Mlle Hélier, dont l’irritation ne demandait qu’à se manifester en une occurrence aussi désagréable à son amour-propre, fut rejointe dans la rue par la petite troupe des reporters, qui n’eurent, en somme, qu’à la laisser parler. Elle ne leur cacha rien des événements qui venaient de bouleverser sa vie, et son indignation était si forte qu’elle ne s’aperçut nullement du plaisir malin que ces messieurs prenaient à d’aussi exceptionnelles révélations : – Ni le professeur Jaloux, ni surtout le docteur Moutier, qui vient de se conduire si grossièrement à mon égard, n’ont le droit de se taire, leur ditelle d’un trait, et puisqu’ils ne comprennent point leur devoir ou qu’ils en ont peur, je parlerai pour eux. « Sachez donc que le monsieur qui revient de chez les morts, comme ils disent, est M. Jacques Munda de la Bossière, le propre fière de M. André Munda de la Bossière qui disparut d’une façon si singulière, il y a cinq ans, abandonnant ses enfants, le château de la Roseraie, son appartement à Paris et l’exploitation de sa manufacture de manchons Héron, près de la forêt de Sénart. « La justice, vous devez vous en souvenir, essaya en vain de déchiffrer cette énigme ; elle y renonça. Mais il faudra bien qu’elle se remette à la tâche, car la vérité, un de ces quatre matins, finira par éclater : M. André de la Bossière a été assassiné ! – Qu’en savez-vous ? demandèrent aussitôt les reporters qui ne perdaient pas une parole de Mlle Hélier et prenaient d’abondantes notes, avec le sourire. – C’est M. de la Bossière lui-même qui est apparu à la jeune femme du notaire de Juvisy, M. Saint-Firmin, pour le lui dire ! – Pour lui dire qu’il avait été assassiné ! – Mais oui ! – Pas possible !… Et comme à cette déclaration étrange, il y eut quelques murmures accompagnés de plaisanteries de mauvais goût, des « chut » énergiques rétablirent le silence. Alors Mlle Hélier put se lancer, avec une rapidité de parole extravagante, dans ses histoires de revenants, les seules qui, pour elle, fussent vraiment dignes de retenir l’intérêt de son auditoire. Elle confia d’abord aux journalistes le rôle important qu’elle avait joué, pendant plusieurs années, au château de la Roseraie, et ne leur épargna aucun des événements fantastiques qui avaient précédé et occasionné son départ. Ce furent, tour à tour, l’histoire de la table tournante, les propos surprenants de Mme Saint-Firmin, ses évanouissements, le récit des apparitions du bord de l’eau qui lui avait été confirmé, quelques jours auparavant, par Mme Saint-Firmin elle-même, enfin les promenades du fantôme dans le château. À l’entendre, ce fantôme de l’assassiné avait été rencontré par tout le monde dans les couloirs de la Roseraie et racontait le crime dont il avait été victime à qui voulait l’entendre. Bien mieux, il avait sauvé d’une asphyxie par le gaz le plus jeune de ses enfants, avait ouvert une fenêtre et transporté son fils tout endormi dans le lit de Mme Jacques de la Bossière ; enfin, la nuit suivante, quelques instants avant l’accident, et par conséquent avant la fameuse opération pratiquée sur M. Jacques de la Bossière, le fantôme d’André était encore apparu au petit François qui avait poussé un cri si terrible que tout le personnel du château en avait été réveillé ! Jamais reporters à l’interview ne s’étaient tant amusés. – En somme, fit observer le petit Darbois, d’Excelsior, dans ce château, tout le monde revient de chez les morts ! C’était un endroit prédestiné pour l’opération du Dr Moutier ! Mais vous, mademoiselle, avez-vous assisté à cette opération ?… – Non, monsieur, on m’a mise à la porte. J’ai eu à peine le temps d’apercevoir le corps de M. de la Bossière mort, mais je ne l’ai plus revu depuis qu’il revit ! J’avais été « remerciée » auparavant, je ne faisais plus partie de la maison ! Et pourquoi, monsieur ? Parce que justement émue des apparitions de M. André de la Bossière et de ses rendez-vous au bord de l’eau avec Mme Saint-Firmin, j’avais prié les enfants de s’asseoir avec moi à une table d’acajou et de questionner eux-mêmes l’esprit de leur père sur les circonstances dans lesquelles le malheureux avait trouvé la mort ! Mme Jacques de la Bossière ayant appris la chose n’a pas hésité à me traiter de vieille folle ! – Cette dame est vraiment inexcusable ! déclara le jeune Darbois, d’Excelsior. – Si elle est inexcusable ! Dites donc qu’elle est criminelle !