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Les Gentilshommes de l'ouest

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Extrait : "Vers le commencement de l'année 1832, à l'époque où Alain de Penmarc'h suivait les cours de droit à l'Ecole de Rennes, la société de cette ville était brillante et choisie. Ce qui fait l'ornement d'une fête dans le monde, ce n'est pas l'essaim des jeunes filles qui accourent au bal pour trouver des danseurs ou un mari. Les maîtresses de maison pensent généralement que le principal mérite des danseurs est dans leurs jambes."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

● Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.

● Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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I - Préliminaires-1
I PréliminairesPerfide comme l’onde… SHAKESPEARE. Vers le commencement de 1832, à l’époque où Alain de Penmarc’h suivait les cours de droit à l’École de Rennes, la société de cette ville était brillante et choisie. Ce qui fait l’ornement d’une fête dans le monde, ce n’est pas l’essaim des jeunes filles qui accourent au bal pour trouver des danseurs ou un mari. Les maîtresses de maison pensent généralement que le principal mérite des danseurs est dans leurs jambes. L’expérience m’a rangé de cet avis, et je reconnais qu’à fort peu d’exceptions près, ils figurent beaucoup mieux dans un quadrille que dans une conversation. Hélas ! moi aussi j’ai été danseur ! mais je me hâte d’ajouter que je ne le suis plus depuis ma majorité. Il y a de cela tantôt quatre ans. Peu importe ! Les danseurs et les jeunes filles posent donc au bal pour le coup d’œil. Quant aux gens à marier, ils composent toujours la minorité en regard d’une majorité trop jeune ou trop vieille (d’aucuns prétendent qu’on n’est jamais trop vieux pour épouser), ou trop pauvre (ce n’est pas toujours un motif), ou trop prudente (voilà les sages !). Le grand charme des réunions de tout genre, c’est la présence des jeunes femmes. L’éducation est indispensable pour briller. Or, elles savent le bien et le mal, différentes de notre mère Ève en cela que cette connaissance leur a révélé le paradis terrestre, bien loin de le leur enlever. Comme les personnes qui liront cette histoire en savent probablement plus que moi sur ce chapitre, je me bornerai à tracer le tableau qu’offrait en 1832 un bal dans la capitale de la Bretagne. De vénérables parents, là comme partout ailleurs, formaient un long cordon multicolore se détachant sur les tentures comme l’arc-en-ciel sur des nuages chargés de pluie. C’était un débordement de turbans et d’étoffes, du jaune, du vert, du blanc, du rouge, etc. ; car à Rennes, croyez-le bien, les mamans sont coquettes, même derrière leurs filles. Néanmoins, malgré cette richesse de couleurs, la seconde banquette était totalement éclipsée par la première. Les élégants de l’École de droit, ceux du moins que leur nom aristocratique ou leur nullité bien pensante plaçait haut dans l’estime des bonnes dames, se hâtaient de s’acquitter des révérences obligées afin de s’abandonner en toute liberté à de plus gracieuses occupations. Plus heureux étaient les étrangers, qui se livraient aux plaisirs du bal (je ne parle pas de la danse) sans être astreints aux devoirs qu’impose la connaissance d’une douairière. En effet, nombre de femmes étaient alors jeunes et belles au faubourg Saint-Germain du département d’Ille-et-Vilaine, et elles se jetaient au milieu des plaisirs avec d’autant plus d’ardeur qu’ils étaient plus rares. Très peu de personnes réunissaient alors leurs connaissances dans un but joyeux. Cependant, quand cela arrivait, personne ne manquait l’occasion, tout en déclarant d’avance qu’on était bien décidé à ne point s’amuser pendant que la France gémissait au pouvoir des révolutionnaires. Or la France gémissante paraissait se soucier fort peu des bouderies de ce genre : d’où il résultait que les jeunes patriciennes bretonnes enrageaient de grand cœur de n’avoir pas même le dédommagement d’une petite persécution à opposer à la rareté de leurs plaisirs. Le bon ton