Et, d’une voix juste et perlée, elle entonna :
En m’en revenant de Paris,
En m’en revenant de Paris,
J’ai vu des coqs noirs et gris ;
Bonjour, mes coqs noirs ; bonjour, mes coqs gris, etc.
Mlle Bruneville les regardait tourbillonner, et son bienveillant sourire s’effaçait peu à peu sous l’influence de la pensée intérieure.
Depuis que les négociations de mariage avaient été entamées, sur la demande que lui avait faite le père de Clotilde, elle était venue tous les jours passer une heure près de sa nièce, espérant, sans effeuiller brutalement les fleurs dont les parfums enivraient sa jeunesse, l’amener à envisager sérieusement la vie qui s’ouvrait devant elle.
Elle s’était heurtée à un caractère capricieux, irréfléchi, porté aux petites ruses, à une intelligence médiocre que l’étude n’avait pas suffisamment développée ; à une volonté aveugle, à laquelle une piété solide, bien entendue, n’imprimait pas une direction haute et ferme ; à une gaieté d’enfant qui avait bien sa grâce, mais qui, charmante et bien naturelle dans la jeune fille, pouvait dégénérer en étourderie dans la jeune femme. Aussi Clotilde l’avait-elle à peine écoutée.
Une femme d’une haute intelligence devait l’écrire plus tard : « Il faut que chacun trouve son mot dans l’énigme de la vie ; il ne sert à rien qu’on vous le dise : les uns ne l’écoutent pas, les autres le prennent à contresens. »
Mais ce mot, qui est la lumière, ce mot révélateur qui change les cœurs et affermit les volontés, comment Clotilde le déchiffrerait-elle ? N’ouvrirait-elle les yeux pour le lire que quand l’énigme serait sur le point de recevoir son explication complète, suprême, trop tard par conséquent ? Voilà ce qui occupait les pensées de l’amie de sa mère, et en voyant d’un côté cette enfant songeuse, de l’autre cette jeune étourdie qui passait de la tristesse la plus ridicule en ses motifs à la gaieté la plus folle, et qui s’embarquait sur la mer orageuse de la vie sans gouvernail et sans ancres, elle se demandait ce que serait, dans un avenir prochain, un intérieur dont ces deux femmes seraient appelées à faire le charme ou le tourment.
Les réflexions de Mlle Bruneville et la ronde furent interrompues en même temps par la bonne de Béatrix et de Pauline, une vieille fille qui les avait élevées et qui les aimait uniquement.
Elle venait annoncer à Clotilde que la sœur aînée de M. de Branefort était au salon.
Cette nouvelle jeta Clotilde dans un véritable désespoir.
– Je ne suis pas habillée, dit-elle, je suis seule, je ne la recevrai certainement pas.
Et comme ses amies riaient de la voir si désolée.
– Mais ne savez-vous pas, reprit-elle, que je ne la connais pas du tout, cette sœur de M. de Branefort ? qu’elle est vieille, savante et très drôle ? Que lui dirai-je, mon Dieu ! que lui dirai-je ?
– Tu déraisonnes, Clotilde, dit Mlle Bruneville assez sévèrement ; Thérèse de Branefort a quarante-cinq ans, c’est vrai ; elle habite la campagne depuis sa jeunesse, ce qui lui a donné certaines manières que quelques-uns qualifient de drôles ; mais c’est une femme sensée, d’un caractère franc, d’une intelligence pratique, dont tu feras très bien, plus tard, de suivre les avis. Ce n’est point du tout une savante de la manière dont tu l’entends. À vingt-cinq ans elle s’est retirée à la campagne pour se dévouer uniquement à sa sœur cadette qui est sourde et muette, et elle a profité de cette retraite absolue pour s’instruire et pour acquérir la capacité de gérer elle-même ses propres affaires, sa fortune n’étant pas considérable, voilà tout. Avec une femme de cette espèce, les petites considérations de toilette sont déplacées, et d’ailleurs tu ne peux remettre à un autre jour ta belle-sœur future.
– Alors, ma tante, restez avec moi ; papa sera encore sorti, et vous l’avez beaucoup connue autrefois, m’avez-vous dit.
– Je resterai volontiers, je vais même te précéder au salon avec Béatrix et Pauline, si tu veux absolument t’habiller.
– Oh ! certainement, je ne paraîtrai pas ainsi.
– Pourquoi ? il serait beaucoup plus aimable d’aller tout simplement embrasser tout de suite Thérèse ; c’est une campagnarde pur-sang, et les frais de ce genre seront complètement perdus pour elle.
Mais Clotilde était dans ses jours d’opiniâtreté ; elle refusa, et Mlle Bruneville, invitant Béatrix et Pauline à la suivre, descendit avec elles au salon. Elles y trouvèrent une femme d’une cinquantaine d’années, grande, robuste, au front hâlé, couronné d’épais bandeaux de cheveux gris, simple dans sa toilette, dans ses manières, manquant un peu trop de cette grâce toute féminine qui n’a pas d’âge, mais possédant en revanche la franchise de regard, la netteté d’expression, qui révèlent un caractère franc et énergique.
Elle commença par entourer de ses deux grands bras ses nièces, en les confondant dans une même étreinte, et puis elle embrassa chaleureusement Mlle Bruneville. Elles avaient vécu quelques années dans la même ville, à cette période heureuse de la jeunesse où les cœurs se lient vite, et, bien que n’ayant pas conservé de relations très suivies, elles s’écrivaient de temps en temps et étaient sincèrement enchantées de se revoir.