… J’agissais, en la circonstance, non point poussée par une malfaisante curiosité, mais dans le désir ardent de servir la vérité ! « Il est certain, continua-t-elle sur un ton qui n’admettait évidemment aucune réplique, que l’état de médiumnité dans lequel se trouve, à n’en point douter, Mme Saint-Firmin, retient dans le pays, au château et dans les environs, comprenez-moi bien, messieurs, comprenez-moi bien ! le peresprit du défunt ! Qu’y a-t-il de plus naturel pour une croyante comme moi, car je suis croyante, je ne le cache pas, et disciple d’Allan Kardec depuis bien des années, qu’y a-t-il de plus naturel que j’aie essayé moi-même, avec l’aide des enfants du mort, de faire parler le mort qui naît autour de nous ? « On m’a chassée : j’ai su depuis ce qui s’était passé au château, j’ai lu le premier numéro de La Médecine astrale, je suis venue à la conférence du professeur Jaloux. Pourquoi ces messieurs n’ont-ils pas voulu m’entendre ? Ce que j’avais à leur dire était pourtant bien simple : « Puisque vous avez ramené de chez les morts Jacques de la Bossière, interrogez-le sur la mort de son frère, c’est votre premier devoir ! » Il a dû rencontrer son frère ! Pourquoi nous cacherait-il ce que son frère lui a dit ? Enfin, messieurs, nous ne pouvons plus en rester là ! La justice doit se préoccuper à nouveau de l’affaire. Qu’elle enquête ! Qu’elle interroge elle-même le ressuscité ! Qu’elle interroge Mme Saint-Firmin !… Mon Dieu ! on a bien vu des juges d’instruction interroger des somnambules, et ils ne s’en sont pas plus mal trouvés !… Mlle Hélier eût pu continuer longtemps sur ce ton, mais elle s’aperçut que personne ne l’écoutait plus ! Les reporters étaient tous partis prendre le train pour Juvisy.
Quelle aubaine qu’une histoire pareille pour les reporters : une vraie disparition, un crime possible, un château hanté, une dame qui a des visions, une opération abracadabrante, un enfant qui voit le fantôme de son père, un monsieur qui revient de chez les morts, une institutrice qui fait tourner des tables, le tout se passant dans un monde très chic et enfin, pour conclusion momentanée, ce scandale à la conférence du professeur Jaloux ! La b***e joyeuse débarqua à Juvisy et se fit conduire dans des voitures au château de la Roseraie. Mais là, elle se heurta à des grilles fermées et à un concierge impitoyable. Mme de la Bossière avait déjà pris ses précautions, instruite et avertie par les premières indiscrétions des journaux de la localité et aussi par la curiosité déplacée de quelques promeneurs audacieux qui, le dimanche précédent, n’avaient pas craint de franchir les portes du parc dans l’espoir de rencontrer ou d’apercevoir à une fenêtre le « monsieur qui revenait de chez les morts ». Après avoir en vain essayé de faire parler le concierge, les reporters s’en furent vers le plus proche village, dans le dessein d’interviewer les paysans, les fournisseurs, si possible. Ils désiraient aussi se faire indiquer la petite maison du bord de l’eau où habitait la « femme du notaire » qui avait des apparitions. Pas une seconde, il ne leur venait à l’esprit qu’ils pourraient retourner à Paris bredouilles. Quant au petit Darbois, d’Excelsior, il quitta à l’anglaise l’« orphéon », comme il disait, c’est-à-dire la troupe bruyante de ses confrères, fit le tour du parc, sauta par-dessus un mur, se glissa derrière des haies, se jeta dans une douve pour éviter un jardinier, en sortit à la nuit tombante, poussa la porte basse de la Tour Isabelle, circula au hasard dans quelques corridors et se trouva tout à coup dans une pièce en face de Mme Jacques de la Bossière qui poussa un cri. – Ah ! madame, fit le petit Darbois, en s’inclinant de la façon la plus galante, je vous jure que ce n’est pas moi le fantôme ! Je ne suis que le petit Darbois, d’Excelsior et je vous présente toutes mes excuses pour la désinvolture avec laquelle je viens vous proposer mes services. Fanny le toisa des pieds à la tête, puis : – J’avais dit à mes gens que je n’y étais point pour les journalistes, déclara-t-elle d’un ton sec. Elle se rendait compte qu’elle était maladroite, mais l’audace tranquille avec laquelle ce petit blanc-bec venait de forcer sa porte l’exaspérait. – Comme vous avez eu raison, madame, reprit l’autre sans se troubler. Si vous n’aviez pris cette excellente précaution nous aurions été là cinquante qui n’aurions pu faire que de la mauvaise besogne, tandis que seuls tous les