– C’est bien, nous allons nous en aller. Mais je le regrette, fit Jaloux, pensif, car cela devenait intéressant… – Croyez-vous ?… croyez-vous qu’il ait réellement vu tout ce qu’il nous raconte ?… – Mais, mon cher, cela correspond assez avec notre système… – C’est bien ce dont je me méfie… – Enfin, bougonna Jaloux, vous ne croyez pas que cet homme qui revient de la mort invente pour notre plaisir… – Oh ! il n’invente pas !… Il se souvient… – De ce qu’il a vu pendant qu’il était mort !… – Non, de ce qu’il peut avoir lu avant sa mort !… Jaloux sursauta. – Avec votre système à vous, s’écria-t-il, nous n’avancerons jamais d’un pas !… – Eh ! mon cher, le doute est scientifique… et croyez-moi, nous ne paraîtrons vraiment forts qu’en ne cachant à personne que nous nous défions de nous-mêmes et des autres… mais tout de même, même en doutant, et en ne dissimulant pas notre doute, nous avons là de quoi faire avec l’opération et ce que ce mort nous a raconté un fameux fascicule pour La Médecine astrale. – Et une belle conférence, ajouta Jaloux… Partons donc, mais nous ne pouvons laisser ces gens sans soins. – Je réponds de Jacques, dit Moutier, mais nous passerons par Juvisy et nous lui enverrons un docteur de ma connaissance. Voici le petit jour, faisons nos valises. Avant de partir, ils laissèrent une lettre pour Mme de la Bossière, dans laquelle ils prenaient fort dignement congé. En somme, s’ils n’avaient pas été là, M. de la Bossière serait encore mort !… Fanny avait fait donner des ordres au chauffeur pour qu’il se mît à la disposition de ces messieurs, dès la première heure du jour. Comme l’auto descendait sur Juvisy et qu’ils arrivaient près de la rive, non loin de la petite maison du bord de l’eau, Moutier ordonna l’arrêt. Il venait d’apercevoir, au coin du petit bois de trembles, la silhouette falote de Marthe Saint-Firmin. Elle se tenait là comme si elle l’attendait, comme si elle était sûre qu’elle le verrait passer. – Qui est-ce ? demanda Jaloux. – C’est cette Marthe dont je vous ai parlé, vous savez, la Marthe au fantôme… Descendez !… Ils s’en furent tous deux vers elle. Elle les salua de la tête et leur dit sans émotion apparente : – Alors, c’est vrai que vous avez réussi à le faire revivre ? Je n’ai pas vu André depuis… je voudrais bien avoir des nouvelles !… Les deux hommes se regardèrent. – C’est vrai, dit le Dr Moutier, que nous avons été assez heureux pour sauver M. de la Bossière mais comment savez-vous que nous, l’avons fait revivre ? – C’est André qui me l’a dit… – Vous avez donc revu votre « apparition » ? – Oui, quelques minutes après l’accident auquel André a assisté ! Il m’a dit que vous et le professeur Jaloux essayiez de faire revivre le mort. – Vous êtes sûre que c’est André qui vous a dit cela ? Demanda avec une grande douceur le Dr Moutier. Vous savez ce que je vous ai dit, mon enfant, dans votre état, il faut vous méfier de vos yeux et de vos oreilles !… Je croirai plutôt moi que le bruit de l’opération est venu jusqu’à vous par… mon Dieu… par les domestiques qui ont certainement jasé… votre vieille servante en a peut-être entendu parler… – Je ne parle plus à ma vieille servante… je ne parle plus à mon mari… je ne parle plus qu’à André, quand André le veut bien… Il m’a tout dit de ce qu’il a vu et entendu… et il est venu me voir parce qu’il savait que je l’attendais… il m’a dit : « Le Dr Moutier a dit tout bas au Dr Jaloux : Si je réussis l’opération en dix minutes il y aura du bon !… » Est-ce vrai, oui ou non ?… Et comme ils la regardaient complètement médusés, elle leur tourna tranquillement le dos et à pas lents rentra dans la petite maison du bord de l’eau. Ce jeudi-là (les conférences du professeur Jaloux avaient lieu tous les jeudis), la petite rue qui conduit au porche majestueux de l’École des sciences politiques et sociales fut envahie de bonne heure par toute une b***e de carabins qui ne cessèrent de se renvoyer les lazzis les plus grossiers relatifs à la théorie probable de la suggestion des morts et aux conférences philosophiques et expérimentales sur la médecine de l’âme. L’âme, ils n’y croyaient pas, disaient-ils… pas plus, du reste, qu’ils ne croyaient à l’histoire de ressuscité du Dr Moutier. Pour eux, le bonhomme dont il était question était encore vivant quand on l’avait opéré. L’examen du cœur au stéthoscope ne leur suffisait pas. Il n’y a qu’une chose qui puisse nous prouver réellement qu’un homme est mort, disaient-ils, c’est la rigidité cadavérique !