exigeant néanmoins qu’elles fissent une opposition quelconque, pour obéir à la mode, les plus jolis visages prirent une expression grave, et les lèvres les plus disposées au sourire affectèrent une moue de conspirateur. Autre chose : il fallait obtenir une influence, car quelle est la femme qui n’éprouve pas le besoin de régner, ou tout au moins de commander ? Les bals étaient rares, partant les triomphes peu stables et oubliés vite. Une toilette qu’on ne portait qu’une fois ne fixait pas assez le souvenir. Les rubans se fanaient dans la solitude, et ce déplorable fanatisme, qui attaquait jusqu’aux plaisirs, ne respectait que la coquetterie de boudoir. Ce fut l’ancre de salut pour la domination féminine menacée. Là s’élaborèrent tous les préparatifs qui, dans la rare solennité d’un bal, devaient assurer la victoire à madame la marquise, renverser le pouvoir de telle baronne ou contrebalancer l’influence de telle comtesse. Courage ! La guerre était intéressante, les partis nombreux, les forces à peu près égales. Ainsi la mode était venue de mêler la politique à tout, et je soupçonne le dévouement héroïque de quelques-unes d’être allé fort loin… Ne doit-on pas son âme à son Dieu et son corps à son roi ? Parmi les plus dévouées au triomphe de la bonne cause on remarquait alors la jeune comtesse Berthe du Halgue, enfant gâtée par sa famille d’abord, et par le monde ensuite. Ravissante de tête, gracieuse de taille, commune de maintien, plus encore de paroles, la comtesse se faisait une étude de plaire à tous et de n’aimer personne. Le rôle était facile, car en cela elle était admirablement secondée par son caractère léger, vaniteux et inaccessible à tous les tendres sentiments. Nul ne lui refusait un babil spirituel quoique souvent peu aristocratique, mais aussi nul au monde ne lui soupçonnait un cœur. Semblable à ces fruits que l’on prétend exister sur les bords sulfureux du lac qui recouvre Sodome, toute sa vie était dans son écorce brillante, et cependant chacun lui payait son tribut d’hommage. M. le comte du Halgue, vieux et laid gentilhomme, affectait à ce sujet une magnifique sécurité. Il se grisait bravement trois fois par semaine, et demandait à ses amis des nouvelles de la comtesse. En 1831, le cavalier servant et préféré de la jeune lionne était de beau nom et de noble caractère. Alain, comte de Penmarc’h, portait d’argent à la tête de cheval de sable, ainsi que l’indiquait son nom tout breton. À l’époque où nous prenons ce récit, son amour s’éteignait, et on le savait aussi peu couronné de succès que les autres adorateurs de la sirène. Voici comme : À dix-huit ans, Alain s’était rendu à Rennes pour étudier le droit, puisque la révolution de 1830 le tenait éloigné de la carrière des armes, qu’il devait suivre sur mer en vrai gentilhomme breton. À dix-huit ans la vie est belle, l’amour heureux. Pleine soit la vie ! et viennent les amours ! Il se faut presser de prendre rang parmi les hommes. Par le mérite et le savoir, dira la raison. Bah ! écoute-t-on la raison, cette maussade conseillère ? non, non. Faisons-nous hommes par le côté mauvais, car c’est le plus séduisant. La religion est un enfantillage, et nous ne sommes plus enfants ; la vertu est un sermon grondeur, et nous ne sommes pas encore vieillards. À nous les duels cavaliers et les amours infidèles ! La vie est là à dix-huit ans… Il est convenu que tout jeune homme de l’époque doit raisonner ainsi. Alain se garda bien d’y manquer. Il but, se grisa, se battit, tout cela de la meilleure foi du monde. Il eut une actrice pour maîtresse : à merveille ! Il trouvait la vie délicieuse, sur la foi des faiseurs de romans. Il est vrai qu’un jour il reçut un coup d’épée, et que le lendemain il fut supplanté dans ses amours. Mais qu’est cela ? La vie artistique était alors une de ses croyances. Il se consola en chantant : … J’ai su depuis, qui payait sa toilette,Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans !ce qui scandalisa fort sa vieille hôtesse. Qu’il fit tapage avec ses amis pendant toute la nuit, qu’il bût du punch ou sablât le champagne, etc., etc., c’était bien pardonnable, il faut que jeunesse se passe ; mais chanter des chansons de M. de Béranger ! ah ! oh !