– Oui… cependant, aujourd’hui, elle va mieux. Elle venait de se lever quand je suis sorti.
– Vous lui demanderez, j’espère, si elle désire me recevoir.
– Oh ! elle ne refusera pas. Depuis que sa sœur est arrêtée, elle n’exprime plus de volonté. C’est à peine si je peux lui arracher une parole.
– Pauvre femme ! que ne donnerais-je pas pour lui apporter quelque jour une bonne nouvelle… et il n’est pas impossible que cela m’arrive… je vous ai dit tantôt que je connaissais le juge d’instruction qui est chargé de l’affaire de mademoiselle Lestérel… c’est un excellent homme, et je sais qu’il s’intéresse à l’accusée… qu’il serait heureux de la trouver innocente… je le verrai, et si les choses changeaient de face, j’en serais informé.
– Elles ne changeront pas. Berthe est coupable, murmura le marin. Mieux vaut ne pas parler d’elle à Mathilde.
– Assurément, tant qu’il n’y aura rien de nouveau. Mais la voiture s’arrête ; est-ce que nous sommes arrivés ?
Nointel dit cela le plus naturellement du monde, quoiqu’il sût que le baleinier demeurait rue Caumartin. Darcy le lui avait appris. Mais, comme il était déjà dans le fiacre lorsque Crozon avait donné l’adresse au cocher, il n’était pas censé la connaître, et il ne négligea pas de jouer cette petite comédie, destinée à confirmer le jaloux dans ses bonnes dispositions.
– Oui, répondit Crozon. Je demeure ici… au quatrième… Vous devez être mieux logé que moi… Bernache, mon garçon, tu vas remporter chez toi toutes ces ferrailles.
Bernache comprit que son ami désirait se priver de sa compagnie et, comme il était fort discret de son naturel, il s’empressa de prendre congé du capitaine qui lui octroya de bon cœur une forte poignée de main.
– Jolie corvée qu’il m’impose là, ce loup marin, se disait Nointel en montant l’escalier, à côté de Crozon. Et il faudra encore que je revienne souvent pour maintenir la bonne harmonie dans son ménage. Je finirai par être obligé de jouer à la brisque avec lui. Ô Gaston ! si tu savais ce que mon amitié pour toi va me coûter !
La porte de l’appartement fut ouverte par une bonne que le capitaine regarda avec un certain intérêt ; il savait qu’elle avait été appelée devant le juge, le jour de l’arrestation de mademoiselle Lestérel, et il n’était pas fâché d’étudier un peu la physionomie de cette subalterne qui devait jouer un rôle dans le procès. Mais Crozon ne lui laissa pas le temps de l’examiner. Il l’introduisit dans le salon meublé en velours d’Utrecht où Darcy avait été reçu naguère, et le capitaine se trouva tout à coup en présence de madame Crozon, étendue sur une chaise longue.
Il pensa que le mari avait prémédité de brusquer ainsi l’entrevue, et il ne se trompait peut-être pas. Mais l’épreuve tourna en sa faveur, et tout se passa fort bien. La malade montra, en le voyant, quelque surprise, parce qu’elle ne s’attendait pas à l’apparition subite d’un étranger ; mais son attitude fut si naturelle que la physionomie du jaloux exprima aussitôt la satisfaction la plus vive. Peu s’en fallut qu’il ne sautât au cou de Nointel, et, dans l’excès de sa joie, il oublia tout à la fois la recommandation qu’il venait d’adresser à son ancien camarade, et ses préventions contre Berthe.
Après l’avoir nommé et présenté à sa femme qui resta assez froide, il ajouta :
– Ma chère Mathilde, je suis sûr que tu accueilleras bien mon ami Nointel, quand il reviendra nous voir, car il connaît le juge d’instruction Darcy, et il pourra te donner quelquefois des nouvelles de ta sœur.
Emporté par une sorte d’enthousiasme, le jaloux rassuré avait lancé une phrase qui troubla beaucoup Nointel et madame Crozon.
Le capitaine avait tout prévu, excepté cette déclaration, et il n’était pas du tout préparé à s’expliquer devant la sœur de mademoiselle Lestérel sur ses relations avec le juge d’instruction. Cependant, il fit assez bonne contenance. Il avait pris, en entrant, l’air gracieux d’un visiteur qu’on va présenter à une femme ; il prit l’air grave d’un homme qu’on oblige à aborder un sujet pénible. Mais il ne se déconcerta point.
