II - La méprise

3418 Words
II La méprise… En mon particulier cela m’est égal ; mais mon frère en est si affligé que je donnerais volontiers cent guinées pour réparer cette erreur. STERNE. L’hôtel d’Angeron était resplendissant de lumières. Dans les salons se pressait une foule compacte, curieuse d’assister à une grande et hardie innovation. La comtesse Caroline d’Angeron donnait un bal travesti. Cette idée avait été accueillie avec tant de ferveur par l’aristocratie rennaise que pas un n’avait manqué à l’invitation. Des demandes nombreuses avaient été adressées avant la fête, et, le jour venu, dès huit heures, les salles se remplissaient déjà de costumes de tout genre. À minuit le coup d’œil était superbe, tant par la richesse des étoffes, les parures et l’élégance des travestissements que par la grande variété des personnes joyeuses qui s’abandonnaient aux plaisirs du bal. Il était si rare de danser alors, et surtout de danser en costume ! (N’oublions pas que c’était au commencement de 1832.) Toutes les beautés de la province s’y trouvaient réunies et formaient un éblouissant bouquet de jeunes femmes. L’heure des apparitions grotesques était passée enfin ; femmes et fleurs commençaient à se faner un peu. Les anneaux bouclés des chevelures se déroulaient avec le plus délicieux abandon, et la foule, moins pressée, laissait encore çà et là quelques espaces aux couples de promeneurs. Cependant, dans une partie reculée d’un salon de jeu, deux jeunes gens, négligemment assis sur une ottomane, causaient à voix basse et avec certaines précautions qui révèlent toujours un échange de confidences. – En vérité, mon très cher, je conçois difficilement votre complète indifférence ! Songez donc que depuis un an cette femme vous a trompé en grandissant vos espérances et ses promesses sans jamais aller plus loin. – À qui la faute, Ulric ? – Parbleu, à vous, Alain. – Je vous jure, démon tentateur, qu’il n’y a aucune voie abordable pour arriver là. Indiquez-moi le côté faible, et j’attaquerai. Mais j’ai exploré la place en tous sens, et partout la défense est en merveilleux état. Sa vertu… – Elle n’en a pas ! interrompit Ulric. – Je le sais bien, reprit Alain ; mais elle a pire que cela : une froideur de marbre qu’aucun souffle ne peut animer. – Vous comprenez donc que jamais le dénouement ne sera accordé de bonne grâce. – Mais, Ulric, que m’importe à moi le dénouement ? – À vous rien, je le sais, mais à votre réputation. Quand on en est venu au point où vous en êtes, il n’est que deux moyens de sortir de chez une femme : son ennemi par la porte, ou son amant par la fenêtre. – Admirable ! dit Alain en riant. Puisqu’il en est ainsi, que votre volonté soit faite et non pas la mienne ! Ce sera simplement une vengeance. Les deux jeunes gens se levèrent pour rentrer dans le bal. Au moment où ils arrivaient à la porte principale, la comtesse du Halgue disait au comte son mari : – Vous pouvez rentrer dès ce moment, Alexandre. Pour moi, je resterai probablement très tard. Renvoyez-moi néanmoins le cocher et les chevaux à tout évènement. Le comte s’éloigna rapidement et quitta la soirée, tandis qu’Ulric de Puiceney offrait son bras à la jeune femme. Leurs costumes offraient, comme leurs personnes un singulier contraste. La comtesse, blonde et frêle créature, portait un costume napolitain de fantaisie, bien frais, bien coquet comme elle. Le vicomte de Puiceney était grand, mince, d’une figure remarquable, non par la beauté, mais par la distinction de ses traits. Une barbe noire que rejoignaient des moustaches de couleur un peu moins foncée lui donnait un air grave, quoique aventureux, que ne démentaient en rien ses longs sourcils et ses yeux d’un brun fauve. Il portait un costume de corsaire noir, de sorte qu’à voir ce couple errer