– Oh ! très intéressant ! interrompit le petit Darbois… Très fortes, les somnambules, pour les cadavres dans les malles ! – Et savez-vous pourquoi, monsieur ? Tout simplement parce que le Dr Moutier, qui a déposé lors de l’affaire Eyraud-Gabrielle Bompard, a raconté cent fois devant cette petite (Mme Saint-Firmin est restée presque une enfant) l’histoire de la malle de Gouffé ! – Madame, permettez-moi de vous dire que je ne saurais, sans avoir vu et entendu Mme Saint-Firmin, adopter d’aussi… catégoriques conclusions ! Car enfin, puisque vous parlez de la malle où l’on avait enfermé le cadavre du malheureux huissier, je ne puis oublier que c’est justement une somnambule qui a fait retrouver cette malle, une authentique somnambule, Mme Auffinger, dont mon ami Edmond le Roy, le rédacteur si sympathiquement connu du Journal, nous racontait encore dernièrement l’histoire. Lors de la disparition de l’huissier Gouffé qui faisait tant de bruit, un de nos confrères, se rappelant que cette Mme Auffinger avait rendu d’illustres services dans certaines recherches célèbres d’objets et de cadavres cachés, alla trouver cette dame… Ici, le jeune reporter s’interrompit : « Mais, je vous demande pardon, madame, je suis là à vous raconter des histoires, alors que notre temps à tous les deux est précieux… je vous demanderai la permission de prendre congé… Ce fut Mme de la Bossière qui le retint. Elle était devenue tout à coup extrêmement curieuse de savoir comment une somnambule, une visionnaire, avait pu mettre la justice sur les traces d’un cadavre… Autrefois, quand Moutier racontait ces choses, elle ne les écoutait même pas ! Elle pria donc le reporter de continuer son histoire… – Notre confrère, raconta le jeune Darbois en se rasseyant avec un sourire, s’était muni d’un gant et d’une cravate ayant appartenu à l’officier ministériel et il donna les deux objets à Mme Auffinger. Celle-ci, une fois magnétisée par son fils, vit que le disparu avait été attiré dans un piège, assassiné à Paris, aux environs de la Madeleine, mis dans un coffre, transporté en province, dans les environs d’une grande ville de garnison, et que le corps serait retrouvé le 23 août. « Ceci se passait le 12 août. Le lendemain, l’article de notre confrère paraissait et bientôt on retrouvait à Millery, près de Lyon, un cadavre dans une malle. « Mais ce cadavre était décomposé au point que l’on était incertain de savoir si c’était bien celui de Gouffé. Là, encore, l’intervention de Mme Auffinger fut décisive. Mme Landry, et Mlle Gouffé sœur et fille aînée de la victime, vinrent, avec sa calotte, trouver la somnambule. Celle-ci reconnut, dans son sommeil, avoir déjà été consultée pour cette recherche, puis elle déclara formellement que le cadavre de Millery était bien celui de l’huissier, donnant pour preuve que la troisième molaire de droite lui manquait et que l’on n’avait qu’à constater que la même molaire manquait au cadavre, ce qui, dans la suite, fut reconnu exact. « Mme Auffinger alla même plus loin dans ses investigations magnétiques, puisqu’elle ajouta, et bien avant que les journaux en parlassent, que Gouffé avait un léger défaut dans un œil, de plus une certaine raideur dans une jambe résultant d’une névrose antérieure et déterminant une sorte de claudication. Enfin, elle annonça que les coupables seraient arrêtés, dans un des trois mois qui suivraient la consultation et qu’ils étaient partis pour l’Amérique. « Et tout cela se vérifia, madame, conclut le reporter en se levant. Vous comprenez que si je pouvais réussir avec Mme Saint-Firmin ce que mon confrère a si bien réussi avec Mme Auffinger, ce serait une bonne aubaine pour tout le monde : pour vous, madame, qui sauriez enfin ce qu’est devenu votre beau-frère, et pour moi qui rapporterais un excellent article à mon journal. Madame, il ne me reste plus qu’à vous remercier de l’aimable accueil… – Monsieur ! vous ne savez pas où habite Mme Saint-Firmin, je vais vous conduire chez elle moi-même !