Madame Crozon montra beaucoup moins de sang-froid. Depuis l’arrestation de Berthe, c’était la première fois que le terrible marin parlait d’elle avec douceur. Lui qui la maudissait chaque jour, il semblait maintenant s’intéresser à la prisonnière. Il souriait à sa femme, et la pauvre malade, accoutumée à lui voir une mine menaçante, se demandait quelle pouvait être la cause de cette transfiguration subite. Elle ignorait ce qui venait de se passer entre Crozon et Nointel, mais elle savait que le juge était l’oncle de ce M. Darcy que Berthe lui avait amené et qui s’était offert à la protéger contre les fureurs de son mari. Quelque chose lui disait que l’ami de l’oncle devait être aussi l’ami du neveu, et que ce capitaine dont elle n’avait jamais entendu parler était disposé, comme Gaston, à défendre les faibles. Mais elle sentait si bien le péril de sa situation qu’elle n’osait risquer ni un mot ni un geste. Ses yeux seuls parlaient. Elle regardait attentivement Nointel et Crozon, pour tâcher de surprendre sur leurs figures le secret de leurs véritables intentions.
Nointel devina les angoisses de la femme soupçonnée qui redoutait de tomber dans un piège, et il fit de son mieux pour la rassurer.
– Madame, lui dit-il avec cet accent de franchise qui avait déjà persuadé le baleinier, je connais, en effet, M. Roger Darcy, et je suis surtout très lié avec son neveu. Je n’ose vous promettre que mes relations avec le juge me permettront d’être utile à mademoiselle Lestérel, mais je puis vous assurer que Gaston Darcy et moi, nous nous intéressons vivement à elle, et qu’il n’est rien que nous ne fassions pour vous la rendre.
Ce début eut pour effet d’inspirer de la confiance à madame Crozon. Ses traits se détendirent, des larmes de joie coulèrent sur ses joues pâles, et ses lèvres murmurèrent un remerciement.
Le capitaine l’observait tout en parlant. Il l’étudiait, et, comme il était physionomiste, il arriva vite à démêler les sentiments qui gonflaient ce cœur navré, à comprendre ce caractère faible et tendre ; il entrevit l’histoire de cette orpheline, mariée à un homme qu’elle n’aimait pas, qu’elle ne pouvait pas aimer, luttant d’abord contre les entraînements d’une nature ardente, contre les dangers de l’isolement, reportant sur sa sœur toute son affection, une affection exaltée que son mari n’avait pas su lui inspirer, et succombant enfin, à la suite d’un de ces hasards de la vie parisienne qui rapprochent deux êtres dont l’un semble avoir été créé et mis au monde tout exprès pour faire le malheur de l’autre. Elle avait dû résister longtemps aux séductions de ce Golymine, et, une fois la faute commise, se laisser aller au courant de la passion, en fermant les yeux pour ne pas voir l’abîme vers lequel ce courant la poussait. Puis le réveil était venu, un réveil effroyable, le réveil au fond du précipice. Abandonnée par son amant, frappée dans la personne de Berthe, elle n’espérait plus rien, elle n’attendait que la mort, et si elle tremblait encore, certes ce n’était pas pour elle-même.
– L’enfant existe, se disait Nointel, mademoiselle Lestérel sait qu’il existe ; c’est peut-être pour le sauver qu’elle s’est compromise, et c’est certainement pour ravoir les lettres de madame Crozon qu’elle est allée au bal de l’Opéra. Madame Crozon ne peut pas ignorer que Berthe s’est sacrifiée, et elle se trouve dans cette affreuse alternative de laisser condamner sa sœur ou de livrer son enfant à la vengeance de ce mari qui est très capable de le tuer. Avec une situation comme celle-là, un drame aurait cent représentations au boulevard. Et c’est sur moi que retombe le soin d’arranger un dénouement qui satisfasse tout le monde. Agréable tâche, en vérité ! Ayez donc des amis ! Que le diable emporte Darcy qui s’est fourré dans cette impasse !
