II - Paris-Mirage-1

2001 Words
II Paris-Mirage Sept personnes occupaient un compartiment de première classe dans un train de la ligne d’Orléans roulant vers Paris. Sur la banquette de devant était un homme de cinquante-cinq à soixante ans, décoré, aux manières distinguées ; c’était le docteur M…, le maître de la clinique que nous avons déjà aperçu, – un jeune homme aux fines moustaches noires, au regard acéré et vif, – et une jeune fille dont le visage, recouvert d’une voilette, n’accusait guère plus de quinze à seize ans. Sur l’autre banquette, vis-à-vis la jeune fille, était son père, un monsieur au visage vulgaire, un de ces types à la Prud’homme dont l’âge peut varier de quarante à soixante-dix ans, et à sa suite deux jeunes gens de vingt ans, l’un blond, l’autre brun ; puis un personnage assez indéfinissable, aux allures à la fois communes et réservées, et dont la toilette avait plus de propreté que d’élégance. Comme le train, après s’être arrêté à une station, reprenait sa course rapide, le jeune homme brun échangea avec les deux autres une sorte de regard triomphant. – Nous approchons ! dit-il en caressant sa barbe, qu’il portait entière. – Ne vous hâtez pas de vous réjouir, monsieur, fit le docteur, dont les yeux brillèrent d’un feu sombre au fond d’une arcade sourcilière extraordinairement avancée, – qui sait si vos aspirations d’aujourd’hui ne se changeront pas bientôt en regrets amers ? – Ah ! docteur… – Vous brûlez d’être à Paris, de prendre votre part de ses joies et de ses magnificences, reprit le docteur ; je vous comprends et ne vous blâme pas, j’ai passé par là ! – Ah ! Paris !… firent tous les regards. – Paris, jeunes gens, est le rêve, l’illusion, le désir, l’ambition de tous ceux qui ont entendu prononcer trois fois son nom magique ; – mais il est aussi le mirage ! De loin, vous l’apercevez offrant toutes ses séductions, toutes ses pompes, toutes ses gloires, tous ses enivrements… Gare le bout du chemin ! – Il rend à celui qui travaille ! dit le jeune homme aux fines moustaches noires. – Il donne à ceux qui l’exploitent ! dit l’autre jeune homme brun. – Il permet tout ! répliqua le blond en jetant un rapide regard vers le monsieur assis en face de la jeune fille. – Et vous, monsieur Lehérisson, – fit le docteur en s’adressant au bourgeois du coin opposé au sien, – quel est votre mot sur Paris ? – Monsieur, répondit le bonhomme, je dis qu’un homme ne peut achever son éducation qu’à Paris, et c’est pour cela que j’y conduis mon neveu Annibal, ici présent. – Et vous, monsieur Bocquillon ? demanda le jeune homme aux fines moustaches, qui avait nom Firino. – Moi, je dis que c’est là qu’on peut encore le mieux faire ses affaires. – Propos de commerçant, répondit avec dédain celui qui l’avait interpellé. – Je le suis, monsieur, et je m’en vante, repartit le bourgeois. – Moi, je suis homme de lettres ! s’écria Firino avec une sorte d’enthousiasme. C’est assez vous dire que nous ne pourrions jamais nous entendre, mon cher monsieur. – Eh ! l’homme de lettres, aujourd’hui, n’est souvent pas autre chose qu’un commerçant ! dit le docteur. – Il y en a, monsieur, assurément ; mais parce que l’on tire un légitime profit de ses œuvres, on n’est pas confondu pour cela… – Vous êtes poète, alors ? demanda le jeune homme placé en face de lui. – Et vous ? – Moi, je vais être étudiant en droit et je fais un peu de peinture. – Nous pouvons nous donner la main. J’en suis bien sûr, quand nous serons tous deux avocats, nous ne sacrifierons jamais au veau d’or. – Non, certes. – Bah ! fit le docteur, est-ce qu’à vos âges on vit de la plume ? – Quand on se contente de peu, oui. – Erreur, jeunes gens, erreur ! Peintres et poètes meurent de faim à Paris, à moins d’être des génies. Et il en naît deux ou trois par chaque siècle. Peintre, voulez-vous gagner de l’argent ? renoncez aux grandes conceptions, aux sublimes délicatesses de l’art ; brossez des paysages jaunes, verts et indigo, croquez des scènes fades d’intérieur, l****z des femmes nues, entreprenez le portrait surtout ! – Léonard a fait la Joconde ; elle suffirait à sa gloire ! – Poète, continua le docteur, voulez-vous captiver le public ? pas de vers, pas de noble prose ! Jetez au feu élégies, sonnets et ballades ! Le public est un de ces débauchés blasés à qui il faut l’âcre b****r des courtisanes, les horreurs du bagne, les crimes des bandits de tout rang, l’inceste, le meurtre, l’adultère ! – Monsieur, je