– Et ma future belle-sœur, où donc est-elle ? demanda Mlle de Branefort en se rasseyant.
– Elle va venir, répondit Mlle Bruneville, elle reconduit ses amies.
– Et elle fait sa toilette, ma tante, ajouta Pauline, qui, depuis la scène des pralines, avait conservé un air tout vieillot, tout douloureux.
Mlle Branefort regarda ses gants de filoselle, sa robe de mérinos, son châle où se dessinaient d’énormes et antiques palmes.
– Vraiment, dit-elle en riant ; elle prend là un soin bien mutile, vous eussiez dû le lui dire, Fanny.
– C’est ce que je n’ai pas manqué de faire ; mais vous savez, les jeunes filles ! Vous lui faites une certaine peur, ma chère, et elle veut au moins que sa toilette vous paraisse irréprochable.
– Je veux croire que Mlle Clotilde a les meilleures intentions du monde, répondit Mlle de Branefort ; mais elle oublie qu’une fermière comme moi est fort brouillée avec la mode. Or, j’ai si peu de temps à passer ici que j’aurais voulu en perdre le moins possible.
Et, rapprochant son fauteuil de celui de Mlle Bruneville :
– Et vous devez supposer qu’il me tarde de faire sa connaissance, ajouta-t-elle à demi-voix. Depuis la mort de ma belle-sœur, je me suis particulièrement intéressée à ses enfants ; je les aime et je ne serai rassurée que quand j’aurai, de mes propres yeux, reconnu que celle qui la remplace a ce qu’il faut pour bien remplir la mission délicate qu’elle accepte.
– Vous pouvez le penser, répondit non sans embarras Mlle Bruneville, que le regard interrogateur de son ancienne amie embarrassait ; M. de Branefort n’a pu faire un mauvais choix.
– Mon frère m’a parlé de son mariage plutôt en amoureux qu’en père, dit Mlle de Branefort avec une certaine vivacité, et, je vous l’avoue, Fanny, j’ajouterais foi plus volontiers à votre pénétration qu’à la sienne. Mlle Clotilde est votre parente ; mais enfin notre amitié déjà ancienne me donne bien un peu le droit de vous demander la vérité sur son caractère, sur…
– J’aimais beaucoup la mère, mais je connais peu la fille, je vous en avertis, interrompit Mlle Bruneville.
Et, prêtant l’oreille, elle ajouta :
– La voici : vous la jugerez par vous-même, ce qui vaudra infiniment mieux.
Clotilde entrait en effet, moitié souriante, moitié rougissante, et mise avec une élégance de très bon goût. Son père et M. de Branefort qu’elle avait rencontrés sur le palier la suivaient. M. de Branefort, malgré les quelques cheveux blancs mêlés à ses cheveux noirs, était jeune d’aspect. Son regard intelligent, mais dur, éclairait une figure sèche, fine et nerveuse. Une toilette soignée contribuait à mettre en relief la distinction de sa personne.
En les voyant entrer, Mlle Bruneville s’était levée.
– Quoi ! vous partez déjà, Fanny ? dit Mlle de Branefort.
– Ma tante, je vous en prie, restez à dîner avec nous, ajouta Clotilde, que le tête-à-tête avec cette femme au regard pénétrant, à la parole brève et incisive, effrayait.
– Je ne puis pas, mon enfant, j’ai promis ailleurs.
– Ainsi vous passez la soirée dehors, Fanny ? dit Mlle de Branefort.
– Non, je serai chez moi à sept heures.
– Cela vous dérangerait-il que j’allasse vous faire une petite visite ? dites-le-moi franchement.
– Pas plus que quand l’une et l’autre nous avions vingt-cinq ans, Thérèse.
– Alors, je ne vous retiens plus ; à ce soir. Clotilde alla reconduire sa tante jusqu’à la porte extérieure, se plaignant de ce qu’elle la laissait seule avec sa future belle-sœur, dont elle trouvait le regard si sévère et la voix si impérieuse.
– Thérèse, au fond, est une excellente femme, lui dit Mlle Bruneville. Elle a toujours eu l’écorce assez rude, une certaine brusquerie de manières, qui lui faisaient tort dans l’esprit de beaucoup ; mais cela n’empêche pas que ce ne soit le dévouement en personne. Je t’avertis seulement que la niaiserie lui semble insupportable, que la coquetterie la plus innocente l’impatiente, et qu’elle s’attend à trouver en toi une femme qui va devenir la mère de ses nièces, et non une enfant frivole et sans raison.
– Je le sens, dit Clotilde ingénument, je ne dirai que des bêtises ce soir.
– Ma chère enfant, ne serait-ce pas le résultat de l’habitude ? Il y a longtemps que je t’en ai prévenue, ces bêtises que M. de Branefort veut bien trouver maintenant des naïvetés adorables ne conserveront pas longtemps en ménage ce poétique nom. Secoue donc un peu ton apathie, prends en main les rênes de ta volonté, et romps une bonne fois avec cette vie capricieuse et nonchalante qui te perd. Il serait inutile de te poser en femme sérieuse devant Thérèse, qui a le coup d’œil juste et prompt, mais sois avec elle naturelle, sensée, montre-toi pleine de bonne volonté intelligente. Dans une jeune fille de vingt ans on se contente de cela. Eh bien, que regardes-tu ?
– La passementerie de votre manteau, ma tante ; voilà huit jours que j’en cherche inutilement de semblable.
Mlle Bruneville rabattit son voile et ouvrit la porte de la rue.
– C’est que tu as mal cherché, dit-elle. Adieu !
Et elle sortit.