Il faut pourtant que je l’en tire, et je n’ai qu’un moyen, c’est de prouver que la Barancos a tué Julia. Quand le juge la tiendra, il lâchera mademoiselle Lestérel, sans exiger qu’elle lui dise ce qu’elle allait faire dans la loge, et surtout sans mettre en cause le ménage Crozon. C’est contre la marquise qu’il faut agir pour sauver les deux sœurs, et, puisque le loup de mer est apaisé momentanément, je n’ai plus rien à faire ici.
– Mon ami, dit chaleureusement le marin, je vous remercie de venir en aide à ma belle-sœur. J’ai pu croire qu’elle était coupable, mais je serais bien heureux qu’elle fût innocente, et, grâce à vous, je ne désespère plus de la revoir. Vous faites des miracles… la joie vient de rentrer dans ma maison… et c’est vous qui l’y avez ramenée.
Nointel pensa aussitôt :
– Voilà un homme qui meurt d’envie de se jeter aux pieds de sa femme et de lui demander pardon. Ces maris sont tous les mêmes. C’est déjà un joli résultat que j’ai obtenu là, mais je ne tiens pas du tout à assister à la réconciliation des époux, et je vais sonner la retraite.
Mon cher, reprit-il tout haut, c’est moi qui suis votre obligé puisque vous avez bien voulu me présenter à madame Crozon, et j’espère qu’elle me permettra de revenir vous voir souvent, mais elle est souffrante, et je vais prendre congé d’elle en la suppliant de croire que je suis entièrement à son service et au vôtre.
Il ne se trompait pas. Le baleinier avait hâte de conclure une paix conjugale, et ces traités-là se signent sans témoins. Il n’essaya point de retenir son ami. En revanche, madame Crozon retrouva la parole pour exprimer un vœu qu’elle n’avait pas encore osé formuler.
– Monsieur, dit-elle avec effort, je serai éternellement reconnaissante à mon mari qui vous a amené et à vous qui avez la bonté de vous intéresser à ma malheureuse sœur. Puisque vous voulez bien prendre sa défense, peut-être consentirez-vous à faire parvenir à son juge une prière…
– Quelle qu’elle soit, madame, vous pouvez compter que mon ami Darcy se chargera de la transmettre à son oncle, interrompit gracieusement le capitaine.
– Je ne demande pas une chose impossible. Je sais que la justice doit suivre son cours, et que Berthe doit rester à sa disposition tant qu’il ne sera pas démontré qu’elle est innocente. Mais ne dépend-il pas du magistrat qui dirige l’instruction de la faire mettre en liberté… provisoirement ?… On m’a dit que la loi le lui permettait.
– Oui, en effet, la liberté sous caution… je n’avais pas songé à cela, et Darcy non plus.
– Ma sœur ne chercherait pas à fuir. Elle se soumettrait à toutes les surveillances qu’on lui imposerait… et si Dieu ne permettait pas que son innocence éclatât, elle n’en serait pas moins jugée quand le moment sera venu, mais elle ne passerait pas de longs jours en prison ; elle ne souffrirait pas un martyre inutile. Je pourrais la voir chaque jour, la soutenir pendant la cruelle épreuve qu’elle va traverser…
Madame Crozon s’arrêta court. Elle s’était aperçue que son mari fronçait le sourcil, et la voix lui manqua. Nointel, qui devinait tout, se hâta de répondre de façon à étouffer, dans leur germe, les soupçons renaissants de l’incorrigible jaloux.
– Madame, dit-il doucement, je doute que M. Roger Darcy consente à faire ce que vous désirez, ce que je désire autant que vous, ce que nous désirons tous. S’il ne s’agissait pas d’un meurtre… mais l’affaire est si grave ! Je puis du moins vous promettre que la demande sera présentée et chaudement appuyée.
Puis, sans laisser à la jeune femme le temps d’insister, il la salua, et il sortit avec le marin qui lui prit amicalement le bras pour le reconduire, et qui, à peine arrivé dans l’antichambre, se mit à la serrer contre sa poitrine, en criant :
– Nointel, j’étais fou… vous m’avez rendu la raison… je vous devrai mon bonheur… entre nous maintenant, ce sera à la vie, à la mort.
– Alors, vous ne me soupçonnez plus, dit gaiement Nointel, qui eut beaucoup de peine à se dégager de cette furieuse étreinte.