… Eh bien ! cette rigidité n’a pas été constatée !… Bien mieux, elle ne pouvait pas l’être !… Elle ne le pouvait pas, par la raison bien simple que l’opération ne pouvait réussir que si elle était faite sur un corps encore chaud !… En somme, avec l’opération de Moutier, concluaient-ils au milieu des rires et des cris d’animaux, on ne peut ressusciter les morts que lorsqu’ils sont encore vivants !… » Les mauvaises dispositions des étudiants à l’égard du conférencier mondain n’étaient point nouvelles. Aussi, dans la crainte d’une manifestation plus tapageuse qu’à l’ordinaire, la belle Mme de Bythinie, l’égérie du professeur Jaloux, avait-elle pris ses précautions. C’était elle qui était allée trouver le directeur-administrateur de l’École et avait obtenu que pendant la conférence le porche de l’entrée ne fût pas ouvert. Les élèves sérieuses, les « Jalouses », seraient averties, et pénétreraient dans l’établissement et dans la salle par un chemin inaccoutumé. De même, Mme de Bythinie avait prévenu quelques rares journalistes qui étaient de ses amis, chroniqueurs de salon, bonzes importants de la presse bien-pensante. Quant aux petits reporters, ils restèrent avec les carabins à se morfondre dans la rue jusqu’au moment où ils s’aperçurent qu’ils étaient joués puisqu’ils ne voyaient apparaître aucune de ces belles madames à panaches, aucun de ces équipages, aucune de ces livrées qui étaient là ordinairement bien avant l’ouverture de la conférence du professeur à la mode. Les carabins se dispersèrent dans les brasseries ou s’en allèrent au cours, mais les reporters cherchèrent le moyen d’entrer malgré tout, et ils le trouvèrent, naturellement. Quand ils furent parvenus à forcer la porte de la haute tribune, le professeur Jaloux prononçait ces phrases mémorables qu’ils n’eurent garde d’interrompre : – Mesdames, messieurs, vous comprenez que le docteur Moutier et moi n’avons pas attendu les objections que nous lisons depuis quelques jours dans quelques feuilles scientifiques pour nous les faire à nous-mêmes ? On nous dit que la rigidité cadavérique, la décomposition sont des preuves absolues de la mort et nous ne faisons aucune difficulté d’avouer que ces preuves nous font, dans la circonstance, défaut. Mais en avons-nous réellement besoin ? Je dirai non !… non, avec le Dr Tuffier et avec tous ceux qui pensent qu’un homme dont le cœur ne bat plus, dont le sang depuis un quart d’heure ne circule plus, est mort !… La décomposition, la rigidité cadavérique sont, en elles-mêmes, moins des preuves que des conséquences de la mort qui les a précédées. Mesdames, messieurs, le stéthoscope en main, nous avons constaté la mort de cet homme et voilà celui qui l’a fait revivre ! Disant ces mots, le professeur Jaloux, avec un de ces gestes plein d’autorité et de grâce dont il avait le secret, désigna, à sa droite, le brave Dr Moutier qui, écarlate et modeste, baissait les yeux. Aussitôt, les Jalouses, comme si elles n’avaient attendu que ce signal, faisaient un triomphe au rédacteur en chef de La Médecine astrale, criaient : « Bravo ! bravo ! » à tue-tête, agitaient leurs aigrettes, secouaient leurs panaches et tapaient l’une contre l’autre leurs petites mains gantées et frénétiques. – Mesdames, messieurs, continuait Jaloux en remuant, le petit doigt en l’air, sa cuiller dans le verre d’eau sucrée, un sentiment d’humanité dont nous n’avons pu nous départir ne nous a peut-être point permis de tirer d’un tel événement tout l’enseignement expérimental qu’il comporte. Cet homme était allé chez les morts ; qu’y avait-il vu ? Pour le savoir, il nous fallait l’interroger. Mais l’état manifeste d’épouvante dans lequel il se trouvait au retour d’un pareil voyage, et la faiblesse d’un organe dont