me nomme Firino, et j’ai là-bas, dans le wagon des bagages, un volume manuscrit de vers dont toute la presse de mon département a vanté les beautés ; vous le verrez, dans un mois, à l’étalage des premiers libraires de Paris. – Soit, je le veux bien. Mais, à côté, il y aura un roman quelconque, avec un titre affriolant. De ces deux livres, ce n’est pas le vôtre qu’on achètera, soyez-en certain. – Tant pis ! fit le poète avec complaisance. – Peintre et poète, messieurs ? répliqua le jeune homme blond. – Ah ! vous êtes tous deux des heureux de ce monde ! Paris vous attire, et vous y brillerez ! – Et vous, cher monsieur, qu’y comptez-vous donc faire ? – Annibal va faire son droit, messieurs, répondit avec emphase le bourgeois que le docteur avait appelé Lehérisson. C’est bien malgré moi, je l’avoue, car j’ai l’honneur d’être pharmacien à Orléans, et j’aurais désiré laisser à mon neveu mon officine, fort bien achalandée, du reste, lorsque je me retirerai, et lorsqu’il sera digne d’épouser ma fille, ici présente. Tout le monde sourit, et la jeune fille devint rouge comme braise. – En attendant, j’aperçois un grand bâtiment ; nous voici à Paris, messieurs ! s’écria Annibal, qui trouvait son oncle fort compromettant. – C’est Étampes, dit le docteur. – Ah ! Paris ! s’écria Firino dans l’enthousiasme, foin de la province ! à Paris seulement on est indépendant, et, confondu dans son immense population, on est seul comme dans le désert. Veut-on se cacher, personne ne vous y soupçonne ; on ne se montre qu’à volonté, on ne fait que ce qu’on veut ; on y est quelqu’un, pourvu qu’on soit quelque chose ; on n’a pas toujours, comme en province, un imbécile qui vous jette au nez ce que faisait votre père ou votre aïeul. La liberté partout, la liberté toujours ! Et des plaisirs, et des honneurs, et de la gloire !… Ah ! Paris !… – Oui ! firent les autres. – Paris, jeunes gens, répliqua le docteur d’une voix grave, Paris est l’égout collecteur où viennent aboutir toutes nos plaies, toutes nos misères, toutes nos hontes. Vous n’y êtes vraiment libre qu’à la condition de vous isoler. Si vous vous appuyez sur qui que ce soit, au contraire, il vous faut observer mille nuances, subir toutes les tyrannies. Vous avez le droit de dîner d’un petit pain d’un sou, mais il vous faut des gants, des bottes irréprochables, une voiture même, – et du linge ; sans quoi, honte et mépris sur vous ! vous ne goûterez jamais ni à la gloire, ni aux honneurs, encore moins aux plaisirs. – Ah ! vous êtes cruel, cher monsieur ! – Vous vous figurez que passer ses jours dans une occupation quelconque, frivole ou sérieuse, vous vous figurez que c’est vivre ? Illusion qui vous quittera. Je ne sais quel poète a comparé Paris au tonneau des Danaïdes : – il engloutit tout, illusions, projets, croyances, richesses, honneur, – et il ne rend rien… que de la poussière ! – Chacun fait la sienne, dit l’étudiant-peintre qui répondait au nom de Georges. – Paris, reprit le vieillard, est rempli de déclassés. – Ah ! le grand mot ! s’écria Firino. – Eh ! mon Dieu, maintenant qu’il n’y a plus de classes distinctes, que demain fera le procès à hier et à aujourd’hui, et les dépassera ; – maintenant que tous les écureuils pensants, ou pansus, ont adopté la devise de Fouquet : Quo non ascendam, et veulent monter, grimper, n’importe à quelle échelle, tout le monde est plus ou moins déclassé. – Ah ! monsieur, vous mettez le doigt sur une de nos plaies sociales les plus vives ! s’écria M. Lehérisson avec solennité. – Jadis, en engendrant un fils, le père lui léguait son état : – prêtres ou brahmes, guerriers, nobles, bourgeois, artisans, laboureurs, blancs ou hommes de couleur, gens libres ou serfs, – tous portaient en naissant le signe de démarcation que leur assignait la destinée. Ce signe n’existe plus depuis 89 ; la main du gentilhomme n’a plus seule le droit de tenir l’épée, et nous avons vu le paysan devenir maréchal de France et même roi. Tout le monde peut aspirer aux professions dites libérales, et s’il y a encore des classes bien distinctes, ce sont celles des riches et des pauvres. – Vous oubliez, monsieur, celles des gens instruits et des ignorants, dit Georges. – C’est vrai, mais la grande émancipation a nécessairement amené l’abus ; car ce n’est pas sans de grands déchirements que de pareils résultats s’obtiennent, et la vie moderne a vu plus d’un Icare perdre, une à une, les plumes de ses ailes d’emprunt. Faute d’espace