– Je ne soupçonne plus personne… tenez ! quand je pense que j’ai failli me battre avec vous… que je voulais tuer Mathilde… j’ai honte d’avoir ajouté foi aux calomnies d’un misérable.
– Que je vais chercher sans perdre une minute et que je découvrirai, je vous en réponds.
– Ah ! je le tuerai.
– Nous le tuerons, c’est entendu. Au revoir, mon cher Crozon ; je compte sur votre prochaine visite, et je ne vous ferai pas attendre la mienne.
Sur cette promesse, le capitaine échangea une dernière et vigoureuse poignée de main avec le baleinier et se précipita dans l’escalier.
– Ouf ! murmurait-il en se sauvant, quel sacrifice je viens de faire à l’amitié ! Me voilà passé pacificateur de ménages. C’était bien la peine de rester garçon. Mais que de choses j’ai apprises depuis une heure ! J’y vois presque clair dans toutes les obscurités que ce bon Lolif cherche vainement à percer depuis trois jours. Et je commence à être à peu près sûr que mademoiselle Berthe n’a sur la conscience ni amant, ni coup de couteau. Les lettres étaient de sa sœur, ce n’est plus douteux pour moi. Et s’il était prouvé que le domino a été trouvé sur le boulevard extérieur avant trois heures du matin, je ne vois pas pourquoi l’oncle Roger refuserait la mise en liberté provisoire. Crozon n’a pas l’air de se soucier beaucoup de revoir la prévenue, mais madame Crozon y tient énormément. Pourquoi y tient-elle tant que cela ? Elle aime sa sœur, je le sais bien, mais la réapparition de cette sœur lui créera beaucoup d’embarras, et n’empêchera peut-être pas l’affaire d’aboutir à la Cour d’assises ; des embarras dangereux, car le mari ne manquera pas d’interroger Berthe, il lui demandera des explications, il ne se contentera pas de celles que la pauvre fille lui donnera, et, comme il est tenace, il pourrait bien finir par lui arracher quelque parole compromettante pour la sœur aînée.
Nointel se posait ces questions au beau milieu de la rue Caumartin, et, à son air, les passants devaient le prendre pour un amoureux bayant aux étoiles.
– J’y suis ! s’écria-t-il en se frappant le front, ni plus ni moins qu’un poète qui vient de trouver une rime longtemps cherchée. La mère n’a plus de nouvelle de l’enfant, depuis que mademoiselle Lestérel est sous clef. Mademoiselle Lestérel seule sait où est la nourrice. Peut-être a-t-elle poussé le dévouement jusqu’à dire que l’enfant était à elle. Dans tous les cas, elle s’est bien gardée de donner l’adresse de madame Crozon ; le mari était de retour, et cette nourrice aurait pu faire la sottise de venir au domicile conjugal. De sorte que maintenant les communications sont interrompues. Cependant, comment se fait-il que mademoiselle Berthe n’ait pas dit à sa sœur où elle a mis cet enfant ?
Ici Nointel fit une nouvelle pause. Il perdait la piste. Mais son esprit sagace la retrouva bientôt.
– Eh ! oui, reprit-il, après avoir examiné une idée qui lui était venue tout à coup, l’aventure s’arrange très bien ainsi… madame Crozon savait que son jaloux cherchait le malheureux petit bâtard. Elle était surveillée de près. Elle a prié Berthe de se charger du déménagement de l’enfant. Et Berthe a opéré ce déménagement dans la nuit du samedi. Elle a été arrêtée le dimanche avant d’avoir pu voir sa sœur. Voilà l’emploi de cette fameuse nuit expliqué du même coup… et le silence obstiné de la prévenue aussi ; car, pour se justifier, il faudrait qu’elle dénonçât la conduite de madame Crozon. Il ne reste plus qu’à trouver la nourrice… et elle doit demeurer dans les parages de Belleville, puisque c’est de ce côté-là qu’on a ramassé le domino. Parbleu ! je la dénicherai…
Le capitaine s’arrêta encore pour donner audience aux réflexions qui naissaient les unes des autres. Et la fin de cette méditation fut qu’il lâcha un gros juron suivi de ces mots :
– Triple s*t que je suis ! je l’ai eue sous la main et je l’ai laissée partir. C’est la grosse femme qui m’a accosté au Père-Lachaise pour me demander si mademoiselle Lestérel était en prison. Elle m’a dit qu’elle habitait tout près du cimetière, et elle a bien l’encolure d’une nourrice. Je me souviens même que j’en ai fait la remarque. Comment la rattraper maintenant ? Courir Belleville et ses alentours ? J’ai d’autres chiens à fouetter… Simancas, par exemple. Elle a ma carte… par bonheur, je la lui ai remise et je lui ai dit que j’étais en mesure d’être utile à l’incarcérée… elle ne manque pas de finesse, la commère, car elle a inventé pour me dérouter une histoire de blanchissage… peut-être se décidera-t-elle un jour ou l’autre à venir me trouver… ne fût-ce que pour toucher son dû… au bout du mois.
