– Il s’agit de savoir si elles valent ce qu’elles vous ont coûté.
– Vous allez en juger. Voici ce qui s’est passé depuis dimanche, jour par jour. Hier, lundi, dans la matinée, perquisition au domicile de mademoiselle Lestérel. On y a découvert un fragment de lettre où madame d’Orcival lui donnait rendez-vous au bal de l’Opéra.
– À quelle heure ? demanda Nointel, qui n’avait pas vu Darcy depuis la veille.
– Mon homme ne me l’a pas dit, et je n’ai pas pensé à le lui demander. L’heure, du reste, n’importe guère. Il suffit qu’il soit prouvé que la prévenue est allée au bal.
– C’est juste, dit le capitaine qui pensait tout le contraire, mais qui voyait que, sur ce point, il n’y avait rien à tirer de Lolif.
– Or, il est prouvé qu’elle y est allée. Hier, dans l’après-midi, elle a été interrogée, et elle a persévéré dans son système, qui consiste à ne pas répondre.
– Pas mauvais, le système. Le silence est d’or, dit le proverbe.
– Le proverbe a tort, pour cette fois. Songez que, devant l’évidence des faits, le silence équivaut à un aveu.
– Allons donc ! Il est toujours temps de parler, et en ne répondant pas on ne risque pas de s’enferrer. Si j’étais accusé, je ne dirai pas un mot dans le cabinet du juge. Je n’ouvrirais la bouche qu’en présence des jurés.
– Mademoiselle Lestérel est de votre avis, car jusqu’à présent M. Darcy n’a rien obtenu, ni confession, ni explication ; mais les faits parlent. Elle aurait pu soutenir qu’elle n’était pas allée au rendez-vous donné par Julia d’Orcival. Malheureusement pour elle, hier, un commissaire très intelligent a eu l’idée de feuilleter le registre des objets perdus et déposés à la Préfecture. Il a vu, inscrits sur ce registre, un domino et un loup trouvés sur la voie publique dans la nuit de samedi à dimanche. M. Roger Darcy a été prévenu immédiatement ; il a donné des ordres, et on a opéré avec une célérité merveilleuse. Le soir même, on découvrait la marchande à la toilette qui avait vendu les objets, vendu, pas loué, remarquez bien. Elle les a reconnus tout de suite. Le domino n’était pas neuf, et il y avait une reprise au capuchon. Ce matin, à neuf heures, on l’a confrontée avec la prévenue, qu’elle a reconnue aussi de la façon la plus formelle.
– Et la prévenue a nié ?
– Non. Elle s’est contentée de pleurer. Elle ne pouvait pas nier. La marchande lui a rappelé toutes les circonstances de l’achat qui a été fait dans la journée du samedi. Il n’y a plus maintenant l’ombre d’un doute sur la présence de mademoiselle Lestérel au bal de l’Opéra.
– Le fait est qu’elle n’a certainement pas acheté un domino et un loup pour aller donner une leçon de chant.
– Et si elle les a achetés au lieu de les louer, c’est qu’elle avait l’intention de ne pas les rapporter et de s’en défaire.
– S’en défaire, comment ?
– En les jetant par la portière du fiacre qui l’a ramenée du bal. On n’a pas encore découvert ce fiacre, mais on le cherche.
– Et où a-t-on ramassé cette défroque ?
– Ah ! voilà. Deux sergents de ville qui faisaient leur ronde de nuit l’ont trouvée sur le boulevard de la Villette, au coin de la rue du Buisson-Saint-Louis. C’est curieux, n’est-ce pas ?
– Dites que c’est inexplicable. Si cette demoiselle Lestérel a tué Julia, elle devait avoir hâte de rentrer chez elle après l’avoir tuée. Que diable allait-elle faire du côté de Belleville ?
– C’est une ruse pour dépister les recherches.
– Elle prévoyait donc qu’on l’arrêterait dès le lendemain. Il eût été beaucoup plus simple de regagner tranquillement son domicile, d’ôter son domino dans le fiacre, si elle craignait d’être vue par son portier, et d’aller le lendemain soir jeter ledit domino quelque part… dans la Seine, dans un terrain vague, ou même au coin d’une borne.
