Quand Alain se coucha, ce soir-là, il était décidé à être amoureux de la comtesse du Halgue, ce qui ne l’empêcha point de dormir, croyez-le bien.
Ce furent-là toutes les séductions auxquelles la jeune femme eut recours pour décider sa conquête. Si Alain eût pu réfléchir, aidé par un peu d’expérience, il eût certainement évité un tel résultat à sa soirée ; il eût reconnu l’affectation qui avait eu part aux moindres gestes, aux mots les plus indifférents de la provocante comtesse. Mais l’amour-propre nous perd toujours, et, présomptueux, il se dit : Il doit venir une heure où la femme qui s’est crue à l’abri d’une passion en ressent les atteintes. Telle qui a résisté à des hommes dangereux par leur grande expérience, peut succomber en face de l’hommage candide d’un enfant amoureux. En disant cela il se regardait dans la glace, pensant au petit Jehan de Saintré et à la dame des belles cousines. Ainsi enhardi dans ses projets, il récapitula les inflexions de voix, les regards, etc., etc., qui s’étaient adressés à lui, et comme il en tira la conclusion la plus favorable, ce fut-là désormais une grande occupation pour sa vie oisive. Dès ce moment il ne manqua plus une occasion de se trouver avec la comtesse Berthe, et cette dernière ne se fit pas faute de les lui ménager, soit qu’elle acceptât son bras pour des courses du matin, ou soit qu’au milieu de l’entraînement d’un bal elle en fit son cavalier préféré, étalant ainsi comme un triomphe l’assiduité de son adorateur.
Il est des femmes qui, habituées à parler de tout à tort et à travers, comptent sur leur esprit pour se faire pardonner leur bavardage, puis agissent comme il leur vient en tête, sûres qu’elles sont de l’indulgence du monde, qui ne leur sait ni amour ni amant. Telle était la comtesse du Halgue. Mariée fort jeune et très fière de l’être, elle avait d’abord affecté un babil caustique que l’on avait trouvé amusant. Encouragée par cette approbation, elle s’abandonna dès-lors à une disinvolture de langage que les hommes, toujours flatteurs près d’une jolie femme, semblèrent admirer comme une spirituelle originalité. Les gens raisonnables seuls blâmèrent cet inconvenant laisser-aller de conversation que la jeune femme poussait parfois jusqu’au cynisme, au grand ravissement des étudiants en droit admis chez elle, et qui disaient en sortant de son hôtel : – Avez-vous entendu ce que j’ai dit à la comtesse ? C’est incroyable le plaisir qu’elle éprouve à comprendre les équivoques !
Des paroles aux actes il n’y a qu’un pas. Elle commença bientôt à agir comme elle parlait, avec la même inconséquence, avec la même légèreté. D’abord la société de Rennes s’étonna d’une si grande liberté, puis s’y habitua peu à peu. Du moment qu’elle se vit tout permis, la comtesse profita hardiment de cette liberté, apportant partout la tenue d’une pensionnaire en récréation qui babille, chante, va, vient, et toujours dans un même but, celui de se faire remarquer. Plutôt que d’être oubliée ou perdue dans la foule, Mme du Halgue se fût laissé aller aux plus graves errements. Heureusement pour elle que l’attention qu’elle voulait conquérir à tout prix ne lui coûtait qu’un sacrifice de bonnes manières et l’habitude de paroles souvent déplacées.
Cependant c’était moins encore l’attention des femmes que l’hommage des jeunes gens qui lui semblait désirable. Elle recherchait ces derniers avec un empressement qui allait parfois jusqu’à l’impudeur. Aussi semblait-il que chaque nouvel arrivant dans la ville dût lui payer son tribut. La nouveauté, en pareil cas, était un titre qui l’emportait sur tous les autres, et le nouveau venu prenait la place de cavalier servant. Alain de Penmarc’h eut donc son tour.
Son amour fut d’abord enivré des coquetteries de la comtesse. La bonne opinion de sa personne aidant, il se laissa tromper le plus facilement du monde, et quand parfois il lui venait quelque doute, les épreuves qu’il tentait étaient couronnées d’un plein succès. En pareil cas, quel jeune homme eût été si défiant de lui-même qu’il ne crût pas avoir inspiré un sentiment vivement ressenti ? Certes une semblable supposition était pleinement autorisée. L’erreur ne tombait que sur le mobile. Ce n’était pas pour Alain que la coquette s’exposait ainsi à un reproche de légèreté ; c’était pour fixer plus fortement son adorateur et obtenir ensuite un triomphe plus complet. Elle ne voulait pas d’amants, il est vrai, mais elle voulait des amoureux, fière d’enlever ainsi une conquête à d’autres cœurs qui se fussent donnés peut-être tout entiers. Le chien de la fable défendait bien contre ses semblables le dîner auquel il ne voulait pas toucher.