… – Oh ! madame, je ne sais vraiment… Mais Mme de la Bossière sonna, se fit apporter un manteau et un chapeau et sortit avec le jeune homme… – Nous irons à pied, monsieur, c’est tout près… Le reporter n’en « revenait pas ». Fanny, en dépit de l’émoi où la jetaient les démarches insolites de ce diable de journaliste, se rendit compte de l’étonnement de celui-ci. Elle pensa qu’il était dangereux de le laisser sous cette impression et dit aussitôt : – Vous comprenez, monsieur, que moi, je commence à en avoir assez de toutes ces histoires ! Entre nous, je ne serais pas fâchée de vous voir constater par vous-même que les imaginations de Mme Saint-Firmin ne sont pas plus sérieuses que les inventions de Mlle Hélier ! Quand vous l’aurez jugée telle qu’elle est, c’est-à-dire une pauvre malade qui divague, vous le direz, vous l’écrirez, et c’en sera fini, il faut l’espérer, des fantômes de la Roseraie. Vous me parliez tout à l’heure des révélations d’une somnambule authentique… Libre à vous d’y croire, vous êtes jeune et impressionnable. Moi, je n’y crois pas… Mais Mme Saint-Firmin n’est pas une somnambule authentique… C’est une malade, je le répète, dont la tête est très faible et qui a de tristes cauchemars… Ah ! ce petit reporter, si elle avait pu l’envoyer au diable avec tous les fantômes qu’il était venu interviewer !… Et elle l’accompagnait ! Elle se faisait son cicérone !… C’est qu’elle était sûre qu’il saurait pénétrer chez Marthe, comme il était entré chez elle ; et Mme de la Bossière avait, en vérité, quelque intérêt à assister à l’entretien !… Malgré qu’elle prétendît ne point croire aux révélations du somnambulisme, elle n’ignorait point qu’à cet égard elle avait tort d’être aussi affirmative. L’histoire de Mme Auffinger l’avait fortement émue… et, dans cet ordre d’idées, elle ne pouvait songer sans un frisson aux curieuses coïncidences des révélations et des visions de Mme Saint-Firmin !… L’automobile !… La malle !… Quand ils arrivèrent à la petite maison du bord de l’eau, elle fut tout étonnée de trouver les fenêtres du salon illuminées, la porte de la villa ouverte, et, sur le seuil, la vieille servante qui se lamentait. Un peu plus loin, dans l’ombre, on apercevait des voitures. En reconnaissant Mme de la Bossière, la servante dit aussitôt : – Ah ! madame… vous n’avez pas rencontré monsieur !… Je voudrais bien qu’il rentre de l’étude !… Ils sont bien là une vingtaine à tourmenter cette pauvre Mme Marthe !… C’est des journalistes venus de Paris qui lui demandent des choses, des choses… – Zut ! s’exclama le petit Darbois, je suis brûlé ! les confrères !… surtout, madame, ne dites pas qui vous êtes, car ils vous feraient tellement parler que vous ne vous y reconnaîtriez plus ! Il y a longtemps qu’ils sont là ? – Dix minutes, peut-être, je ne voulais pas les recevoir ! Ils m’ont glissé sous le nez !… Il y en a un qui m’a embrassée… Qué vermine !… Fanny, en apprenant qu’une vingtaine de journalistes se trouvaient réunis autour de Marthe, fut aussi désespérée que le petit Darbois, mais pour d’autres raisons. Elle suivit le reporter qui entrait dans le salon, carrément, après avoir frappé deux petits coups, pour la forme. Ils trouvèrent les journalistes, les uns assis, les autres debout, qui prenaient des notes comme des écoliers, autour de Marthe, laquelle, debout contre la cheminée, leur dictait, d’une voix calme, des phrases comme celles-ci : – Dites bien que lorsque Mlle Hélier est venue chez moi, elle m’y a trouvée souffrante, très faible et la tête tout endolorie encore des méchants cauchemars qui, depuis quelques mois m’ont poursuivie à la suite, justement, de ce triste état de ma santé. Si elle était venue me voir, aujourd’hui, par exemple, elle m’aurait trouvée mieux et tout à fait lucide, n’attachant aucune importance à de pauvres imaginations de mon cerveau. Mais Mlle Hélier, à qui j’ai eu tort de confier mes souffrances comme à une amie, est, si j’ose dire, plus malade que moi ! « Elle voit du surnaturel partout, et a donné à mes propos, peut-être sans s’en apercevoir, une forme qui pourrait surprendre… J’ai pu avoir des visions… ce qu’elle appelle des visions… ou encore des apparitions… mais, croyez-moi, je ne les ai jamais considérées, quant à moi, que comme des rêves… – Pardon, madame, interrompit le petit Darbois, mais est-ce que vous n’auriez pas dit que le cadavre de M. André de la Bossière était dans une malle ?