pour tous, l’occasion chauve a toujours manqué au grand nombre, et, de désappointements en désespérances, a fait choir dans la boue ses malheureuses victimes, étalant aux yeux indifférents et blasés de la foule la plus horrible de toutes les misères, – la misère en habit noir. Les jeunes gens frissonnèrent involontairement. – S’illustrer, savoir, posséder, – la gloire, la science, la fortune, – triangle lumineux vers lequel accourent à toutes ailes ceux qui osent vouloir ; mobiles puissants, sources de toutes les grandeurs et de tous les crimes, – que vous en avez fait des déclassés ! – Eh ! monsieur, répliqua Georges avec feu, reprochez-vous donc à l’homme cet instinct légitime de chercher à s’élever du milieu où le hasard l’a fait naître ? Condamnez-vous donc l’orgueil irréfléchi de ce père qui sait à peine lire et veut que son fils apprenne le latin ? – Bravo ! dit le poète. – Non, certes, répondit le docteur. – Ces continuelles aspirations vers la lumière, continua le jeune homme, sont l’avenir des nations, et si nous avons du respect, de l’envie ou de l’admiration pour ceux qui arrivent, donnons une larme de pitié aux éclopés de la vie sociale restés sur le carreau, faute d’avoir entendu sonner l’heure du succès. Le jour où nous ne verrons plus de déclassés, le néant commencera pour nos sociétés ; – ils sont la conséquence fatale de notre marche ascendante dans le vaste domaine de l’intelligence. – Monsieur, dit Firino, il faut vous faire journaliste, comme moi. – Il sera avocat et député, répliqua M. Lehérisson, que la sortie du jeune homme avait ébloui. – Ce sera un déclassé, alors, car le don d’improvisation c’est dans le journalisme surtout qu’on peut l’exploiter avec fruit. – Donc, Paris regorge de déclassés ; il en est pourri, soit ; mais s’il rend de la poussière, on y trouve aussi de l’or ! – De l’or ?… Ah ! fit tristement le docteur, celui qui veut de l’or doit suer toutes les forces de son corps, la moelle de ses os, tout son sang. – Et la Bourse ? demanda Bocquillon relevant la tête. Le docteur jeta sur lui un regard rempli de défiance. – La Bourse est pour les habiles, répondit-il. Un silence se fit sur cette affirmation, bientôt troublée par cette exclamation d’Annibal : – Cette fois, c’est bien Paris ! – Votre impatience est grande, jeunes gens, dit le docteur en riant, ce n’est que Choisy-le-Roi. Le train arrêta, et un nouveau voyageur monta dans le compartiment. Il était vêtu assez négligemment, et sous son chapeau de feutre bosselé s’étalait une large barbe rousse du plus fantastique aspect. En le voyant, le docteur avait affecté de se retourner vers la portière du fond. – Eh ! c’est monsieur Charles ! s’écria le père Bocquillon, en face duquel le nouveau venu s’était placé. – Tiens, cher monsieur, enchanté de vous voir ! Comment aviez-vous pu quitter Paris, vous, l’une des colonnes du quartier latin ? À ce mot, les trois jeunes gens avaient dressé les oreilles. – J’arrive d’Orléans… des affaires, un séjour de vingt-quatre heures ; mais vous ? – Moi, j’arrive de Marseille en passant par Bordeaux, comme vous voyez. – Cependant je vous ai vu, il y a huit jours, à Asnières. – Chut ! ne me trahissez pas. J’ai passé les vacances à Asnières, en effet, dans un château, chez une de mes… parentes. Pas un mot à Colombe. – Hein ! – Sous peine de mort ! À ce mot, tous les habitants du compartiment firent un haut-le-corps et comprirent la terreur du bonhomme Bocquillon, car le jeune homme avait les yeux hors des orbites et sa barbe reflétait des éclairs. En se voyant l’objet de cette attention, celui-ci éclata de rire. – Bagasse ! fit-il, je plaisante, mon bon monsieur Bocquillon ! Vous ne comprenez donc pas que je simule un débarquement ? – Quoi ? fit l’usurier ahuri. – J’ai écrit à Colombe… chère poulette !… que je reviendrais aujourd’hui, et elle va accourir pour assister à mon arrivée. Elle connaît tous les chefs de gare de Paris, je suis sûr de la trouver sur le quai. Je lui garde un b****r de débotté soigné. Le majestueux pharmacien baissa les yeux. – Quel cynisme ! murmura-t-il en ouvrant la glace et en faisant admirer le paysage à sa fille. Annibal, lui, dévorait du regard le joyeux Provençal. Depuis que ce mot magique, – le quartier latin, – avait été prononcé, il ne doutait plus que ce garçon à la barbe d’or ne fût un de ces étudiants dont certaines légendes se racontaient tout bas.
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