Mais, pendant qu’il parlait, un revirement s’opérait dans les idées du mari, qui commençait à réfléchir. Il hésita longtemps, ce mari malheureux ; il lui en coûtait de faire un pas en arrière, et pourtant il était frappé du calme et de la fermeté que montrait Nointel. Enfin il s’écria :
– Vous ne voulez pas du moyen de Bernache… vous prétendez que vous en avez un autre pour me prouver que je vous accuse à tort. Dites-le donc, votre moyen.
– À quoi bon ? Vous ne l’admettriez pas.
– Dites toujours.
– Non. J’aime mieux me battre.
– Parce que vous savez bien que vous ne me convaincriez pas.
– Je vous convaincrais parfaitement. Mais pour cela, il me faudrait peut-être du temps, et vous n’avez pas l’air d’être disposé à attendre. Moi, je n’y tiens pas non plus. Finissons-en. Avez-vous une voiture en bas ?
– Du temps ? Comment, du temps ? Expliquez-vous.
– Vous le voulez ? soit ! mais avouez que j’y mets de la complaisance. Eh bien, si vous étiez de sang-froid, je vous proposerais de me montrer la lettre anonyme que vous venez de recevoir. Vous m’avez offert tantôt de me faire voir les autres, les anciennes. Vous pouvez bien me faire voir celle-là.
– Sans doute, et quand vous l’aurez vue ?
– Quand je l’aurai vue, il arrivera de deux choses l’une : ou je reconnaîtrai l’écriture de votre aimable correspondant, et, dans ce cas, nous irons ensemble, sans perdre une minute, le forcer à confesser qu’il en a menti ; ou je ne la reconnaîtrai pas tout de suite, et alors j’ouvrirai une enquête, et cette enquête aboutira, j’en suis sûr, à la découverte du coupable. C’est un de mes ennemis intimes qui a fait cela, et je n’en ai que trois ou quatre. Je me ferais fort de trouver l’auteur de la lettre parmi ces trois ou quatre, mais ce serait trop long. N’en parlons plus.
Crozon hésita encore un peu, puis il tira brusquement un papier de sa poche, et il le tendit à Nointel, qui éprouva, en y jetant les yeux, la sensation la plus vive qu’il eût ressentie depuis la mort de Julia d’Orcival.
Les écritures n’ont pas toujours un caractère particulier qui saute aux yeux tout d’abord. Par exemple, les cursives usitées dans le commerce se ressemblent toutes ; les anglaises allongées aussi, ces anglaises que les jeunes filles apprennent au pensionnat. Mais celle de la lettre anonyme était trios-grosse, très espacée et très régulière, une écriture du bon vieux temps. Nointel n’eut qu’à la regarder pour constater qu’elle ne lui était pas inconnue ; seulement, il ne se rappelait pas encore où ni quand il l’avait vue.
– Eh bien ? lui demanda Crozon.
– Eh bien, répondit-il sans se départir de son calme, je ne puis pas vous nommer immédiatement l’auteur de cette lettre, mais je suis à peu près certain que je saurai bientôt de qui elle est, surtout si vous permettez que je la lise.
– Lisez… lisez tout haut. Je n’ai pas de secrets pour Bernache.
Le capitaine prit le papier que Crozon lui tendait et lut lentement, posément, comme un homme qui se recueille pour rassembler ses souvenirs.
La lettre était ainsi conçue :
L’ami qui vous écrit regrette de ne pas être encore en mesure de vous apprendre où se trouve l’enfant dont votre femme est accouchée secrètement, il y a six semaines. Cet enfant a été confié par elle à une nourrice qui a changé de domicile au moment où celui qui la cherche pour vous rendre service était sur le point de la découvrir. La mère a sans doute eu vent des recherches, et elle s’est arrangée de façon à les empêcher d’aboutir. La nourrice a été avertie, et elle a su se dérober. Mais on est sûr qu’elle n’a pas quitté Paris, et on la trouvera.
– Convenez, dit Nointel, convenez que s’il dit la vérité, votre correspondant est un sinistre coquin. Dénoncer une femme coupable, c’est lâche, c’est ignoble ; mais enfin il peut prétendre que son devoir l’oblige à éclairer un ami trompé. Rien ne l’oblige à vous livrer l’enfant. S’il connaît votre caractère, il doit penser que vous le tuerez, ce pauvre petit être qui est assurément fort innocent. Il tient donc à vous pousser à commettre un crime.