dans la fête on reportait sa pensée sur les amours romanesques de tous les pirates de la littérature moderne. Cette pensée sembla traverser un instant l’esprit d’Alain, car il se prit à sourire en rejoignant le baron de Ratteville. Ce dernier était dans l’enivrement d’un costume brodé d’or et d’argent sur toutes les coutures. Recueillant partout des regards, il ressemblait un peu à l’âne de la fable qui portait des reliques. Cependant, quand il vit Alain se diriger vers lui, il interrompit ses tournées triomphales pour aller à sa rencontre. – Eh bien, mon beau Vénitien, lui dit-il en faisant allusion à son costume simple mais d’une suprême élégance, irons-nous ce soir au Lido dans une gondole bien mystérieuse avec la dame de nos pensées ? – Peut-être ! répondit Alain, mais pour une noyade et non pour un rendez-vous d’amour. Le baron de Ratteville, quoique d’une suffisance insupportable et d’une vanité merveilleuse, avait assez d’esprit et parfois beaucoup de méchanceté. À l’air d’Alain il devina un bon coup à faire, selon son expression favorite. Il s’empara du bras du jeune homme, et, le prenant à l’écart, il ajouta d’un ton moitié plaisant et moitié sérieux : – Le tribunal des Dix a-t-il donc rendu un arrêt qui se doive exécuter cette nuit ? – Puis-je compter sur vous ? demanda Alain à voix basse en changeant de ton brusquement. – Est-ce un duel ? demanda le prudent baron. – Non ! non ! ni rien qui y ressemble. – Alors je suis tout à vous. Pour quelle heure ? – Soyez prêt à trois heures… Vous quitterez le bal à deux heures et demie, puis… – Mais, pour Dieu ! expliquez-moi au moins vos projets ! – C’est juste. Ils eurent ensemble une assez longue conférence dans l’embrasure d’une croisée, Alain parlant avec précaution, le baron paraissant écouter avec un grand intérêt ; enfin ils se séparèrent. – Je n’ai pas besoin, dit Alain, de vous recommander le silence le plus absolu. Le baron s’inclina en signe d’assentiment, et recommença ses galanteries près des femmes, non sans laisser percer une singulière préoccupation en jetant fréquemment les yeux sur la pendule. Jamais le comte de Penmarc’h n’avait été plus gracieux, plus empressé près de la comtesse Berthe, qui s’imaginait avoir excité sa jalousie en essayant sur Ulric la puissance (inutile cette fois) de ses séductions. Elle les quitta bientôt pour suivre son danseur à un quadrille, et les deux jeunes gens causèrent aussitôt avec vivacité. Alain semblait expliquer un plan, dérouler un projet à son ami, dont le regard brillait de joie. Nous les laisserons ainsi à leur mystérieuse conversation pour suivre le baron de Ratteville au moment où, profitant du tumulte de la contredanse, il se glisse vers l’antichambre comme un écolier en faute. Dans une ville de province un bal paré est un évènement trop important pour ne pas attirer l’attention des oisifs. Aussi, toute la soirée, la cour de l’hôtel d’Angeron fut-elle remplie d’une foule de gens du peuple accourus pour jouir de l’illumination du péristyle, et admirer l’élégance et la richesse des costumes. La cohue devint telle que force fut aux arrivants de descendre à la porte de la rue et de traverser la cour à pied sur un tapis disposé à cet effet ; concession faite aux curieux avec d’autant moins d’inconvénient que le temps était admirablement beau. Les dames ne s’en plaignirent pas ; car en traversant cette longue haie de gens inhabiles au parler des salons, elles recueillaient sur leur passage l’hommage de la grande admiration qu’elles inspiraient, en termes plus pu moins énergiques, suivant le degré d’enthousiasme qui s’attachait à elles. Heureuses celles qui entendirent, au milieu d’un murmure enivrant, des battements de mains ou des acclamations de surprise ! tant l’amour-propre est sensible au cœur