Chapitre 9

2834 Words
« Bref, tout s’écroulait autour de moi… et je conduisais la voiture à une allure vertigineuse comme si j’eusse voulu créer une catastrophe qui, celle-là, eût tout terminé. « Une haine soudaine, terrible, montait en moi contre cet homme qui ne se doutait point du désespoir où son irrésolution m’avait réduit… « – Mais tu vas nous tuer ! s’écria-t-il tout à coup, en s’apercevant enfin de la marche insensée de la voiture, et il me mit la main sur le bras, car un tronc d’arbre encombrait le chemin. Pour l’éviter, je donnai un coup brusque au volant. Nous fîmes une embardée effrayante ; je rétablis cependant l’équilibre mais, au même instant, un pneu crevait. « Il jura et nous nous mîmes hâtivement à la besogne. Quand je me relevai, André était encore à genoux sur la route, la tête penchée sur l’essieu, considérant de près la roue amovible. J’avais à la main, moi, la lourde manivelle dont on se sert dans ces occasions. « Que s’est-il passé en moi ?… Je pensais à vous… Je ne pensais pas à tuer cet homme… du moins je n’y pensais pas une seconde auparavant… Ce fut plus fort que moi. Je frappai à la tempe, un coup terrible. « Vous entendez ? À la tempe !… et vous pouvez mesurer l’émotion dont je fus saisis en entendant, l’autre soir, cette folle de Marthe parler de la blessure à la tempe de son fantôme !… Une blessure qui saignait toujours depuis cinq ans !… C’est ce qui me rassura et je songeai avec sang-froid que dans toutes les histoires d’imagination, dans les contes populaires comme certainement dans la propre imagination de cette malheureuse, les assassinés apparaissent plus facilement frappés à la tempe !… C’est la blessure classique, surtout si elle doit continuer à saigner pendant des années sur la figure d’un fantôme, d’un fantôme… qui traîne derrière lui, en marchant, un bruit de chaînes… Cette Marthe, cette Marthe, avec toutes ses stupidités, ne saura jamais, il faut l’espérer, comme elle a fait bondir mon cœur !… et puis l’histoire de l’automobile !… Ah ! celle-là !… Vous me pardonnerez, maintenant, Fanny, d’avoir dépareillé le service de Bohême ? Alors, carrément, j’ai cru qu’elle me soupçonnait ! que c’était pour moi qu’elle parlait, et carrément, j’en ai pris mon parti, j’ai été assez brave pour dire ce que j’en pensais au docteur… qui, depuis… m’a rassuré… Marthe croit a l’assassinat d’André par son mari !… Ça me soulage, certes ! mais entre nous, je préférerais qu’elle ne crût pas à l’assassinat du tout ! car ces affreux, entendez-vous, Fanny !… d’entendre tout le temps parler de l’assassinat d’un homme que l’on a tué ! Et pourtant je ne suis point pusillanime !… si peu pusillanime, vous allez voir !… Donc, j’avais tué mon frère… je voyais son corps étendu à mes pieds sur la route. Le sang coulait de sa blessure, j’avais horreur de ce que j’avais fait. « Mais c’était fait ! et maintenant il fallait que ce fût bien fait ! Vous avez pu juger plusieurs fois que je suis un homme de décision. J’eus le courage de constater froidement, l’oreille sur la poitrine, que mon frère était bien mort. « Qu’est-ce que j’allais faire du cadavre ?… Où allais-je le transporter ?… D’abord, je le tirai dans un taillis près de l’auto ; ainsi, il était caché de ceux qui pourraient passer, dans l’instant sur la route. Il fallait faire vite !… J’eus l’idée de le porter dans l’auto et d’aller le jeter, fortement lesté, pour qu’il ne remontât pas, en Seine… « Dans ce but, je lui bandai fortement le front avec un mouchoir, à cause du sang, et rabaissai la casquette sur la blessure. En somme, le crâne fracassé laisserait échapper peu de sang, mais, vous comprenez, j’avais peur des taches ! « Ceci fait, je le tirai jusqu’à l’auto. Où le mettre ?