– Faites-moi grâce de vos réflexions, interrompit le baleinier, plus ému qu’il ne voulait le paraître.
– Si tel est le but que se propose cet homme, reprit le capitaine, cet homme mériterait d’être envoyé au bagne, et je me chargerais volontiers de lui faciliter le voyage de Nouméa. Mais je crois qu’il se vante, je crois qu’il ment. Il n’a pas trouvé l’enfant, parce que l’enfant n’existe pas. Il a inventé cette histoire à seule fin de vous entretenir dans un état d’irritation dont il compte bien tirer parti. Quels sont ses projets ? Je n’en sais rien encore, mais je soupçonne qu’il veut vous employer à le débarrasser de quelqu’un qui le gêne.
– Lisez ! mais lisez donc !
– M’y voici :
« En attendant qu’il puisse vous montrer la preuve vivante de la trahison de votre femme, l’ami tient aujourd’hui la promesse qu’il vous a faite de vous désigner l’amant, ou plutôt les amants, car il y en a eu deux. »
– S’il continue, il finira par en découvrir une douzaine, dit railleusement Nointel.
Et, comme il vit que ce commentaire n’était pas du goût de Crozon, il reprit :
« Le premier, celui qui l’a détournée de ses devoirs, et qui a été le père de cet enfant, était un aventurier polonais, nommé Wenceslas Golymine. Cet homme prétendait être noble, et s’attribuait le titre de comte. Il vivait dans le grand monde et il dépensait beaucoup d’argent, mais il n’a jamais été qu’un chevalier d’industrie. »
À ce passage, le capitaine s’arrêta court, non parce que l’indication l’étonnait-il avait toujours pensé que les lettres rendues par Julia à mademoiselle Lestérel étaient du pendu-mais parce que la mémoire, aidée par cette indication, lui revenait tout coup. Il se souvenait que l’écriture, cette belle écriture du dix-huitième siècle, était précisément celle du billet qu’il avait reçu un quart d’heure auparavant, du billet où don José Simancas l’informait que la marquise de Barancos ne recevait pas ce jour-là.
Il avait en poche la pièce de comparaison, et un autre que lui n’aurait pas manqué de l’exhiber et de signaler au mari une similitude qui ne laissait aucun doute sur la véritable personnalité du dénonciateur anonyme. Mais Nointel, en cette occurrence, montra un sang-froid et une présence d’esprit extraordinaires. Il ne lui fallut qu’une seconde pour envisager toutes les conséquences d’une déclaration immédiate : Crozon se lançant aussitôt la poursuite du Péruvien, le sommant de fournir des preuves, en un mot, cassant les vitres, pataugeant brutalement à travers les combinaisons du capitaine, le tout au détriment du succès de l’enquête si bien commencée. Il ne lui fallut qu’une seconde pour se dire que mieux valait cent fois garder pour lui seul le secret de cette découverte qui lui fournissait justement un moyen d’action sur Simancas, tenir ce gredin sous la menace de dévoiler ses manœuvres honteuses, puis, quand le moment serait venu d’en finir avec lui, le livrer au bras séculier de Crozon, en démontrant ce mari peu commode que son correspondant n’était qu’un vil calomniateur. Et il eut la force de se taire, de sourire et de s’écrier :
– Parbleu ! le drôle qui vous écrit a d’excellentes raisons pour dénoncer le comte Golymine. Ce personnage ne peut plus le démentir, car il s’est suicidé la semaine dernière.
– Oui, la veille de mon arrivée à Paris, dit le baleinier, et le lendemain, ma femme a eu une attaque de nerfs en apprenant qu’il était mort. Continuez, je vous prie.
Nointel se disait :
– Je crois que j’aurai de la peine à lui persuader que madame Crozon est immaculée, mais ce n’est pas là que j’en veux venir.
