à coup de Golymine, s’était retourné contre Nointel, parce qu’il voulait empêcher Nointel de s’introduire chez la marquise. Ce coquin considérait madame de Barancos comme une mine d’or qu’il voulait exploiter à son profit, et il ne tolérait pas qu’un étranger vînt gêner ses travaux en rôdant autour de son filon. – L’affaire était bien montée, se disait le capitaine en descendant l’escalier du cercle entre le baleinier et le mécanicien. Simancas m’a écrit que la marquise ne recevait pas aujourd’hui, parce qu’il voulait que Crozon me trouvât au cercle à l’heure qu’il est, il se congratule d’avoir si finement manœuvré, et il espère bien apprendre demain que j’ai emboursé un bon coup d’épée, un coup définitif. Il ne se doute pas qu’il vient de me fournir un moyen de l’exterminer, et il ne s’attend guère au réveil que je lui réserve. Un fiacre attendait à la porte, le fiacre qui devait conduire sur le terrain les deux adversaires et leurs témoins. Nointel ne put s’empêcher de sourire en y montant, car il y trouva tout un arsenal, une boîte de pistolets, une paire de fleurets démouchetés et deux sabres d’une longueur démesurée. – Diable ! dit-il au marin qui prit place à côté de lui, je vois que l’un de nous deux n’en serait pas revenu. Franchement, mon cher, nous avons bien fait de nous expliquer. Mourir de la main d’un camarade, c’eût été trop dur. Et nous aurons une bien meilleure occasion d’en découdre quand j’aurai découvert le gueux qui vous a écrit. Nous le tuerons, hein ? – C’est moi qui le tuerai, grommela Crozon. – Ou moi. J’ai autant de droits que vous à la satisfaction d’envoyer ce chenapan dans l’autre monde. Si vous voulez, nous tirerons au sort à qui se battra… en admettant qu’il consente à se battre, car ce dénonciateur doit être un lâche. – S’il refuse, je lui brûlerai la cervelle. – Hum ! il ne l’aurait pas volé, mais il y a la Cour d’assises. Nointel regretta vite d’avoir lâché ce mot, car la figure de M. Crozon changea subitement. Il se reprit à penser à sa belle-sœur qu’il avait un peu oubliée. – Oui, dit-il d’un air sombre, la Cour d’assises où on envoie les drôlesses qui assassinent. Berthe Lestérel y passera bientôt comme accusée, et ma femme y sera appelée comme témoin. Toute la France saura que Jacques Crozon a épousé la sœur d’une coquine. Ce revirement fut si soudain que le capitaine, pris au dépourvu, resta en défaut pour la première fois. Il ne trouva rien à répondre, et le marin en arriva vite à s’exalter en parlant de ce malheur de famille. – Ah ! tenez, Nointel, s’écria-t-il, quand je pense à ce qu’a fait cette misérable fille, toutes mes colères et tous mes soupçons me reviennent… non, pas tous, je crois qu’on vous a calomnié, vous… mais je me dis que Mathilde et Berthe sont du même sang… et qu’elles ont dû faillir toutes les deux… c’est pour cela qu’elles se soutenaient entre elles… La femme que Berthe a tuée avait été la maîtresse de ce Polonais… c’est vous qui me l’avez dit. – Oh ! oh ! pensa le capitaine, il brûle, l’animal. Si je ne m’en mêle pas, il va tout deviner. – Et cette scène que j’ai vue de mes yeux, reprit Crozon en s’animant de plus en plus ; ma femme prise d’une attaque lorsque sa sœur lisait dans le journal le récit du suicide… – Le récit d’un suicide peut provoquer une crise chez une femme nerveuse, interrompit Nointel. Et, vraiment, mon cher, je trouve que vous vous montez l’imagination pour bien peu de chose. S’il fallait attacher de l’importance à tous les évènements de la vie et en tirer des rapprochements, des conclusions, on finirait par devenir fou. Vous venez de voir par vous-même que les apparences sont souvent trompeuses. Vous m’accusiez tout à l’heure, vous ne m’accusez plus maintenant ; à plus forte raison, il ne faut pas prendre au sérieux des coïncidences fortuites. Mais puisque vous me parlez de la maladie de madame Crozon, permettez-moi de vous demander comment vous comptez me présenter. Bien entendu, je ferai tout ce qu’il vous plaira. Encore faut-il, je pense, ménager une femme souffrante et ne pas la soumettre à l’épreuve d’une espèce de coup de théâtre qui d’ailleurs irait contre votre but. Crozon ne dit mot. Il ruminait ses doutes. Mais l’obligeant Bernache vint au secours du capitaine. – Ma foi ! s’écria ce brave homme, en s’adressant à son ami, à ta place, je dirais tout bonnement à ma femme : Voilà le capitaine Nointel, que j’ai connu autrefois quand j’étais second à bord du Jérémie et que je viens de retrouver à Paris. C’est un bon garçon. J’espère que nous le verrons souvent, et je te le présente. À quoi bon inventer des histoires ? La vérité vaut toujours mieux, et tu sauras tout aussi bien à quoi t’en tenir, puisque tu veux absolument essayer de ce moyen-là. Moi, je m’en serais rapporté à la déclaration de monsieur. – Je ne doute pas de lui, dit vivement Crozon. Mais Nointel me comprendra, j’en suis sûr… j’ai besoin d’amener chez moi un ami qui me soutienne et qui me conseille… vous n’êtes pas mariés, vous autres… vous n’êtes pas jaloux… vous ne savez pas ce que c’est que de vivre seul avec une femme qu’on adore et qu’on soupçonne. Je passe dix fois par jour de l’amour à la rage. Il y a des moments où je me retiens, pour ne pas tomber aux genoux de Mathilde. Il y en a d’autres où il me prend des envies de lui tordre le cou. Je reste des heures entières à la regarder sans lui parler… elle, elle passe tout son temps à pleurer. Ça va changer… il faut que ça change… mais je sens que je ne suis pas encore assez sûr de moi… ni d’elle… tandis que si j’avais là un homme pour m’encourager par des mots… des mots comme Nointel sait en trouver… je crois que je me guérirais vite. Toi, Bernache, tu m’es dévoué comme un frère, mais tu as passé les trois quarts de ta vie dans la chambre de chauffe d’un navire, et ce n’est pas là qu’on apprend à connaître les femmes… ni à bien parler… tu essayerais de me calmer, et tout ce que tu me dirais ne ferait que m’exaspérer. – C’est bien possible, dit Bernache avec un bon rire. Je n’entends pas grand-chose à toutes ces finesses-là… au lieu que le capitaine… – Le capitaine est tout à votre service, mon cher Crozon, interrompit Nointel. Et je suis ravi de voir que vous avez pleine confiance en moi. M. Bernache a raison. Présentez-moi comme un ancien ami. Je suis le vôtre dans toute la force du terme, et je vous le prouverai. Permettez-moi cependant de vous dire que je ne saurais m’imposer à madame Crozon, et qu’avant de revenir chez vous, je voudrais être certain que mes visites lui agréent. Elle est malade, m’avez-vous dit ?
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