… mon Dieu !… La bonne dame ressemblait un peu à ce confesseur qui avait absous son pénitent de tous les péchés imaginables, mais qui le renvoya en colère comme dépassant les limites de l’infinie miséricorde alors qu’il avoua avoir mal parlé des jésuites avec la servante du curé. Un jour néanmoins Alain eut beau chanter tout le répertoire des chants composés pour la plus grande gloire des artistes et de l’indigence dans sa chambre parquetée, cirée, dorée comme un petit palais, il ne put échapper à cette découverte, que sa vie était sottement employée et qu’il s’ennuyait. Cette fois il regarda passer, à travers la fumée odorante de sa cigarette, un cortège de femmes jeunes, élégantes et distinguées. C’étaient de grandes dames, des dames du monde, et, en dépit de la Tour de Nesle, la soif d’un amour blasonné commença à s’éveiller en lui. Il se prit d’un superbe dédain pour ses erreurs passées, sa lèvre se plissa de dégoût, et il se promit bien à l’avenir de mieux colorer son existence. En s’arrêtant à cette résolution nouvelle, il achevait de rouler entre ses doigts une cigarette de tabac turc. Il pouvait être de neuf à dix heures du soir, et, comme il cherchait un papier pour allumer la cigarette, une feuille odorante et pliée coquettement lui tomba sous la main ; il l’ouvrit négligemment, et voici ce qu’il relut : « Monsieur le comte et madame la comtesse du Halgue, réunissant quelques amis jeudi 15 janvier, espèrent que M. de Penmarc’h leur fera l’honneur de venir prendre le thé chez eux ce soir-là sans cérémonie. » C’était précisément le 15 janvier au soir qu’Alain allumait sa cigarette avec la gracieuse missive. Tout en fumant : – Ma foi, se dit-il, la comtesse est bien jolie ! Puis il se remit à ne penser à rien. Au bout de cinq minutes : – C’est une grande amabilité à elle de m’admettre au rang de ses quelques amis, et d’avoir écrit elle-même l’invitation. Je n’irai pas ! Il croisa sa robe de chambre et regarda très attentivement la fumée qui s’élevait dans l’air. – D’ailleurs, ajouta-t-il, je le disais il y a quelques jours à la bonne marquise de Kergaël, la dernière femme à qui j’adresserai mes hommages sera cette jeune coquette. Alain était loin de se douter que c’était précisément à ce mot qu’il devait l’invitation de madame du Halgue. Le propos lui avait été rapporté. Déjà elle avait fait quelques sourdes tentatives pour attirer le nouveau venu dans son intimité. Son nom connu en Bretagne, sa jeunesse indocile, sa distinction naturelle, tout en faisait un cavalier désirable pour l’insatiable comtesse. Mais quand elle apprit la manière dont l’enfant s’était prononcé sur son compte, l’amour-propre se mit de la partie, et elle résolut, à quelque prix que ce fût, d’obtenir une rétractation de l’imprudente parole. Alain, prévenu contre elle, ne l’aimait pas et ne se souciait même pas de l’aimer : tant d’autres avaient eu ce sort, qu’il fallait l’éviter, ne fût-ce que par orgueil. D’ailleurs il se croyait sûr de lui et s’imaginait être plus fort qu’un danger qu’il n’avait jamais couru. Dix heures sonnèrent ; Alain ne se sentait pas envie de dormir, il fit sa toilette, et un domestique l’annonça dans le salon de Mme du Halgue au moment où la maîtresse de maison sentait poindre le dépit de son absence. Ainsi qu’elle l’avait annoncé dans son invitation, quelques amis seulement composaient le cercle réuni chez elle. Au centre, près de la cheminée élégante, reposait nonchalamment l’indolente divinité. Une riche méridienne supportait la belle malade (car elle s’était fait malade ce soir-là), et c’était plaisir à voir avec quelle admirable négligence elle avait étudié au miroir les poses de son corps, et les plis du magnifique cachemire qui lui entourait les deux pieds. Au nom d’Alain elle se souleva doucement, en répondant par un signe de tête affectueux aux salutations du jeune homme. S’il est vrai que certaines manières toute distinguées se puissent transmettre comme un héritage avec la noblesse du sang, le comte de Penmarc’h justifiait