deux, nous allons pouvoir nous entendre sur les termes d’une interview qui remettra les choses au point et fera cesser, j’en suis sûr, ces bruits extravagants… – De quels bruits extravagants parlez-vous, monsieur ? Je vous assure que je ne sais point ce que vous voulez dire, et que je n’ai rien à vous dire ! – Madame, je sors de la conférence du professeur Jaloux… où il s’est dit, je vous assure, des choses absurdes et qu’il est dans votre intérêt de démentir avant qu’elles n’aient fait le tour de la presse mondiale. Cette affaire, madame, aura, si vous n’y prenez garde, un retentissement immense… Du coup, elle comprit que c’était sérieux et ne pensa plus qu’à tirer profit, autant que possible, de la démarche du reporter. – Ah ! Jaloux a parlé !… Il m’avait promis de se taire, s’écria-t-elle… Ce monsieur est un paltoquet ! un charlatan !… Eh bien, moi aussi, monsieur, je parlerai. Asseyez-vous, monsieur, il faut que tout cela finisse !… – Madame, je suis un honnête homme, fit entendre le petit Darbois, et la plus élémentaire honnêteté m’oblige à vous dire que si le professeur Jaloux, dans sa conférence d’aujourd’hui, a rapporté les événements extraordinaires qui se sont déroulés autour d’une opération chirurgicale tout à fait exceptionnelle, il n’a pas cependant prononcé un nom, pas un seul !… – Alors, comment êtes-vous ici !… – C’est qu’à cette conférence se trouvait une demoiselle Hélier, qui a fait du scandale, qui a été expulsée, ce dont elle a conçu une irritation assez naturelle, irritation qui lui a délié la langue… Mme de la Bossière ne s’attendait pas à celle-là… Décidément, il lui fallait faire face à tous, de tous les côtés à la fois !… Elle ne se laissa point abattre cependant, et prit les devants : – Une domestique que j’ai remerciée… et vous faites métier, monsieur, de recueillir de pareils propos !… Que vous a-t-elle dit ?… Racontez-moi tout, tout !… Le petit Darbois ne se le fit pas demander deux fois. Fanny l’écoutait avec la plus grande attention. Quand il eut fini, elle dit : – C’est tout ?… – Mon Dieu, oui !… – Eh bien, et Jaloux, qu’est-ce qu’il a dit, dans sa conférence, cette grande bringue de Jaloux ?… – Mon Dieu, madame, il nous a dit que le patient, aussitôt revenu de chez les morts, lui avait raconté avec force détails ce qui se passait par làbas !… – Et le Dr Moutier ? – Madame, il n’a rien dit, mais il y a l’article de La Médecine astrale !… – Oui, je l’ai lu, merci !… Et vous, monsieur l’interviewer, vous, qu’est-ce que vous pensez de tout cela ? – Madame, je suis justement ici pour vous poser la même question ! – Sans doute, mais si vous étiez à ma place… qu’est-ce que vous répondriez ?… Le petit Darbois regarda cette belle femme irritée et chercha poliment une phrase qui pût lui faire plaisir. – Je crois bien que je me répondrais : « Tout cela, c’est de la blague !… » – Vous avez trouvé le mot, monsieur, tout cela, c’est de la blague !… c’est de la blague de professeur !… c’est de la blague de névropathe ! c’est de la blague de vieille fille qui passe son temps à interroger les morts parce que les vivants ne lui ont jamais rien dit !… Mais savez-vous bien, monsieur, que tout de même si on les écoutait trop longtemps, ils finiraient par nous rendre fous, ces gens-là !… Moi-même, il y a eu des moments où je me suis pris la tête à deux mains et où je me suis dit : « Reprenons nos esprits ! reprenons nos esprits ! » « Oui, monsieur, je crois que si je n’avais pas gardé tout mon sang-froid, nous serions tous aujourd’hui à Bicêtre, ma parole !… « Heureusement, j’ai pris le dessus et j’ai chassé d’ici tous ceux qui parlaient du fantôme, ou qui l’évoquaient ou qui y pensaient, et du même coup nous avons été débarrassés du fantôme !… « Il n’est plus apparu à personne, du moins ici, et ça me suffit !… « J’ai fait maison nette, monsieur, j’ai fermé ma porte aux esprits malades, et le fantôme nous fiche la paix !… et mon mari achève sa guérison dans le calme !… soigné par un brave praticien de la campagne, qui a l’esprit sain et qui ne lui raconte des histoires que pour le faire rire !… La première fois que mon mari a prétendu, devant lui, qu’il avait été vraiment mort, ce brave homme a tellement ri, mais tellement ri, que mon mari a fini par rire avec lui et que nous en étions tous malades, de rire !… Oui, monsieur !… Et la vision des morts dans la vallée ! rapportée de son voyage chez les morts, par mon mari ? Ce fut le bouquet !