Ainsi elle trompa de tout l’artifice de ses séductions une jeune âme qui n’avait encore pour se défendre aucune sorte d’expérience. Elle prit le langage de l’affection, et feignit de voiler à demi un amour qu’elle ne ressentait point. Attisant à plaisir le feu d’une imagination ardente, elle suivait d’un œil curieux les progrès de son œuvre, sûre que plus tard elle serait libre d’exercer sur ce cœur imprudent la puissance fatale des déceptions.
Plus d’une fois Alain de Penmarc’h rentra chez lui le soir, emportant quelque gage bien aimé de son erreur caressante : c’était un bouquet de bal, c’était une guirlande portée la veille dans les cheveux. Hélas ! il ignorait que lui aussi n’était pour cette femme qu’une fleur nouvelle. Semblable au bouquet fané qu’il portait à ses lèvres, il devait un jour se sentir le cœur flétri lorsqu’il aurait inutilement répandu ses parfums aux pieds de sa frivole divinité.
Le jour vint enfin où cette triste révélation froissa l’âme de l’enfant crédule. Semblable à un homme qui refuse de s’éveiller et ne peut néanmoins prolonger son rêve, il chercha d’abord à fermer les yeux à la lumière, mais en vain. Tout son amour-propre ne put tenir la campagne contre l’évidence, et il dut se résigner à cette pénible vérité, qu’il n’était pas aimé ! Pas aimé ! Qu’était-ce donc alors que cet empressement à se rapprocher de lui manifesté en toute occasion par la comtesse ? pourquoi donc ces regards ? pourquoi ces sourires ? et pourquoi surtout ces aveux si doux à entendre, si enivrants à croire ?
Quand le bandeau est une fois soulevé les yeux s’habituent vite au grand jour, quoique ses premiers rayons soient d’abord douloureux. Alain embrassa d’un regard lucide toute la conduite de la comtesse. Peut-être même, par suite d’une réaction naturelle aux jeunes âmes, exagéra-t-il quelques-uns des torts de son idole renversée. Mais ces nouveaux sentiments ne régnèrent en lui qu’après une lutte douloureuse, et, dans le secret de ses premières nuits d’insomnie, Alain regretta avec amertume les illusions de son cœur si vite déflorées. Heureusement, cette souffrance morale aiguë comme une douleur physique en eut aussi la durée. La vitalité de l’âme est si puissante à cet âge ! Quelques jours après Alain disait à la marquise de Kergaël :
– L’amour de la comtesse Berthe me semble beaucoup trop cher s’il faut l’acheter par un sacrifice d’amour-propre.
Cet échec excita encore davantage la jeune comtesse, et, en femme habituée aux triomphes, elle ne douta point qu’elle ne parvînt à le réparer. L’amour-propre de son jeune adorateur était une arme dont il fallait se servir, mais avec précaution, de peur de s’y blesser. Forte de cette expérience, la jeune conquérante se mit de nouveau à l’œuvre.
Dès ce moment la partie devint égale, Alain sentant bien que cette femme ne lui inspirait qu’un amour capricieux et passager. S’il ne rompit pas ses relations avec la comtesse, c’est qu’il y trouvait un charme peu dangereux, bien décidé, quelque chose qui arrivât, à rendre, comme l’hôte du diable à son antagoniste infernal, coup pour coup, œil pour œil : voilà pour le cas de guerre. Dans l’hypothèse d’une amoureuse paix le rôle devenait plus beau encore. Il étudierait, dans le cours de cette platonique liaison, le rôle d’homme passionné, il apprendrait le grand art de tromper, et, s’il parvenait à abuser la froide comtesse, quelle victoire ! quel succès !
Les jeunes gens ignorent la perte qu’ils font quand les leçons du monde étouffent les croyances de leur premier âge. Semblables aux enfants qui rejettent sans regret des bijoux précieux qu’on a imprudemment laissés entre leurs mains, les nouveaux venus dans les routes mondaines semblent pressés de dissiper les trésors que la tendresse maternelle a enfouis au fond de leur cœur. Comme si, pour être homme, il fallait jeter au vent tout ce qui fait la jeunesse si belle, la foi et l’espérance !
Alain de Penmarc’h, qui s’était d’abord abandonné avec délices à un amour qu’il croyait partagé, finit par prendre en pitié cette candide confiance de son âme. Déjà loin de l’époque où il croyait au mot toujours ailleurs que dans l’éternité, il en vint à flétrir ses croyances par le raisonnement, ses espérances par le calcul.
Enfin, après une année de cette étude égoïste, la comtesse Berthe fut délaissée par lui comme un caractère désormais inutile à ses observations, et il ne chercha même plus à déguiser son indifférence et son sceptique dédain pour les mensonges caressants de la jeune femme.
Ici commence l’histoire que nous avons entrepris de raconter.