– Mon cher, les criminels ne font pas des raisonnements si compliqués. Elle était pressée de se débarrasser d’un costume compromettant, elle ne voulait pas le semer dans son quartier…
– Et elle est allée le semer à l’autre bout de Paris. Quoi que vous en disiez, ce n’est pas naturel du tout, et, si j’étais à la place de M. Roger Darcy, j’ouvrirais une enquête sur les relations que mademoiselle Lestérel pouvait avoir dans les parages de la Villette ou des Buttes-Chaumont.
– C’est ce qu’il fera, n’en doutez pas. Mais convenez que je vous ai appris du nouveau. Darcy va être bien content quand vous lui direz que, dès à présent, la condamnation est certaine.
– c****n ! pensait Nointel en regardant Lolif qui se rengorgeait.
Et il lui demanda d’un air indifférent :
– Savez-vous l’heure qu’il était quand les sergents de ville ont fait cette trouvaille ?
– Ma foi ! non, je n’ai pas pensé à m’en informer. Mais le juge d’instruction doit le savoir. Il n’omet rien, je vous assure. Les détails les plus insignifiants sont recueillis par lui avec beaucoup de soin.
– Eh bien, tâchez donc de vous renseigner sur ce point, et faites-moi le plaisir de me dire ce que vous aurez appris.
– Ah ! ah ! vous prenez goût au métier qui me passionne, à ce que je vois. Bravo ! mon cher. Pratiquez-le un peu, et vous reconnaîtrez que rien n’est plus amusant.
– Ça dépend des goûts, dit le capitaine en feignant d’étouffer un bâillement. Moi, je n’aime pas les problèmes. C’était bon du temps où je me préparais à Saint-Cyr. Je vous écoute volontiers, quand vous parlez de ces choses-là, parce que vous en parlez bien ; mais, au bout d’un quart d’heure, j’en ai assez. Retournons au billard, mon cher. J’éprouve le besoin de m’étendre sur une banquette et d’y sommeiller au doux bruit des carambolages.
Lolif soupira, car il avait espéré un instant que Nointel allait partager sa toquade ; mais le compliment fit passer le refus de collaborer.
Nointel, en rentrant dans la salle, se disait :
– Ce nigaud ne se doute pas qu’il vient de m’indiquer le point le plus intéressant à vérifier. S’il était moins de trois heures du matin quand les sergents de ville ont trouvé le domino, mademoiselle Lestérel serait sauvée, puisqu’il est prouvé que le domino lui appartient et que Julia a été tuée à trois heures. Je me renseignerai moi-même, si Lolif ne me renseigne pas.
Et il s’apprêtait, en attendant, à jouir d’un repos qu’il avait bien gagné. La marquise ne recevait pas, à ce que prétendait Simancas, et tout en se promettant de forcer plus tard cette consigne, le capitaine se félicitait de pouvoir disposer de sa soirée à sa guise. Il méditait de dîner au cercle et d’aller ensuite où sa fantaisie le conduirait, à moins que Darcy ne se montrât et ne le mit en réquisition pour quelque corvée relative à la grande affaire.
La partie avait repris. Le jeune baron de Sigolène, hardi, mais déveinard, jouait la décompte en seize contre le major Cocktail, qui lui laissait régulièrement faire douze points, et enfilait alors une série victorieuse de seize carambolages. Tréville, par patriotisme, s’obstinait à parier pour le gentilhomme du Vélay et perdait avec entrain contre Alfred Lenvers qui, n’ayant pas de préjugés sur les nationalités, soutenait l’Angleterre, en attendant qu’il se présentât un pigeon à plumer au piquet. Le colonel Tartaras rageait dans un coin. Il n’avait pas encore digéré le coup de Lolif. Coulibœuf racontait à Perdrigeon qu’un jour, au cercle d’Orléans, il avait carambolé soixante-dix-neuf fois d’affilée, et Perdrigeon, qui ne l’écoutait pas, lui demandait des nouvelles d’une Déjazet de province, en représentation, pour le moment, dans les départements du Centre. Prébord et Verpel avaient disparu. Le doux Charmol, chansonnier du Caveau, les avait suivis.