des femmes, quelque plébéienne que soit la voix qui le chatouille ou qui le blesse. Mais le peuple n’était point admis à voir le coup d’œil du bal, la livrée seule avait ce droit, et les antichambres jusqu’aux portes des salons fourmillaient de caméristes et de laquais. Ce fut parmi eux qu’arriva le baron de Ratteville comme un homme fatigué de la chaleur qui vient respirer l’air un instant. Devant le gros et puissant seigneur se rangea respectueusement la plèbe soldée par le luxe. Les femmes de chambre prirent un air modeste et ingénu, cessant leurs conversations intimes avec les valets chamarrés. Parmi elles le baron Jules ne tarda pas à distinguer une jeune fille assez grasse et rondelette, à l’air tant soit peu libertin, qui le regardait en souriant d’un air d’intimité. À un signe elle s’avança vers lui et dit à voix bien basse : – Oh ! comme vous êtes beau avec ce costume-là ! Le baron la regarda sévèrement, comme pour arrêter une indiscrétion sur ses lèvres, et l’emmenant vers une fenêtre dont la valetaille s’était éloignée par déférence il lui dit brièvement : – Baptiste est-il ici ? – Oui, monsieur ; voulez-vous que je l’appelle ? Est-ce que madame se retire déjà ? – Si cela était, comment ferais-tu pour rentrer à l’hôtel ? – Oh ! madame sait bien que je suis ici. Elle m’a permis de rester jusqu’à deux heures, car Justine, la femme de chambre de Mme d’Angeron, m’avait engagée à venir voir le bal. – Au reste, interrompit le baron, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Je pense que vous savez vous procurer du vin à l’office ? – Ah ! le vin ne nous manque pas, allez !… Mais, ajouta-t-elle en baissant la voix, ce qui me manque à moi, Jules, vous le savez bien… Jules de Ratteville fit un bond avec effroi en regardant précipitamment autour de lui ; quand il se fut assuré que tous les laquais se pressaient aux portes du salon et qu’aucun n’avait pu entendre, il se calma, mais non sans répondre : – Taisez-vous, imprudente !… Est-ce ici le lieu, mademoiselle ?… La pauvre fille devint toute rouge et s’excusa. À son tour le baron craignit de l’avoir offensée, et comme il avait besoin d’elle il reprit avec une nonchalante inflexion de voix : – Sois raisonnable, petite folle ! Aussi a-t-on l’idée de m’appeler Jules au milieu de tant de monde ! Au reste, je ne t’en veux pas, Adèle, et je viens te demander de me rendre un service, mais il faut de la discrétion. Tout en prenant cette précaution oratoire il lui glissait deux louis dans la main. De plus en plus reconnaissante, Adèle jura, par tous les serments imaginables, de garder le silence. Fais donc descendre Baptiste de son siège. Un autre domestique tiendra ses chevaux. Emmène-le à l’office et grise-le du mieux possible. Mêle, pour cela, du rhum à son vin, et fais-lui prendre du kirsch pour de l’eau. Quand il sera tout à fait ivre tu me préviendras. À ces mots, le baron de Ratteville rentra dans les salles de bal, tandis que la camériste de la comtesse du Halgue allait s’acquitter en conscience de la commission qu’elle avait acceptée. – Est-ce fait ? demanda Alain de Penmarc’h. – Si signor veneziano ! répondit le baron. Il gondoliere sara ubbriaco. Ils se séparèrent aussitôt. À deux heures et demie le baron de Ratteville s’arracha avec un soupir de regret aux délices du bal. Au moment où il quittait le salon il échangea un coup d’œil d’intelligence avec Alain. – La camériste de la comtesse du Hague le suivit de près ; mais l’espoir de la pauvre fille fut déçu, et elle regagna sa demeure sans avoir obtenu autre chose qu’un bonsoir qui n’admettait pas de discussion. Cependant la fête déclinait, les lustres pâlissaient, et çà et là s’éteignaient les bougies dans leur orbe de cristal. Nombre de personnes gagnaient les vestibules, lorsque la