… Marthe parut étonnée et un peu démontée par l’imprévu de cette question ; cependant, elle répondit presque aussitôt : – J’ai dit cela comme j’aurais pu dire autre chose… On venait de retrouver un cadavre dans une malle, les journaux en parlaient… le Dr Moutier nous avait parlé de la malle de Gouffé… Tout cela avait fait impression sur mon esprit… je vous répète, monsieur, que ces choses n’ont aucune importance, et que je suis la première à en rire… Voilà, messieurs, toute l’histoire de mes visions… Je n’ai plus rien à vous dire… Je suis un peu fatiguée… Je vous demanderai maintenant la permission de me retirer… – Pas avant que nous vous ayons remerciée madame, commença d’exprimer galamment un des journalistes… Mais un autre le tirait déjà par la manche !… – Grouillons-nous !… Nous n’avons pas une minute à perdre si nous voulons prendre le train… En un clin d’œil, le salon fut vide. Le petit Darbois lui-même s’échappait après avoir pris hâtivement congé de Mme de la Bossière. – Eh bien ! lui jeta celle-ci… qu’est-ce que je vous avais dit ?… Cette pauvre Mme Saint-Firmin reconnaît elle-même… – Oui, oui, c’est bien dommage !… – Dans tout ceci, il n’y a qu’une folle, Mlle Hélier, dites-le !… – Comptez sur moi !… Et il se sauva, la laissant seule avec Mme Saint-Firmin. Fanny était pâle de joie.
Mme de la Bossière s’avança, les mains tendues vers Mme Saint-Firmin, mais ce geste fut inutile car Mme Saint-Firmin ne le vit pas ou fit celle qui ne le voyait pas. Elle avait un regard extraordinairement mort et qui ne semblait refléter aucun des objets environnants. Dam quel domaine inconnu ce regard se promenait-il ? Qui aurait pu le dire. « La voilà encore partie pour l’extase ! se dit Fanny, heureusement que ça ne lui a pas pris devant les journalistes ! Et moi qui allais la complimenter d’être redevenue si raisonnable !… » Elle s’assit, décidée à attendre patiemment que Mme Saint-Firmin voulût bien s’apercevoir de sa présence. Or, comme elle levait à nouveau les yeux sur Marthe, Fanny s’aperçut de la dureté extraordinaire du regard, qui, maintenant, se fixait sur elle. Elle en reçut comme un choc et cette sensation insupportable la fit même reculer sur sa chaise. – Pourquoi me regardez-vous ainsi ?… finit-elle par lui demander. L’autre ne répondit point tout d’abord, comme si cette question mettait du temps à lui parvenir. Enfin, ses lèvres remuèrent et les quelques paroles qui s’en échappèrent firent se dresser dans un désarroi indescriptible Mme de la Bossière. – Pourquoi je vous regarde ainsi ?… Parce que c’est vous qui êtes la cause de tout !… Parce que c’est pour vous qu’il a été tué !… André m’a tout dit, il y a six jours, lors de sa dernière visite. Il ne veut pas que je continue à soupçonner plus longtemps mon mari… Jacques de la Bossière est né du sang de Caïn !… Mais c’est vous qui avez armé sa main !… Allez ! Allez ! mais allez-vous-en donc !… Ah ! surtout qu’il n’arrive rien aux enfants !… j’ai vu Mlle Hélier !… À ce nom, Fanny retrouva son souffle… – C’est elle qui vous a suggéré toutes ces horreurs ! Elle veut se venger de ce que je l’ai chassée !… Ah ! Marthe ! Marthe ! ma petite Marthe ! reprenez vos sens, rappelez vos esprits ! Est-ce bien vous qui nous parlez ainsi ! vous qui avez trouvé auprès de nous des amis, ma petite Marthe, de vrais amis ! Songez donc à ce qui arriverait si l’on vous entendait répéter de pareilles abominations !… c’est épouvantable !… Et Fanny s’écroula sur un meuble, la figure dans les mains, comme en proie au désespoir le plus sincère et le plus touchant, à la vérité !… Cependant Mme Saint-Firmin n’en parut point autrement émue. Elle s’en fut vers Fanny, avec cette allure de spectre qui ne la quittait plus, ce glissement qui la déplaçait comme si elle ne pesait rien à la terre, et elle lui posa sa main diaphane sur l’épaule. – Calmez-vous, lui dit-elle, personne ne saura rien de ces choses, je n’ai rien dit de tout cela à Mlle Hélier, et elle n’en saura rien… Seulement il faut la rappeler auprès des enfants… c’est la volonté du mort !