Et il se remit à lire :
« Le soi-disant comte Golymine a été obligé, il y a quelques mois, de quitter la France pour fuir ses créanciers, et ses relations avec votre femme ont cessé à cette époque. Elles ne se sont pas renouées lorsqu’il est rentré à Paris, où il vient de finir, comme finissent tous ses pareils, en se donnant volontairement la mort.
– Comme finissent tous ses pareils ! pensait Nointel ; écrite par cet escroc d’outre-mer, la phrase est un chef-d’œuvre.
– Lisez jusqu’au bout, tonna le marin.
– Très volontiers, répondit doucement le capitaine.
Elles ne se sont pas renouées parce que votre femme avait pris un autre amant.
– Bon ! je commence à comprendre.
Cet amant a mis autant de soin à cacher sa liaison que le Polonais en avait mis à afficher la sienne.
– Bien trouvé, cela !
L’ami que vous écrit…
Il tient à sa formule.
L’ami qui vous écrit a eu beaucoup de peine à la découvrir.
– Je le crois aisément.
Cependant, il y est parvenu, et maintenant il est sûr de son fait.
– Je suis curieux de savoir comment il s’y est pris pour acquérir cette certitude… Mais il ne s’explique pas sur ce point.
Il s’empresse donc de vous nommer l’homme qui vous a déshonoré. C’est un ancien officier de cavalerie. Il a quitté le service pour mener une vie scandaleuse. Il fait profession de séduire les femmes mariées, et il se plaît à porter le trouble dans les ménages.
– Voilà un portrait bien ressemblant ! s’écria Nointel. Si c’est de moi qu’il s’agit, comme je n’en doute pas, je déclare que votre anonyme est un imbécile. Mais voyons la fin.
Ce lovelace s’appelle Henri Nointel. Il habite rue d’Anjou, 125, et il va tous les jours, dans l’après-midi, au Cercle de…
– Il tient essentiellement à ce que vous m’exterminiez sans perdre un instant. Je suis surpris qu’il ne vous indique pas aussi le moyen de m’assassiner sans courir aucun risque. Mais, non… il se borne à la jolie appréciation que voici :
« Le sieur Nointel est universellement haï et méprisé. Celui qui délivrera de cet homme le monde parisien aura l’approbation de tous les honnêtes gens. On ne trouverait pas de juges pour le condamner. »
– Eh ! eh ! cette conclusion ressemble fort à une excitation au meurtre. Est-ce tout ? Non. Il y a un post-scriptum :
« Les recherches se poursuivent. Dès que le nouveau domicile de la nourrice sera connu, l’ami vous avertira. Sa tâche alors sera remplie, et il se fera connaître. »
– Bon ! cette, fois c’est complet, et je suis fixé. Voici la lettre, mon cher, dit froidement le capitaine en présentant au marin le papier accusateur.
– Essayez donc au moins de vous justifier, s’écria Crozon.
– Je m’en garderai bien. Si vous êtes aveuglé par la jalousie au point de prendre au sérieux de pareilles absurdités, vous qui connaissez mon caractère, pour avoir vécu dans mon intimité à un âge où on ne dissimule rien, si vous ajoutez foi à de si stupides calomnies, tout ce que je pourrais vous dire ne servirait à rien. J’aime mieux vous répéter que je suis à vos ordres. Battons-nous, puisque vous le voulez. J’espère que vous ne me tuerez pas. J’espère même que plus tard vous reviendrez de vos préventions et que vous songerez alors à châtier le misérable qui, sous prétexte de vous rendre service, vous insulte à chaque ligne de cet odieux billet, « Votre femme a eu un amant », il n’a que ces mots-là au bout de sa plume. Et, je vous le jure, si j’étais marié et qu’un homme m’écrivit de ce style, je n’aurais pas de repos que je ne l’eusse éventré.
– Nommez-le-moi donc alors, dit le baleinier, un peu ébranlé par ce simple discours.
– Je vous le nommerai, soyez tranquille ; je vous le nommerai avant qu’il vous ait indiqué l’endroit où on cache ce prétendu enfant qui n’est pas né.
– Pourquoi ne le nommez-vous pas maintenant, si vous avez reconnu son écriture ?