la lésion récente encore n’avait pu entièrement se cicatriser, nous ordonnaient d’être prudents. « Ce n’est qu’au bout de quelques jours que nous avons pu recueillir un témoignage d’outre-tombe qui nous a, mon confrère et moi, bouleversés. « Sans doute, mesdames, messieurs, devons-nous, dans une circonstance aussi exceptionnelle, faire toutes nos réserves, sans doute devons-nous être les premiers, à nous garder, si j’ose dire, scientifiquement, contre les conclusions trop hâtives d’une expérience qui nous émeut d’autant plus qu’elle semble corroborer d’une façon définitive des théories basées en partie sur l’hypothèse. « Tout de même, quand on saura que le sujet était le plus sceptique des hommes du monde, en même temps qu’un scientifique et qu’un « commercial » des plus pratiques et des plus terre à terre, se riant de nos préoccupations et de nos travaux, et nous traitant facilement de vieux toqués, et vous, mesdames, de jeunes folles, j’estime que notre devoir scientifique est de prendre en considération la transformation radicale de son individu moral au sortir de l’opération, et – pourquoi ne le dirions-nous pas puisque c’est notre ardente conviction – de la mort ? « Les premières paroles du ressuscité, retenues longtemps sur ses lèvres par la terreur même qu’il a à les prononcer et par l’effroi de la tombe, ses premières paroles, dis-je, ont été pour nous crier qu’il avait vu les morts ! À ces mots, un grand frisson parcourut toute la salle ; de petits cris d’effroi satisfait s’échappèrent de petites bouches. Une aussi importante nouvelle faisait se pâmer toutes ces dames. Tour à tour, elles se sentaient elles-mêmes mourir et renaître aux accents suaves et tout de même effrayants du divin Jaloux ! Avec lui, avec lui seul, elles eussent voulu visiter le ciel mais avec lui seul aussi elles consentaient à descendre en enfer. Suspendues à son verbe élégant et sacré, elles se promenaient dans le royaume des morts, en attendant l’heure des morts. – Oui, mesdames, continuait Jaloux (il ne disait même plus « et Messieurs » tant les messieurs qui sont toujours un peu frondeurs et se plaisent à faire les « esprits forts » l’intéressaient peu en un pareil jour de triomphe), oui, mesdames, les premières paroles de l’opéré ont été pour nous tracer une fresque tragique de la vallée qu’il habite et telle qu’elle lui est apparue dans la mort, avec ses vivants et avec ses morts ! Ceux-ci entourant ceux-là de leurs tourbillons invisibles, âmes impures condamnées à faire leur purgatoire parmi toutes ces choses qu’elles ont tant aimées et qui ne se souviennent même plus d’elles, esprits alourdis par les liens matériels d’une existence précédente entièrement consacrée à la chair, et incapables, par conséquent, de s’élever jusqu’aux sphères sublimes qui se balancent sous les pieds de la Beauté ! c’est-à-dire de la divinité !… … Jaloux, d’un coup d’œil, avait mesuré tout son succès. Avec quel geste d’archange, il emportait au septième ciel toutes ses belles proies soupirantes : « Les sphères qui se balancent sous les pieds de la Beauté !… » Ah ! ma chère !… – Oui, mesdames, voilà ce que le docteur Moutier et moi avons cru saisir dans la lamentation, la malédiction, le gémissement, l’évocation terrible issus de la bouche tourmentée d’un nouveau Lazare qui a vu et qui se souvient ! « Mais, chères disciples, de ce qu’il nous semble avoir enfin la preuve de la réalité d’un monde spirituel que nous avons osé décrire, nous, sans l’avoir vu, et dont nous avons osé mesurer l’influence dans notre théorie du Pressentiment, de l’Avertissement et de l’Entraînement,nous ne montrerons point un ridicule orgueil. Nous nous rappellerons que ce n’est point avec l’aide de notre raison seule que nous sommes arrivés à la conception du monde invisible, mais en tenant compte des expériences spirites de nos illustres prédécesseurs, et des confidences des esprits par le truchement du médium ! « Aujourd’hui, après ce qui vient de se passer et dont j’ai été le témoin stupéfait et enthousiaste, nul n’a plus le droit de traiter d’hallucinations et de truquages les visions scientifiques et photographiées d’un Crookes ! « Mesdames, messieurs, les morts vivent ! « Le docteur Moutier et moi, nous ne désespérons pas de vous faire entendre cette grande parole par notre mort lui-même dès qu’il sera devenu un peu plus calme, et, disons le mot, un peu plus traitable. La dernière fois que nous l’avons vu, en effet, il était comme enragé et nous vous assurons qu’il ne nous a marqué aucune reconnaissance du service que nous venions de lui rendre !