comtesse du Halgue parla de départ en demandant son manteau à Ulric. Celui-ci feignit de l’aller chercher, puis il revint presque aussitôt s’excuser sur sa maladresse à le découvrir. L’équipage de la comtesse était d’ailleurs assez éloigné, et une file de voitures se pressait au bas du perron, retardant ainsi forcément l’approche du cocher. Après ces excuses, Ulric se dirigea vers Alain, qui semblait l’attendre. – Il est temps, lui dit-il. Les deux jeunes gens gagnèrent rapidement la rue, enveloppés dans leurs vastes manteaux. La nuit était d’un sombre effrayant : pas une étoile au ciel, pas un rayon de lumière perdu dans l’espace, le silence le plus profond régnait dans les rues désertes, et les deux amis, échangeant à peine quelques rapides paroles à voix basse, glissaient comme deux fantômes hâtifs le long des maisons endormies. Ils arrivèrent enfin à un angle formé par deux rues. Le quartier retiré où ils se trouvaient permettait de parler sans risque d’être entendu, d’agir sans être remarqué, même si l’obscurité eût été moins complète. Bientôt le pas d’un homme se fit entendre, régulier comme celui d’un soldat en faction. – Jules ! appela Alain. Une voix connue répondit, et presque aussitôt le baron de Ratteville s’annonça par un juron assez énergique en soufflant bruyamment dans ses doigts. – Quel diable de temps ! dit-il en rejoignant les deux nouveaux venus ; il gèle à pierres fendre, et depuis que je vous attends je suis à même de m’en apercevoir. Quelle incroyable lenteur ! – Impossible d’arriver un moment plus tôt, mon cher baron, répondit Alain. – Pourvu qu’il ne soit pas trop tard ! reprit le promeneur en frissonnant. – Oh ! pour cela, j’en réponds, dit Ulric ; le manteau de notre belle dame est enfoui, par mes soins, derrière un meuble où il lui faudra une demi-heure pour le trouver. – Singulière consolation ! se récria le baron. Cependant le froid n’était pas tellement intense ; mais, par habitude, Jules de Ratteville se faisait toujours un peu valoir. Nos trois conjurés se promenèrent ainsi avec précaution en long et en large, échangeant quelques paroles à voix basse, prêtant l’oreille au moindre bruit, le regard perdu dans l’obscurité, vers le chemin de l’hôtel d’Angeron. À chaque roulement de voiture qui arrivait jusqu’à eux dans le silence ils devenaient plus attentifs. – La voici, disait l’un. – Non, pas encore, disait l’autre. Et quand le bruit s’était éteint dans le lointain tous trois reprenaient leur promenade solitaire, prêts à l’interrompre encore dans l’agitation de l’attente. Alain, surtout, sentait son cœur battre à lui rompre la poitrine, et cependant ce n’était ni d’amour ni de crainte, mais il obéissait à cette impression d’anxiété vague qui précède toujours un acte hardi et important. Le baron se frottait les mains de joie. Sa malignité devait trouver matière dans les évènements qui se préparaient, et il ne songeait pas sans bonheur au scandale qui pouvait en résulter. Quant à Ulric, il était calme et souriant sous son brun costume de corsaire, et il caressait sa barbe noire par un geste de nonchalante satisfaction. Cependant le bruit lointain d’une voiture ne tarda pas à se faire entendre, et son accroissement progressif convainquit bientôt les trois jeunes gens de la direction qu’elle prenait. Chacun à son poste ! s’écria Ulric après un moment de silence absolu où chacun prêta l’oreille avec une attention inquiète. Alain et le baron se rangèrent derrière un angle de mer, et Ulric se posta du côté opposé, une baguette à la main. La voiture approchait de plus en plus. Quand elle arriva au tournant de la rue, Ulric fouetta de sa badine les naseaux des chevaux, qui se cabrèrent épouvantés. – Voici un homme ivre, s’écria-t-il aussitôt en s’élançant sur le siège, et il arrivera