entièrement la race dont il descendait. Bien que fort jeune, il était entré dans le monde comme dans son domaine, guidé par une haute révélation des convenances et un tact sûr et sain. Privé dès son enfance des soins de sa mère, l’enfant avait appris à observer tout par lui-même, appréciant les qualités, raillant les défauts, et prenant en pitié des nullités. Cette habitude de ne devoir qu’à soi l’éducation mondaine si précieuse pour un jeune homme avait grandi son orgueil naturel, et, sûr de ce qu’il valait par l’étude constante des autres, il possédait au suprême degré cette aisance de manières qui décèle si bien le gentilhomme. En entrant chez la comtesse du Halgue, Alain de Penmarc’h jeta un coup d’œil rapide sur les personnes qui composaient la réunion ; puis, traversant tranquillement le salon, il s’approcha de la causeuse où madame se tenait à demi couchée. – Nous désespérions presque de vous voir, lui dit-elle gracieusement, et je redoutais pour ma soirée de famille cette humeur sauvage qui vous tient trop éloigné du monde. Alain se sentit flatté d’un accueil si amical, et, sans songer aux belles résolutions de froideur qu’il avait formées, il répondit avec l’entraînement ordinaire de son âge : – Cette humeur sauvage disparaîtrait vite, madame, si j’espérais trouver dans le monde le charme qui préside à vos réunions. Puis, en homme bien élevé, il adressa quelques politesses à la tante de Mme du Halgue, vieille parente pleine de complaisance dont le devoir était de soutenir la conversation quand sa nièce était lasse de parler, de recevoir les personnages qui ennuyaient la jeune femme, et surtout de quereller à tout propos le comte du Halgue quand sa femme avait ou semblait avoir à s’en plaindre. La bonne dame, peu habituée aux attentions des adorateurs de sa nièce, fut tellement sensible aux prévenances d’Alain, qu’à partir de ce jour elle le prit en grande amitié, ce qu’elle prouva en lui racontant, chaque fois que l’occasion s’en présenta depuis, les interminables souvenirs de sa jeunesse. Comme la vieille dame avait longtemps vécu et qu’elle avait beaucoup vu et beaucoup éprouvé, nous passerons sous silence ses histoires, qui suffiraient à une série de volumes. Puisse le lecteur apprécier cette délicatesse ! Voilà donc Alain oubliant dès le premier mot la coquetterie de la comtesse pour ne voir que sa beauté et son élégance. Cependant il n’était pas dupe de son manège. – Elle n’est pas souffrante, se disait-il, mais elle sait que cette pose lui sied à ravir, et, puisqu’elle plaît, on ne saurait lui reprocher son envie de plaire. C’était dire que la réussite justifie les moyens. La maxime serait dangereuse, appliquée à autre chose qu’à la séduction que déploie une jeune femme de vingt-quatre ans. La conversation, générale d’abord, s’était ensuite partagée entre les personnes présentes, et, par une manœuvre habile, la comtesse avait fait asseoir Alain près d’elle, de l’air le plus indifférent du monde. Entraîné par l’esprit et l’enjouement de sa conversation, ce dernier finit par laisser de côté toute froideur calculée et il s’abandonna avec une joie d’enfant au charme dangereux d’un à-parte. Il fallut peu de temps à l’adroite comtesse pour sonder le terrain qu’elle voulait parcourir, et elle reconnut bien vite qu’il était peu dangereux. Tout ce qu’un jeune homme peut apprendre par ses propres observations dans les livres ou dans l’histoire des autres, tout ce qu’il peut deviner par une révélation instinctive, Alain paraissait le savoir. Mais qui peut connaître les femmes autrement que par sa propre expérience ? Qui osera parler de l’amour et discuter la passion sans avoir ressenti ou inspiré ce qu’il dépeint ? Alain était en cela d’une heureuse ignorance ; car, soit défiance, soit orgueil, il n’avait point jugé de telles questions d’après les écrits des romanciers ou des philosophes ; il avait toujours pensé que dans l’épreuve seule il fonderait ses opinions, et, en attendant, il conservait ses croyances, la foi et l’espérance dans l’amour, les deux plus belles de nos illusions. Qu’était-ce en effet que la vie dissipée