… Ce brave docteur s’est écrié : « Ça n’est pas possible, vous n’avez pas inventé ça tout seul ! Ça, c’est de la littéracoméditure !… Vous avez lu ça quelque part !… » Et il a voulu voir la bibliothèque, le bureau ; il a cherché jusque dans la chambre occupée avant l’accident par mon mari et il a fini par découvrir une demi-douzaine d’ouvrages spirites où se trouvaient justement précisées dans un style aussi biblique qu’impressionnant les lubies pseudo-scientifiques des Jaloux, des Moutier, des Crookes, est-ce que je sais ; moi ?… « Oui, mon mari en était arrivé là, sous l’influence des discours extraordinaires du Dr Moutier, à se laisser influencer par des histoires pareilles, à les rechercher, à s’en nourrir en secret !… Comment voulez-vous qu’à la sortie d’une opération pareille en face d’un imbécile de savant qui abuse de sa faiblesse pour le faire parler, il ne lui sorte pas toutes les calembredaines qu’on a retrouvées imprimées au fond du tiroir de sa table de nuit !… Mais c’est fini !… Mon mari est guéri… et du cœur… et du cerveau !… Ah ! reprenons nos esprits, monsieur !… Reprenons nos esprits !
Pendant que Mme de la Bossière parlait avec une conviction qui faisait plaisir à voir, le petit journaliste, entre deux notes jetées sur son calepin, admirait la bonne santé physique et morale de son hôtesse. Il souligna au stylo « femme de tête », lui sourit et lui dit : – Madame, la cause est entendue ; vous aurez tous les gens d’esprit avec vous. Et les autres seront ridicules. Maintenant, voulez-vous que nous laissions de côté toute cette fantasmagorie pour aborder la seule question sérieuse que soulèvent, en somme, les incidents de ces jours derniers : je veux parler de l’absence prolongée de M. André de là Bossière. Qu’en pensez-vous, madame ? – Mon Dieu, monsieur, je pense qu’elle est tout à fait anormale et inquiétante, et mon mari l’a trouvée si inexplicable qu’il a été le premier à « saisir » la justice et à lui demander une enquête. Cette enquête, hélas ! comme vous le savez, n’a rien donné et nous attendons toujours qu’il se produise quelque fait nouveau susceptible de nous éclairer sur une disparition qui nous a tous plongés ici dans un état d’esprit voisin du désespoir. Mon mari adorait son frère… – Pensez-vous que M. André de la Bossière ait été assassiné ? – Tout est possible, n’est-ce pas, du moment que nous n’avons plus reçu de ses nouvelles. – Je vais vous avouer, madame, la raison pour laquelle je vous pose des pareilles questions. Dans toute cette histoire abracadabrante de fantômes sortie de la bouche de l’honorable Mlle Hélier, je n’ai retenu que l’état de visionnaire dans lequel se trouvait une certaine Mme Saint-Firmin. « Il ne faut pas oublier, madame, que nous sommes à une époque où les juges d’instruction vont se renseigner auprès des somnambules ; voyez l’affaire Cadiou : c’est la somnambule qui a tout découvert. Certes, je ne crois pas aux fantômes, mais nous devons compter, aujourd’hui, avec la suggestion, avec l’état magnétique et somnambulique des témoins et avec beaucoup de choses encore qui faisaient rire ou qui faisaient peur autrefois et qui font penser aujourd’hui ! La justice ne répugne plus à chercher dans cet état de vision un puissant auxiliaire depuis que la science en a reconnu la réalité et étudié les surprenants phénomènes. « Si Mme Saint-Firmin est sérieusement la visionnaire que l’on dit on ne saurait négliger son témoignage, et quant à moi, je ne manquerai pas, madame, en sortant d’ici, de l’aller interroger. – Mais c’est fou, monsieur !… – Je vous demande pardon, je ne connais pas Mme Saint-Firmin… – Eh ! monsieur, fit Mme de la Bossière, en essayant de dominer l’irritation singulière où l’avaient jetée les dernières paroles de l’indiscret reporter… quand vous connaîtrez Mme Saint-Firmin, vous vous rendrez compte que ses propos n’ont pas plus d’importance que ceux de Mlle Hélier !… Ce sont deux toquées, ni plus ni moins ! L’état de santé de Mme Saint-Firmin est des plus précaires, et il n’est point rare de l’entendre divaguer. Le Dr Moutier lui-même a ri des visions de Mme Saint-Firmin et en a établi l’inanité. Comme le disait Moutier, elle s’imagine voir la nuit ce que sa cervelle malade a conçu pendant le jour ! Ne voit-elle pas – et c’est certainement la première chose qu’elle vous dira – ne voit-elle pas le cadavre de mon malheureux beau-frère dans une malle !