– Je ne l’ai pas reconnue, dit hardiment Nointel, mais je suis détesté par des gens qui ne m’ont jamais écrit. Je les connais fort bien, ces gens-là. J’en soupçonne deux ou trois, et je trouverai le moyen de me procurer quelques lignes de leur main. Pour cela, je n’aurai même pas besoin de comparer les pièces. Les caractères que vous venez de me montrer sont imprimés dans ma mémoire. Seulement, je vous préviens que je ne vous laisserai pas la satisfaction de traiter ce pleutre comme il le mérite. Je me réserve le plaisir de le crosser d’abord, et de l’embrocher ensuite, si tant est qu’on puisse l’amener sur le terrain.
Mais je m’amuse à faire des projets, et nous perdons un temps précieux. Les jours sont très courts au mois de février, et, pour peu que nous prolongions cette causerie, nous allons être obligés de remettre notre affaire à demain.
– Il est déjà trop tard. On n’y verrait pas clair pour se couper la gorge, se hâta de dire le maître mécanicien. D’ailleurs, je suis d’avis que ça ne presse pas tant que ça.
– Comment ! grommela Crozon, toi aussi, Bernache ! tu te mets contre moi.
– Je ne me mets pas contre toi, mais je trouve que monsieur dit des choses très sensées. D’abord, un homme qui dénonce quelqu’un sans signer est un failli gars. Et on voit bien ce qu’il veut, ce chien-là. Il a une rancune contre M. Nointel, et il compte que tu le tueras. Il aura entendu dire que tu es rageur, et que tu tires bien toutes les armes. Et il lui tarde que tu t’alignes, car il a soin de te dire où tu trouveras monsieur, l’endroit, l’heure, et tout.
– Oh ! il connaît mes habitudes, dit en riant le capitaine. Il savait que je serais ici de quatre à cinq. Par exemple, il ne savait pas que je vous y avais donné rendez-vous éventuellement, car il ne se doute guère que nous sommes d’anciens camarades. Sa combinaison pêche en ce point. Et c’est tout naturel. Le coquin ne pouvait pas deviner qu’il y a treize ans j’étais embarqué avec vous sur le Jérémie. C’est parce qu’il ignorait cette particularité de ma vie militaire qu’il s’est risqué à nous tendre ce piège à tous les deux.
Nointel parlait d’un air si dégagé, son ton était si franc, son langage si clair, que l’intraitable baleinier entra, malgré lui, dans la voie des réflexions sages. Il regardait alternativement le capitaine et l’ami Bernache. On devinait sans peine ce qui se passait dans sa tête. Après un assez long silence, il dit brusquement :
– Nointel, voulez-vous me donner votre parole d’honneur que vous n’avez jamais vu ma femme ?
Nointel resta froid comme la mer de glace, et répondit, en pesant ses mots :
– Mon cher Crozon, si vous aviez commencé par me demander ma parole, je vous l’aurais donnée bien volontiers. Nous n’en sommes plus là. Voilà une demi-heure que vous m’accusez de très vilaines choses et que vous doutez de ma sincérité… J’ai supporté de vous ce que je n’aurais supporté de personne. Mais vous trouverez bon que je n’obéisse pas à une sommation de jurer. Vous pourriez ne pas croire à ma parole d’honneur, et, ce faisant, vous m’offenseriez gravement. Je préfère ne pas m’exposer à ce malheur. Souvenez-vous aussi que vous regrettez d’avoir ajouté foi à un serment fait dans une circonstance identique…
– Par ma belle-sœur ! Ce n’est pas du tout la même chose. Les femmes ne se font pas scrupule de jurer à faux. Mais vous, Nointel, je vous tiens pour un homme d’honneur, et si vous vouliez…
– Oui, mais je ne veux pas.
– Eh bien, s’écria le marin, convaincu par tant de fermeté, affirmez-moi seulement que ce n’est pas vrai, que vous n’êtes pas…
– L’amant de madame Crozon. Mais, mon cher, depuis que je suis entré ici, je ne fais pas autre chose, dit Nointel, en éclatant de rire.
Cette fois, le baleinier était vaincu. Le sang lui monta au visage, les larmes lui vinrent aux yeux, ses lèvres tremblèrent, et il finit par tendre à Nointel, qui la serra, sa large main, en disant d’une voix étranglée :
– Je vous ai soupçonné. J’étais fou. Il ne faut pas m’en vouloir. Je suis si malheureux.