Eh bien, j’attendrai, conclut Nointel, et en attendant je ne manquerai pas de besogne, car il ne suffira pas de démontrer tout ce que je viens de découvrir, à force de raisonnements… quelle belle chose que la logique !… L’oncle Roger est un juge exigeant. Il lui faut une coupable, et c’est moi qui la lui amènerai. Je sais où elle est, mais je ne peux pas encore aller la prendre dans son hôtel. Et puis, j’ai un compte à régler avec un gredin que je vais forcer à me servir de limier pour chasser la marquise. Allons ! mon siège est fait maintenant.
Sus au Simancas !
Il y avait bien dix minutes que Nointel monologuait ainsi sur le pavé boueux de la rue Caumartin, mais il n’avait pas perdu son temps, car un plan de campagne complet venait de jaillir de son cerveau.
Il tira sa montre, et il vit qu’il était à peine cinq heures. Crozon avait fait irruption au cercle bien avant l’instant du rendez-vous. La conférence au parloir et la visite madame Crozon n’avaient pas été longues. Avant d’aller dîner pour achever une journée si bien remplie, Nointel avait encore le temps de commencer ses opérations.
– Où trouverai-je mon Simancas ? se demanda-t-il d’abord. Il ne mettra pas les pieds au cercle, tant qu’il n’aura pas de nouvelles du duel préparé par ses soins. Il sait qu’il m’y rencontrerait, et il ne se soucie pas de me donner des explications sur la prétendue indisposition de madame de Barancos ; et ces explications, il espère que je ne les lui demanderai jamais, car il compte que le baleinier me tuera demain… Je suis à peu près sûr qu’à cette heure il est chez la marquise, mais ce n’est pas sur ce terrain-là que je veux le rencontrer. Il faut pourtant que j’attaque immédiatement. Je me sens un entrain de tous les diables. Ce serait dommage de n’en pas profiter.
Ce jour-là était décidément pour Nointel le jour aux idées, car il lui en vint encore une au moment où il tournait l’angle de la rue Saint-Lazare.
Il se souvint que Saint-Galmier demeurait tout près de là, rue d’Isly, et qu’il donnait des consultations de cinq à sept. Tout le cercle savait cela, le docteur ne se faisant pas faute de le dire bien haut, chaque fois qu’il y venait. Et cette réclame parlée ne lui réussissait pas trop mal, car bien des gens le prenaient pour un médecin sérieux. Le major Cocktail prétendait même avoir été guéri par lui d’une névrose de l’estomac, due à un usage trop fréquent des liqueurs fortes, et le major Cocktail n’était certes pas un naïf.
Nointel ne croyait ni à la science, ni à la clientèle de ce praticien du Canada, mais il supposait qu’on le trouvait chez lui à l’heure où il était censé recevoir ses malades, et il s’achemina, sans tarder, vers la rue d’Isly. Saint-Galmier devait être associé à toutes les intrigues de Simancas, Saint-Galmier devait posséder comme Simancas le secret de la marquise, car il était avec lui, pendant cette mémorable nuit du bal de l’Opéra. Décidé à aborder immédiatement l’ennemi, le capitaine résolut, puisque le chef se dérobait, de tomber d’abord sur le lieutenant qui se trouvait à sa portée. Ce n’était que peloter en attendant partie, mais il pensait que cette première escarmouche lui ferait la main avant d’engager la bataille.