… Mais c’est un homme du monde ; aussi je suis certain que le moment n’est pas loin ou il se rappellera ce qu’il doit à la science spirite en général, et à la chirurgie astrale du docteur Moutier en particulier ! Ici, l’orateur s’était arrêté pour permettre à l’auditoire de l’applaudir ; le gentil tumulte des petites mains gantées remplit à nouveau joyeusement la salle, cependant qu’une vieille demoiselle, que l’onécrasait littéralement dans un coin, protestait avec force, disant qu’elle n’était point venue là pour son plaisir et demandait la parole. Les Jalouses, outrées d’une pareille prétention, et lui criant que la conférence n’était point contradictoire, voulaient la jeter à la porte, mais la vieille demoiselle se défendait avec acharnement. Le professeur à la mode finit par s’émouvoir d’une agitation aussi insolite et le Dr Moutier demanda très haut, sur le ton le plus sévère : – Qu’est-ce qu’il y a ?… De quoi s’agit-il ? Alors, on entendit la voix aiguë, frêle et désespérée de la vieille demoiselle que l’on écrasait dans un coin : – C’est moi, docteur !… Moi, mademoiselle Hélier !… J’arrive de la Roseraie !… J’ai vu Mme Saint-Firmin… Le mort est encore revenu !… – Taisez-vous !… On vous dit de vous taire !… – Non ! non ! je ne peux plus me taire ! Le mort a parlé ! Il a été assassiné !… – Qu’on me jette à la porte cette vieille folle !… ordonna, exaspéré, l’excellent Dr Moutier. S’il ne s’était retenu, il se fût jeté sur elle et l’eût étranglée !… Il ne manquait plus que cette imbécile avec ses histoires de revenants et de tables tournantes, pour jeter le discrédit et le ridicule sur une opération chirurgicale qu’il avait déjà tant de mal à défendre contre les audacieuses fantaisies du professeur Jaloux lui-même. Car le Dr Moutier n’était qu’à moitié satisfait de la façon dont son collègue avait traité cette affaire. Il avait dit au professeur : « Je vous en supplie, parlez par hypothèses, n’affirmez rien !… Le fait de l’opération en lui-même est assez intéressant pour que vous ne soyez pas tenté d’en tirer vous-même d’inquiétantes conclusions spirites. Ceux qui croient au spiritisme en tireront ces conclusions tout seuls, et ceux qui n’y croient pas encore seront amenés à y croire, ou tout au moins à réfléchir !… » Or, il n’avait pu empêcher Jaloux de profiter d’une pareille occasion pour faire le joli cœur avec son royaume des morts ! Enfin, heureusement que Jaloux n’avait pas fait intervenir là-dedans, comme il y était décidé tout d’abord, le fantôme qui avait assisté à l’opération et qui était venu la raconter à la dame du bord de l’eau !… Ah ! du coup, il n’aurait plus manqué que ça !… C’est que Jaloux y croyait dur comme fer, lui, à ce fantôme-là !… Songez donc !… le fantôme avait répété à la petite dame une phrase que le Dr Moutier avait prononcée à l’oreille de Jaloux et que Jaloux aurait été seul à entendre !… Qu’estce qu’il en savait, lui, Jaloux, qu’il avait été le seul a l’entendre, cette phrase-là !… Est-ce que Mme de la Bossière qui était là n’avait pas pu l’entendre, elle aussi, et la répéter !… Et les domestiques ? est-ce qu’ils ne sont pas faits pour écouter derrière les portes ?… Ah ! ce Jaloux, un orateur, oui !… ça, c’était un orateur, mais un homme de science, jamais de la vie !… Moutier ne fut tranquille que lorsqu’il fut sûr que cette grande bringue d’Hélier avait été expulsée et qu’il n’avait plus à craindre la publicité de ses contes fantastiques. Il n’avait pas remarqué qu’en même temps que la vieille demoiselle quittait la salle, un peu plus brusquement qu’elle ne l’eût désiré, la tribune du premier étage se vidait de tous ses reporters.