– Enfin ! s’écria le capitaine, je vous retrouve tel que je vous ai connu jadis. Moi, vous en vouloir, mon cher Crozon ! Ah ! parbleu ! non. Je vous plains trop pour vous garder rancune. Et j’ai déjà oublié tout ce qui vient de se passer ici. Il n’y a qu’une chose dont je me souviens… l’écriture de ce gredin qui a failli me mettre face à face avec un vieux camarade, une épée ou un pistolet au poing. Et je vous réponds qu’il payera cher cette canaillerie.
– Voulez-vous sa lettre pour vous aider à le trouver ?
Nointel mourait d’envie de dire : oui. Cette lettre serait devenue entre ses mains une arme terrible contre Simancas ; mais il se contint, car il sentait la nécessité de ne pas aller trop vite avec ce mari ombrageux, et il répondit vivement :
– Merci de ne plus vous défier de moi. Mais conservez la lettre. Je vous la demanderai quand j’aurai trouvé mon drôle, ou plutôt je vous prierai d’assister à l’explication que j’aurai avec lui et de lui mettre vous-même sous le nez la preuve de son infamie.
Permettez-moi maintenant de remercier aussi M. Bernache. C’est en partie à son intervention que je dois de ne pas m’être coupé la gorge avec un vieil ami. Je le prie de croire que je suis désormais son obligé et qu’il peut compter sur moi en toute occasion.
Le mécanicien balbutia quelques mots polis, mais Nointel n’avait pas besoin qu’il s’expliquât plus clairement. Il voyait bien que les plus vives sympathies de ce brave homme lui étaient acquises à jamais. Et la conquête de Μ. Bernache n’était point à dédaigner, car il exerçait une certaine influence sur Crozon, et le capitaine n’en avait pas fini avec le baleinier. Il tenait au contraire à le voir souvent, dans l’intérêt de mademoiselle Lestérel et de sa malheureuse sœur, qui restaient exposées, l’une aux violences de son mari, l’autre aux incartades de son beau-frère. Crozon, momentanément calmé, pouvait d’un instant à l’autre être pris d’un nouvel accès de fureur, motivé par une nouvelle dénonciation. Il pouvait aussi se lancer dans quelque démarche imprudente et aggraver involontairement les charges qui pesaient encore sur Berthe. Nointel était bien décidé à ne pas le lâcher, et il commença sans plus tarder à le travailler ; ce fut le mot qui lui vint à l’esprit, et ce mot exprimait très bien ses intentions.
– Mon cher camarade, reprit-il, du ton le plus affectueux, puisqu’il ne reste plus de nuages entre nous, je puis bien vous parler à cœur ouvert. Mon sentiment est que vous avez été victime d’une abominable machination. Ce drôle qui vous a écrit s’est fait un jeu d’empoisonner votre existence et celle de madame Crozon.
– Pourquoi ? demanda le baleinier, dont le front redevint sombre. Je n’ai pas d’ennemis… à Paris surtout.
– C’est-à-dire que vous ne vous en connaissez pas. Mais on a souvent des ennemis cachés. D’ailleurs, cet homme a peut-être quelque motif de haine contre madame Crozon. Il y a de par le monde des lâches qui se vengent d’une femme, parce qu’elle a dédaigné leurs hommages.
– Si c’eût été le cas, Mathilde m’aurait désigné ce misérable. Sa justification était toute trouvée.
– Vous ne songez pas qu’en le désignant elle vous obligerait à vous battre avec lui. Une honnête femme n’expose pas, même pour se défendre d’une accusation injuste, la vie d’un mari qu’elle aime.
– Qu’elle aime ! répéta le marin en secouant la tête.
– Mais, reprit Nointel, sans relever cette expression d’un doute qu’il partageait, ce n’est pas ainsi que j’envisage la situation. L’anonyme, à mon avis, n’en veut ni à vous, ni à madame Crozon, mais il en veut à d’autres.
– À qui donc ?
– À moi, d’abord. Il est évident que je le gêne et que n’étant probablement pas de force à me supprimer lui-même, il a imaginé de me faire supprimer par vous, mon cher Crozon.