Lolif, encore tout honteux de sa récente bévue, se glissa timidement derrière les joueurs, et Nointel, après avoir choisi une place propice à la rêverie, s’établit dans une posture commode, et alluma un excellent cigare. Il n’en avait pas tiré trois bouffées, que l’imprévu se présenta sous la forme d’un domestique du Cercle, portant sur un plateau, non pas une lettre cette fois, mais une carte de visite.
Le capitaine la prit et y lut le nom de Crozon.
– Déjà ! pensa-t-il. Le dénonciateur anonyme lui a donc désigné l’amant de sa femme ? Voilà qui vaut la peine que je me dérange.
– La personne est là ? demanda-t-il au valet de chambre.
– Elle attend monsieur au parloir… c’est-à-dire, il y a deux personnes, répondit le domestique.
– Comment, deux ? Vous ne m’apportez qu’une carte.
– Ce monsieur est accompagné d’un… d’un homme.
– C’est bien ; dites que je viens, reprit le capitaine assez surpris.
Et il quitta, non sans regret, la banquette où il était si bien.
– Qui diable ce baleinier m’a-t-il amené ? pensait-il en traversant lentement la salle de billard. Un homme, dans le langage des laquais, cela signifie un individu mal vêtu. Est-ce que Crozon, ayant découvert que sa femme l’a trompé avec un maroufle, aurait eu l’idée baroque de traîner ici le susdit maroufle à seule fin de le châtier en ma présence ? Avec cet enragé, on peut s’attendre à tout. C’est égal, il aurait pu mieux choisir son temps. Je me délectais à ne penser à rien. Enfin ! il était écrit qu’aujourd’hui on ne me laisserait pas tranquille.
Le parloir était situé à l’autre bout des appartements du cercle, et, en passant par le salon rouge, Nointel aperçut Prébord, en conférence avec Verpel et Charmol.
– Aurait-il, par hasard, l’intention de m’envoyer des témoins ? se dit Nointel. Ma foi ! je n’en serais pas fâché. Un duel me dérangerait un peu dans ce moment-ci, mais j’aurais tant de plaisir à donner un coup d’épée à ce fat que je ne refuserais pas la partie.
Il affecta de marcher à petits pas et de se retourner plusieurs fois, pour faire comprendre à ce trio qu’une rencontre serait facile à régler. Mais le beau brun et ses deux amis firent semblant de ne pas l’apercevoir, et il eut la sagesse de ne pas les provoquer. Il méprisait de tels adversaires, et d’ailleurs il lui tardait de savoir quelle nouvelle apportait M. Crozon.
Il trouva le beau-frère de Berthe, planté tout droit au milieu du parloir, le chapeau sur la tête, le visage enflammé, l’œil sombre, les traits contractés : l’air et l’attitude d’un homme que la colère transporte et qui s’efforce de se contenir. Derrière ce mari malheureux, se tenait un grand flandrin, maigre et osseux comme un Yankee, portant la barbe et les moustaches en brosse, et paraissant fort embarrassé de sa personne. Ce singulier personnage était vêtu d’une redingote vert olive, d’un pantalon de gros drap bleu et d’un gilet jaune en poil de chèvre.
– Qu’est-ce que c’est que cet oiseau-là ? se demandait le capitaine. Il ressemble à un trappeur de l’Arkansas, et il est habillé comme Nonancourt, dans le Chapeau de paille d’Italie.
– M. Bernache, premier maître mécanicien à bord de l’Étoile polaire que je commande, dit le baleinier d’une voix rauque, et avec un geste d’automate.
En toute autre occasion, Nointel aurait ri de bon cœur de cette façon de présenter quelqu’un en lui donnant du revers de la main à travers la poitrine ; mais il sentit que la situation était sérieuse, et il répondit avec un flegme parfait :
– Je suis charmé de faire la connaissance de M. Bernache. Veuillez m’expliquer, mon cher Crozon, ce que je puis pour son service… et pour le vôtre.
– Vous ne devinez pas ? lui demanda le marin, en le foudroyant du regard.
– Non, sur ma parole.
– Monsieur est mon témoin.
– Ah ! très bien. Je comprends. Vous avez reçu la lettre que vous attendiez. Vous savez maintenant à qui vous en prendre, vous allez vous battre, et vous avez choisi pour vous assister sur le terrain un camarade éprouvé, qui a navigué avec vous. Je ne puis que vous féliciter de ce choix, et je ne vous en veux pas du tout de m’avoir préféré monsieur, qui vous connaît plus que moi et qui vous représentera beaucoup mieux.