… Vous avez vu avec quelle prudence j’ai parlé aux journalistes… le mort ne veut pas que l’on sache !… à cause des enfants !… André nous fera connaître bientôt ses dernières volontés… car il a assez souffert, même depuis sa mort, et il va bientôt être délivré de la terre où son fantôme était resté enchaîné… et moi, alors, je ne le verrai plus !… ici-bas, du moins !… Madame, allez-vous-en !… je vous ferai savoir ce qu’il m’aura dit… je l’attends, cette nuit… songez que je ne l’ai pas vu depuis six jours !… et certainement s’il apprend que vous êtes là, il ne viendra pas !… Fanny la regardait ! Ah ! si elle avait osé, comme elle aurait noué ses mains crispées autour de ce cou fragile ! Elle n’aurait pas eu beaucoup à appuyer… le dernier souffle s’en serait échappé… un pauvre soupir… et tout eût été fini !… et jamais plus cette petite bouche pâle n’aurait laissé passer les paroles terribles… Ah ! ce qu’elles avaient dû se monter encore leurs pauvres têtes, Mlle Hélier et elle !… ce qu’elles avaient imaginé !… et comme Fanny aurait ri de tout cela si justement ce qu’elles avaient imaginé n’avait pas été vrai !… Mme de la Bossière tamponna ses belles paupières meurtries de son fin mouchoir de batiste… – Ma pauvre Marthe, vous me faites de la peine !… une peine ! Vous voilà plus malade que jamais !… je reviendrai vous voir demain !… – C’est inutile !… Je ne veux pas que vous veniez… Je ne veux plus vous voir, à moins que ce ne soit absolument nécessaire et que le mort me l’ordonne !… Du reste, je sens que vous me détestez !… Et moi, je vous hais, ce qui n’est guère chrétien, mais je ne puis pas oublier, n’est-ce pas, que Jacques a tué André à cause de vous !… Ne le niez pas !… Il me l’a dit… vous vouliez devenir châtelaine de la Roseraie… – C’est vous qui vouliez le devenir ! éclata Fanny, et c’est parce que vous ne l’êtes pas que vous êtes devenue folle ! Elle se retourna pour juger de l’effet produit par sa sortie, mais elle se trouva en face d’une figure lointaine, aux yeux sans regard extérieur… – André sait bien que je n’ai jamais pensé qu’à lui, disait cette voix de rêve… Et, en vérité, disant cela, elle semblait voir André… et encore la voix revêtit un accent d’une douceur et, en même temps, d’une douleur infimes pour ajouter cette phrase qui tomba sur Fanny comme la foudre… – Oh ! madame, pourquoi l’a-t-il tué au rond-point de la Fresnaie !…
Jacques après avoir glissé son fusil tout chargé par la porte entrebâillée du placard referma celui-ci à clef et mit la clef dans sa poche. De cette façon, il était à peu près sûr qu’on ne viendrait pas lui voler son fusil et il savait où le prendre, si, par hasard, il en avait besoin. Au surplus, depuis quelque temps, il fermait, autant que possible, les portes derrière lui et ses poches étaient pleines de clefs. C’était plus prudent, pensait-il, dans l’état d’esprit où il se trouvait et cela l’aidait à ne point se laisser envahir par la peur, dès que le soir survenait. Il se tenait sur ses gardes, c’est-à-dire qu’il avait averti ses sens de ne point s’émouvoir à propos d’une chaise qui tombe ou d’un rideau qui remue. Les soins et les raisonnements terre à terre de ce brave praticien de Juvisy lui avaient fait grand bien, et s’il n’était pas encore tout à fait persuadé qu’il n’avait pas été mort ! du moins il tendait à croire qu’en effet son cas n’avait pas été aussi exceptionnel que l’avaient prétendu Jaloux et Moutier et qu’il se pouvait fort bien qu’il fût simplement revenu des limites de la vie avec le souvenir d’un vilain cauchemar. Cependant, il est toujours bon de prendre ses précautions, et puisqu’il avait retrouvé l’équilibre de ses facultés, il en profitait pour ne rien négliger de ce qui pouvait lui rendre la sérénité de l’âme qui lui faisait encore défaut. Par exemple, il se gardait dans le cas où les fantômes qu’il avait si bien vus dans l’état de mort lui apparaîtraient de nouveau dans la vie pour lui prouver qu’ils n’étaient point de vaines images. Et surtout, il avait réussi à se garder contre un fantôme, celui qui le tracassait par-dessus tout ! Ah ! celui-là, il y pensait sans cesse, même quand il ne le sentait pas en train de rôder autour de lui… Mais il l’avait bien attrapé, ma foi oui, il l’avait bien attrapé !