… Tout à coup, l’idée de la malle surgit en moi, comme une flamme. « Il y avait là une malle qui, logiquement, devait disparaître avec son propriétaire. Eh bien ! il fallait mettre le cadavre dans la malle et faire disparaître la malle. « La malle était fermée à clef. Je fouillai André, lui pris ses clefs, et j’ouvris la malle. Celle-ci était pleine. Je la vidai à moitié de ses vêtements et de son linge que je portai à l’intérieur de l’auto et sur lesquels je jetai une couverture. J’introduisis le corps dans la malle avec une adresse et une force dont je me serais cru incapable. « Je voulais profiter des derniers voiles de la matinée, des brumes qui, heureusement, enveloppaient ma sinistre besogne. Quand je l’eus caché dans la malle, je rabattis le couvercle et refermai la malle à clef pour toujours !… « Puis je rabattis la bâche sur le tout !… Après quoi, j’examinai minutieusement mes vêtements et l’auto et fis disparaître quelques traces de sang qui se trouvaient sur la manivelle… et je repris ma place au volant. « J’étais déjà plus tranquille, plus calme !… J’avais du temps pour songer à ce que j’allais faire du cadavre !… car déjà j’avais repoussé l’idée du plongeon en Seine comme devant donner un résultat trop aléatoire… « Il fallait enfouir cette malle dans un endroit où personne n’irait chercher !… et tout à coup, j’ai pensé à ma cave dans laquelle personne ne descendait jamais, que moi !… « Dès lors, tout m’apparut avec une simplicité triomphante… J’arriverais avec l’auto. Si le chauffeur était au garage, je le prierais d’aller me faire une course urgente, je m’occuperais seul de la voiture, je monterais rapidement chercher la clef de la cave et je redescendrais au garage ; je tirerais la malle à moi et la traînerais jusque dans la cave ainsi que les effets supplémentaires. Là, garé de toute surprise, j’avais tout loisir de venir enterrer mon mort et son linge aux heures que je jugerais les plus propices. « Quand cette imagination que je réalisai ensuite exactement se fut déroulée dans tous ses détails dans mon cerveau en feu, je devins calme… extrêmement calme comme un instant auparavant j’avais été accablé par l’horreur de mon crime !… « C’était fini !… André était parti !… Et il ne reviendrait plus !… Et toi !… toi !… toi !… car c’est pour toi… Fanny… pour toi… alors, pourquoi ne me réponds-tu pas ?… Pourquoi restes-tu dans ton coin d’ombre comme une pierre ?… Tu sais tout !… Parle-moi !… Récompense-moi !… J’en ai besoin, tu sais !… car je te jure !… je te jure qu’il y a des jours où il me faut chasser le souvenir à grands coups de joie, ou à coups de travail, comme on chasse une bête dangereuse à coups de fouet pour n’en être pas dévoré !… – Cela s’appelle le remords, mon ami !… Elle était devant lui et lui tendait ses lèvres. Il l’embrassa à l’étouffer. Elle demandait grâce. – Prenez garde ! Prenez garde ! darling !… Vous me dévorez comme le remords ! Je vous aimerais encore un peu plus, oui, vraiment, encore un peu plus, si vous aviez moins de remords !… Mais allons-nous-en !… Sauvons-nous, mon ami !… loin de cette maison, de cet appartement… Avezvous vu dans le garage l’horrible chose !… horrible, en vérité !