Nointel croyait être fort habile en parlant ainsi. Il craignait que Crozon n’eût l’idée de lui adjoindre ce mécanicien comme second témoin, et il prenait les devants pour éviter la ridicule corvée dont il pensait être menacé. Il ne s’attendait guère à être interpellé comme il le fut aussitôt.
– Ne faites donc pas semblant de ne pas comprendre, lui cria le baleinier. C’est avec vous que je veux me battre, et j’ai amené Bernache pour que nous en finissions tout de suite. Vous devez avoir ici des amis. Envoyez-en chercher un, et partons. Nous irons où vous voudrez. J’ai en bas, dans un fiacre, des épées, des pistolets et des sabres.
Le capitaine tombait de son haut, mais il commençait à entrevoir la vérité, et il ne se troubla point :
– Pourquoi voulez-vous donc vous battre avec moi ? demanda-t-il tranquillement.
Crozon tressaillit et dit entre ses dents :
– Vous raillez. Il vous en coûtera cher.
– Je ne raille pas. Je n’ai jamais été plus sérieux, et je vous prie de répondre la question que je viens de vous adresser.
– Vous m’y forcez. Vous tenez à m’entendre proclamer ce que vous savez fort bien. Soit ! c’est un outrage de plus, mais je réglerai tous mes comptes à la fois, car je veux vous tuer, entendez-vous ?
– Parfaitement ; mais pourquoi ?
– Parce que vous avez été l’amant de ma femme.
Nointel reçut cette extravagante déclaration avec autant de calme qu’il recevait autrefois les obus lancés par les canons Krupp. Un autre se serait récrié et aurait essayé de se justifier. Il s’y prit d’une façon toute différente, et il fit bien.
– Si je vous affirmais que ce n’est pas vrai, vous ne me croiriez pas, je suppose, dit-il sans s’émouvoir.
– Non, et je vous engage à vous épargner la peine de mentir. Comment voulez-vous que je vous croie ? Vous m’avez déclaré vous-même, il n’y a pas deux heures, qu’en pareil cas un galant homme niait toujours.
– Je l’ai dit et je le répète. Mais vous admettez aussi qu’un galant homme peut avoir été accusé faussement.
– Non. Personne n’a intérêt à vous désigner comme ayant été l’amant de ma femme.
– Qu’en savez-vous ? J’ai des ennemis, et je m’en connais un entre autres qui est très capable d’avoir imaginé ce moyen de se débarrasser de moi, sans exposer sa personne. Remarquez, je vous prie, que je ne proteste pas, que je ne discute pas, et même que je ne refuse pas de vous rendre raison.
– C’est tout ce qu’il me faut. Marchons.
– Tout à l’heure. Veuillez me laisser achever. Je ne serai pas long.
Vous avez reçu, ce que je vois, une nouvelle lettre du drôle qui ne cesse depuis trois mois de dénoncer votre femme, et cette fois il a plu à ce drôle de me désigner à votre vengeance. J’ai le droit de vous demander si cette lettre est signée, et, si elle l’est, je puis exiger que vous m’accompagniez chez son auteur, afin de me mettre à même de le forcer à avouer en votre présence qu’il m’a lâchement calomnié. Je l’y forcerai, je vous en réponds, et je lui ferai avaler son épître, s’il refuse le duel à mort que je lui proposerai.
– La lettre n’est pas signée.
– Très bien ! Alors, je ne peux m’en prendre qu’à vous, qui ajoutez foi à une accusation anonyme portée contre moi par un vil coquin. Et si vous ne me cherchiez pas querelle, c’est moi qui vous demanderais satisfaction, car vous m’insultez en supposant que je vous ai trompé, vous qui avez été mon camarade, et presque mon ami.
– Ces trahisons-là sont très bien vues dans le monde où vous vivez.
– Cela se peut, mais ce qu’on ne tolérerait dans aucun monde, c’est le procédé dont j’aurais usé aujourd’hui en vous faisant raconter vos infortunes de ménage si je les avais causées. Me croire capable d’une action si basse, c’est m’insulter, je vous le répète, et je ne tolère pas les insultes. Donc, nous allons nous battre.