… Un soir, c’était… mon Dieu ! il y avait six jours de cela… c’était la première fois qu’il se levait depuis le terrible accident… Le docteur de Juvisy avait déclaré que tout allait pour le mieux et que Jacques pouvait maintenant compter vivre jusqu’à cent ans ! (Cent ans de vie, il avait dit cela sérieusement, le docteur, mais il avait mis à cela une condition, c’est que Jacques chasserait les fantômes de son cerveau, sans quoi les fantômes le reprendraient et l’entraîneraient d’une façon définitive, cette fois dans la mort, dans la vraie mort d’où l’on ne revient jamais !… Aussi Jacques avait-il promis d’être bien sage, et de ne plus se faire d’idées !) Donc, ce soir-là, il y avait six jours de cela, on l’avait roulé dans un fauteuil, car il se sentait encore bien faible, jusque dans la petite pièce qui servait de penderie à Fanny. Et l’on ne s’était plus occupé de lui, car on procédait hâtivement au nettoyage de la chambre. Cette pièce était justement celle qu’il fallait traverser pour aller chez les enfants, et c’était dans cette pièce-là que s’était passé l’« accident » ! C’était dans le tiroir de la table qu’il avait cherché le revolver, le soir de l’accident où son cerveau avait été si singulièrement troublé par certain bruit de chaîne. En revoyant la pièce, en revoyant la table, Jacques, naturellement, s’était rappelé ce qu’il s’était imaginé au moment de l’accident… Le fantôme se dressant tout à coup devant lui avec le revolver et tirant sur lui !… Pourquoi s’était-il imaginé cela alors que l’événement s’expliquait si simplement par l’accident ! Pourquoi toujours faire intervenir ce fantôme ?… Eh ! par Dieu ! se mit-il à penser, parce qu’il l’avait vu !… de ses yeux, vu !… Une hallucination ?… Peut-être !… Certes, il était trop raisonnable, maintenant qu’il recevait des soins de ce brave médecin de Juvisy, pour faire de la peine à celui-ci et ne point admettre qu’il avait été victime, en effet, d’une hallucination !… Mais tout de même, encore une fois, ces hallucinations étaient aussi terribles que la réalité !… Et puisque ces hallucinations vous tuaient par-dessus le marché, Jacques s’était demandé ce que de vrais fantômes pourraient faire de plus !… Or dans le moment qu’il s’était demandé cela… il avait senti que le fantôme était revenu !… Certes ! il n’y avait pas à se tromper, le fantôme était derrière lui… presque penché sur son fauteuil… Jacques en apercevait la forme blême et floue dans la glace. Mais le fantôme s’imaginait évidemment que Jacques, qui n’avait pas fait un mouvement, ne le voyait pas !… C’était bien André, avec son insupportable blessure à la tempe !… … Ah ! dans un autre temps, comme Jacques aurait bondi ! Quel tapage il aurait fait !… Mais, « instruit par l’expérience » et ayant recouvré l’équilibre de ses facultés, il avait appris à mater sa peur et à se raisonner… Ce fantôme n’était, après tout, peut-être qu’une hallucination ?… Voilà ce qu’il ne fallait pas oublier !… et c’est bien cette pensée si raisonnable qui donnait à Jacques la force de regarder le fantôme « sans en avoir l’air »… et de ruser avec lui !… Car Jacques était bien décidé, cette fois, à s’en débarrasser… Fantôme ou hallucination, il allait tout simplement tenter de l’enfermer à jamais entre ces quatre murs !… André, toujours appuyé au dossier du fauteuil, ne bougeait pas et Jacques ne remuait pas plus que lui… Jacques faisait semblant de lire un journal qui était sur ses genoux… Une simple bougie sur la table éclairait doucement cette scène muette… Et Jacques calculait que, derrière le fantôme, la porte conduisant à la chambre que l’on était en train de nettoyer était fermée ; la clef était restée dans la serrure, mais de l’autre côté, du côté de la chambre… son premier soin, une fois dehors, serait donc d’aller donner un double tour à cette clef-là !… Ce qu’il fallait, c’était sortir si vite par la porte conduisant à l’appartement des enfants que le fantôme, surpris, n’eût point le temps de faire un mouvement…