qu’il avait menée jusque-là ? Une sorte d’épreuve qui lui révéla toute la distance qui sépare la courtisane de la femme du monde, et il se grandit à ses propres yeux en abandonnant les plaisirs de mauvaise compagnie. Si nous avons parlé de la distance qui sépare la courtisane de la femme du monde, c’est que nous ne faisons que raconter une histoire, et nous traduisons les pensées de notre personnage. Qu’on n’oublie pas sa jeunesse et son inexpérience ; car, s’il eût réfléchi plus tard à cette comparaison, sans aucun doute il se fût prononcé d’une manière moins absolue. C’est que, dans le grand monde autant que partout ailleurs, il est des vices cachés dans l’ombre, des laideurs que le jour flétrirait et qui se tiennent voilées. Quel homme n’a pas pénétré dans sa vie quelque mystère de ce genre ? Heureusement qu’ils sont peu fréquents et que la plupart des femmes qui composent la haute société demeurent vertueuses, de fait sinon de droit, lorsque leur manque l’occasion, ou de droit sinon de fait, lorsque, succombant aux étreintes d’une passion immense, elles donnent toute leur âme et, toute leur vie à un seul amour. Alain ignorait ces choses, et incapable encore de faire ces distinctions il se laissait entraîner à des rêves singuliers quand la conversation le lui permettait. Il se voyait déjà aux genoux de la jolie comtesse ; il lui plaçait des mots d’amour sur les lèvres, de doux regards sous les paupières, et dans son désintéressement platonique ne lui demandait qu’une émanation de son âme. N’est-ce pas toujours ainsi que commencent nos premiers amours ? Alain n’était pas encore dissimulé : aussi la comtesse vit-elle bien vite le changement qui s’opérait en lui. Il était entré dégagé de toute préoccupation, et avait d’abord pris une part active à la conversation ; mais peu à peu il avait moins parlé, et il laissait deviner par moments une secrète rêverie. – Il est à moi ! se dit-elle. Si bien qu’Alain fut stupéfait de s’apercevoir qu’au lieu de rester quelques instants, selon son intention, il avait passé trois heures à cette soirée, d’où il avait vu successivement partir les autres invités. À une heure donc, il se trouvait seul avec la comtesse du Halgue, qui, se sentant mieux, s’était enfin levée, et tous deux ils causaient près du piano, tandis qu’un petit homme gros, court et plein de suffisance discutait avec la douairière la probabilité d’une restauration dans le cours de l’année. – Quand Henri V sera de retour, ma nièce et moi nous irons à Paris pour lui être présentées. – Nous nous y rencontrerons, j’espère, dit en se rengorgeant le baron de Ratteville. À ce moment Alain salua les deux dames. – À bientôt, lui dit la comtesse Berthe. Il sortit en compagnie du baron, qui, quoique son aîné de nombre d’années, était encore garçon et en affectait les allures. Quand ils furent seuls, ce dernier prit familièrement le bras de Penmarc’h, qu’il connaissait à peine. Eh bien ! mon cher monsieur, que pensez-vous de notre jeune hôtesse ? – Ce qu’en pense tout le monde, monsieur, qu’elle est fort jolie et très aimable ! – Ah ! diable !… votre réponse est un peu jésuitique, jeune homme. Prenez garde à vous ! la comtesse est une fine chatte qui fera tout pour vous enchaîner à son char. Préparez-vous donc à la défense, s’il n’est déjà trop tard. – Je vous remercie beaucoup, monsieur, répondit Alain avec un léger accent de raillerie, de prendre parti pour moi dans la guerre que vous annoncez. – Esprit de corps ! esprit de corps ! Moi j’aime les jeunes gens, et puis je connais les femmes d’une façon désespérante pour elles. Celle-ci, par exemple, n’a jamais tenté de me réduire au rôle d’adorateur : c’eût été trop dangereux. Et puis, d’ailleurs, elle me craint, sachant que j’ai bec et ongles. Elle n’est pas de force, et se rend justice sur ce point. Comme Alain n’écoutait pas son compagnon, ce dernier eût sans doute longtemps encore donné carrière à ses réflexions s’ils n’étaient arrivés à un endroit où leur route devenant différente ils se séparèrent pour rentrer chacun de son côté.

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