– À la bonne heure ! trouvez vite un témoin et partons.
– Pardon ! je n’ai pas fini. Je tiens absolument à vous dire, avant de vous suivre sur le terrain, ce que je compte faire après la rencontre. Vous allez m’objecter que je ne ferai rien du tout, attendu que vous êtes certain de me tuer. Eh bien, je vous affirme que vous ne me tuerez pas. Vous êtes d’une jolie force à toutes les armes, mais je suis plus fort que vous.
– Nous verrons bien, dit le marin avec impatience.
– Vous le verrez, en effet. Je vous blesserai, et quand je vous aurai blessé, pour vous apprendre à me soupçonner d’une vilenie, je prendrai la peine de vous prouver que l’accusation que vous avez admise si légèrement était absurde, et que non seulement je n’ai jamais été l’amant de votre femme, mais que je ne l’ai jamais vue.
Maintenant, j’ai tout dit et je suis prêt à vous suivre partout où il vous plaira de me conduire. Permettez-moi seulement d’aller prendre chez lui un ami que je tiens à avoir pour témoin, par la raison qu’il est inutile d’ébruiter cette affaire, et que je suis sûr de sa discrétion.
Le baleinier semblait hésiter un peu. La péroraison du capitaine avait fait sur lui une certaine impression, mais il n’était pas homme à reculer après s’être tant avancé, et il fit signe à Bernache de le suivre. Le maître mécanicienne payait pas de mine et n’avait pas l’élocution facile, mais il ne manquait pas de bon sens, et il risqua une observation fort sage.
– Moi, à ta place, mon vieux Crozon, dit-il timidement, avant d’aller me cogner avec monsieur, qui n’a pas plus peur que toi, ça se voit bien, je lui demanderais de faire avant le coup de torchon ce qu’il te propose de faire après.
– Qu’est-ce tu me chantes là, toi ? grommela le loup de mer.
– Elle est bien facile à comprendre, ma chanson. Monsieur déclare qu’il n’a jamais vu ni connu ta femme, et je mettrais ma main au feu qu’il ne ment pas. Mais, puisque tu refuses de croire la parole d’un officier, pourquoi ne le pries-tu pas de te montrer qu’il dit la vérité ?
– Je suis curieux de savoir comment il s’y prendrait, dit Crozon, en haussant les épaules.
– Parbleu ! il me semble que c’est bien simple, répondit le judicieux mécanicien. Ta femme ne sait rien de ce qui se passe, n’est-ce pas ? Tu ne lui as jamais parlé de monsieur ?
– Non. Ensuite ?
– Et elle est chez toi, malade… hors d’état de sortir. Par conséquent, elle n’a pu te suivre…
– Non, cent fois non.
– Eh bien, il me semble que si nous allions la voir tous les trois, et si tu lui disais que monsieur est un camarade à toi, tu connaîtrais bien sa figure si…
– Pardon, monsieur, interrompit Nointel ; je ne sais si votre proposition serait agréée par M. Crozon, mais moi je refuse absolument de me soumettre à une épreuve de ce genre. Je trouve au-dessous de ma dignité de jouer une comédie qui d’ailleurs n’amènerait pas le résultat que vous espérez. Madame Crozon n’éprouverait aucune émotion en me voyant, puisque je lui suis absolument inconnu ; mais M. Crozon pourrait croire qu’elle a dissimulé ses impressions. Ce n’est pas par de tels moyens que je me propose de le convaincre… lorsque je lui aurai donné la leçon qu’il mérite.
Le capitaine avait manœuvré avec une habileté rare, et il avait calculé d’avance la portée de ses discours qui tendaient tous à calmer un furieux et qui semblaient être débités tout exprès pour l’exaspérer davantage. Le capitaine connaissait les jaloux, pour les avoir pratiqués, et il s’était dit que plus il prendrait de haut l’accusation portée contre lui par cet affolé, plus il aurait de chances de le ramener à la raison. Le pis qui pût lui arriver, c’était d’être forcé d’aller sur le terrain, et cette rencontre ne l’effrayait pas, car il se croyait à peu près certain de mettre Crozon hors de combat, et par conséquent hors d’état de tuer sa femme. Il se demandait même s’il ne valait pas mieux que l’affaire finit ainsi.