malheur s’il continue à conduire ainsi ! Le cocher eut à peine le temps, dans son ivresse, de reconnaître ce qui se passait que, saisi par un bras vigoureux, il fut descendu à terre, où il resta presque affaissé, avec un grognement nauséabond. Au même instant Alain et le baron furent d’un bond près de la portière, qui s’ouvrit aussitôt. – Un cri de femme se fit entendre ; Alain s’élança dans la voiture, la portière se referma sur lui, et le baron de Ratteville, en sautant derrière l’équipage, cria à Ulric, qui tenait les rênes : – Partez ! À ce mot le carrosse partit comme un trait, mais dirigé cette fois vers le Champ-de-Mars, où il arriva rapidement. À peine les chevaux débouchaient-ils du pont aux Lions qu’Alain, passant la tête par le panneau à glace, cria à Ulric d’arrêter ; mais Ulric faisait la sourde oreille, tandis que le baron de Ratteville, installé sur le siège des valets de pied comme un pacha, sifflait entre ses dents la fanfare du débuché. C’est en vain que Penmarc’h employa les instances les plus vives : le son de sa voix se perdait dans le bruit des roues, et la voiture continuait toujours sa course avec une effrayante rapidité. Ils traversèrent ainsi le Champ-de-Mars pour gagner la route de Saint-Erblon. Au moment d’y parvenir, Ulric de Puiceney n’apercevant point le fossé qu’on avait pratiqué pour empêcher le passage des voitures, engagea une roue, et presque aussitôt l’équipage culbuta avec toute la force de son élan. Les chevaux se renversèrent dans l’obscurité, et les lanternes s’éteignirent. Ulric de Puiceney fut sur pied le premier. Un peu étourdi de sa chute, il s’assura d’abord qu’il avait conservé ses membres intacts, puis il s’avança vers la voiture d’où partait un gémissement plaintif. – Est-ce vous, Ratteville ? demanda-t-il. – Hélas ! oui, cher ami ! Je suis moulu, brisé ! j’en garderai le lit quinze jours. Alain de Penmarc’h passait en ce moment le haut du corps par la portière. – Pour Dieu ! arrivez, Ulric ! cria-t-il avec impatience. Ulric eut en un moment ouvert la portière, Alain sortit de la voiture, et tous deux réussirent, non sans peine, à en retirer une femme évanouie. Au moyen des précautions prises pour allumer son cigare en sortant du bal, le baron de Ratteville obtint un peu de lumière, mais il la laissa choir aussitôt en poussant un cri de stupéfaction… Puiceney en fit autant… Ce n’était pas la comtesse du Halgue qu’ils avaient sous les yeux ! – Madame de Senhely ! s’écrièrent-ils à la fois. Ils se regardèrent tous trois en silence en déposant la jeune femme sur un tertre de gazon qui bordait le Champ-de-Mars. Le froid assez vif d’une nuit d’hiver et la dureté de la terre gelée ne tardèrent pas à rendre ses sens à Mme de Senhely. Elle leva un regard inquiet devant elle, surprise de se trouver ainsi la nuit, seule, entre trois ombres noires. Mais cette pensée fut rapide comme l’éclair, et la mémoire lui revint aussitôt. – Oh ! mon Dieu ! dit-elle avec un gémissement étouffé. Alain de Penmarc’h lui adressa respectueusement la parole, mais elle l’interrompit presque aussitôt. – Des excuses, monsieur !… En effet, vous m’en devez. Dans quelle affreuse machination me trouvé-je mêlée ? quel infâme guet-apens avez-vous tendu devant moi ? – Je vous l’ai dit, madame, ce n’est que par suite d’une méprise bien pénible… – Oh ! monsieur ! une méprise qui me perd ! Voyez, me voici seule à cette heure, en toilette de bal, en quel lieu et en quelle compagnie ! Mon Dieu ! mon Dieu ! que faire ? – Calmez-vous, madame ; j’ose vous en supplier. Nous allons nous efforcer de relever la voiture, et… – Il n’y faut pas songer, interrompit Ulric de Puiceney. Le temps est précieux pour madame… – Et quand même vous réussiriez, reprit-elle à son tour, expliqueriez-vous comment je me trouve ainsi sans domestique sous la conduite d’un jeune homme ? – Mais l’ivresse du cocher… hasarda le baron. – Est sans doute aussi votre ouvrage, messieurs… Oh ! en vérité, c’est infâme !… Et des gentilshommes… – Madame, dit Alain, j’assume sur moi seul la responsabilité de cette affaire, et vous supplie de croire à toute l’étendue de mes regrets. Quant à la personne qui devait se trouver dans la voiture à votre place, ce n’est ni le lieu ni l’heure de vous prouver qu’elle autorise et justifie ma conduite. – Justifier, monsieur ! dit madame de Senhely en se levant, qui peut justifier une lâcheté ? – Oh ! vous êtes sévère, madame. N’ai-je donc pas droit de l’être quand je ne puis envisager sans frémir les conséquences affreuses de la position où vous m’avez placée ? – Croyez bien, madame…, dit le baron. Je crois, monsieur, à ce que je vois, à ce que je souffre !… – Madame, interrompit le vicomte de Puiceney, il faut songer à rentrer chez vous. Heureusement vous êtes peu éloignée de votre hôtel. Veuillez désigner un de nous pour vous accompagner. Il sera, je crois, facile de tenir secret l’accident de cette nuit. Le cocher était ivre et n’aura gardé aucun souvenir. En essayant de descendre de son siège il se sera laissé tomber dans la rue, et les chevaux, ne sentant plus la main de leur guide, se seront élancés vers le Champ-de-Mars, où nous aurons suivi la voiture, attirés par vos cris de détresse. Vous savez admirablement forger un mensonge, vicomte de Puiceney ! dit la jeune femme avec amertume. Madame de Senhely demeura quelque temps pensive, effrayée de partager un secret entre elle et ces trois jeunes gens. Celui qu’elle redoutait le plus, par raison et par instinct, était le baron de Ratteville. Aussi, trahissant involontairement sa pensée, elle se tourna à moitié vers lui, comme pour une muette interrogation. Il devina sans doute ce qui se passait dans son âme, car il lui dit aussitôt : – Je vous jure sur l’honneur, madame, de n’en ouvrir la bouche à qui que ce soit. – Qui se portera caution pour vous ? demanda-t-elle. Le baron se mordit la lèvre avec dépit. – Moi, dit Alain. – Vicomte de Puiceney, dit encore Mme de Senhely, votre parole ! – Je vous la donne, madame, répondit-il en s’inclinant. Elle se tourna alors vers Alain de Penmarc’h : – Partons, monsieur, lui dit-elle. Et elle s’éloigna, appuyée sur son bras. Soit que le froid agit directement sur Alain, ou soit que la scène qui venait d’avoir lieu eût porté sur ses nerfs, de Senhely s’aperçut bien vite d’un léger tremblement dans le bras de son guide. Cette remarque amena sans doute une réflexion, car elle se tourna vers lui en disant assez brusquement : – Qu’avez-vous donc, monsieur, et qui vous fait trembler ainsi ? – Le froid, sans doute, répondit Alain. La jeune femme parut peu convaincue, car elle reprit aussitôt : – Allez prévenir le vicomte de Puiceney que je désire qu’il vous accompagne. M. de Ratteville restera près de la voiture ; il est plus convenable que vous me reconduisiez tous deux. Alain obéit sans objection, et le trajet jusqu’à l’hôtel de Senhely s’acheva dans un profond silence. Lorsque les valets vinrent ouvrir la porte, Mme de Senhely, se tournant vers ses conducteurs, les remercia avec la plus grande effusion de l’immense service qu’ils lui avaient rendu. – Sans vous, messieurs, je serais sans doute morte de peur et de froid. J’espère, ajouta-t-elle gracieusement, que vous me mettrez à même de vous témoigner encore toute ma reconnaissance en vous présentant chez moi. Son regard disait : N’en faites rien. Des ordres furent aussitôt donnés aux domestiques pour aller relever la voiture renversée, et Ulric, prenant le bras d’Alain, se dirigea vers la maison de ce dernier.
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