… – Quoi donc ? demanda-t-il stupéfait… – Je veux parler, vous savez bien, darling, de ce mobilier de salle à manger en noyer ciré… Le lendemain, vers la fin de l’après-midi, M. et Mme de la Bossière s’en furent vers la petite maison du bord de l’eau. Fanny avait promis une visite à Marthe et Jacques avait jugé charitable et peut-être utile d’accompagner sa femme. Certes, il se fût très bien passé des imaginations de la malade, mais du moment qu’elles visaient catégoriquement le vieux Saint-Firmin, il n’eût guère été politique de les négliger. Depuis le matin il tombait une petite pluie fine qui avait fini par cacher tout à fait le soleil. L’automne avait pâli les feuillages des bouleaux qui, dévalant la forêt, venaient presque jusqu’à la lisière du fleuve faire une ceinture d’argent à « la petite maison du bord de l’eau » ! Le tout était assez mélancolique, particulièrement quand on arrivait par la berge, car il y avait là, au coin de la villa, devant le chemin de halage, tout un petit bocage de trembles de haute futaie. Jacques dit qu’il n’aimait point le tremble parce que c’était un arbre triste, toujours grelottant au moindre souffle et balançant ses hautes feuilles rondes comme dans une éternelle lamentation. Fanny s’étonna que son mari eût de pareilles pensées sur les arbres ; elle ne l’eût jamais cru aussi poétiquement impressionnable. Elle garda cette réflexion pour elle, cependant. Elle découvrait son mari depuis vingt-quatre heures. Jusqu’alors, elle ne le connaissait pas. Ils étaient venus à pied, malgré la bruine, ayant revêtu caoutchoucs et pèlerines dans le désir d’une promenade à deux à travers champs. Depuis la veille, ils ne se quittaient point. Il ne leur fallut pas plus de vingt minutes pour arriver à la villa. C’était une petite maison carrée à deux étages, aux murs pâles et nus, aux fenêtres presque toujours closes de volets gris. Un toit d’ardoises. Pas de corniches, pas de balcons, pas d’ornements. Un haut mur entourait un jardin qui prolongeait la propriété jusqu’au chemin de halage sur lequel pouvait ouvrir une petite porte que l’on voyait toujours fermée. De ce côté, les piliers vermoulus et le toit pointu d’un kiosque vétuste dépassaient le mur. Jacques sonna à la porte de la maison. Une vieille servante vint leur ouvrir, et les reconnaissant, leur dit : – Madame sera bienheureuse de voir Monsieur et Madame. – Elle n’est point malade ? demanda Fanny. – On peut dire qu’elle est fatiguée, et cependant elle ne remue guère ! fit la servante, après les avoir débarrassés de leurs caoutchoucs et en les introduisant dans un salon qui sentait le renfermé. Ils s’assirent. Il y avait là du velours d’Utrecht comme il devait y avoir du reps dans les chambres. Devant chaque fauteuil, un petit coussin rouge en forme de galette attendait les pieds des dames en visite. Sur la cheminée, sous trois globes, une pendule de marbre noir et deux chandeliers d’argent. Sur la pendule, un motif en bronze représentant un guerrier romain. De petits ronds de dentelles sur les meubles. Dans une vitrine, une grande quantité d’objets d’ivoire et d’écaille et un œuf d’autruche. – Ce qu’on doit s’amuser ici ! fit Jacques entre ses dents. – Surtout, répliqua Fanny, quand on a rêvé de devenir châtelaine de la Roseraie !… – C’est vrai, murmura Jacques… Il n’en faut pas davantage pour troubler la plus solide cervelle… Ils se turent, car ils entendaient le frôlement d’une robe dans le corridor et la porte s’ouvrit. C’était Marthe. Elle était de plus en plus spectrale avec son peignoir blanc qui flottait autour de ses membres grêles, et sa figure de cire et ses grands yeux noirs qui brillaient d’un feu de plus en plus inquiétant. Vivement, elle leur tendit ses deux mains : – Oh ! que je suis contente !… contente de vous voir… Si vous n’étiez pas venus, je n’aurais pas pu attendre à demain pour venir chez vous !… Je me serais encore échappée, car vous êtes des amis, n’est-ce pas ?… Le Dr Moutier me l’a dit… et puis, monsieur Jacques, il faut… chut !… attendez !… Elle alla écouter près de la porte… puis revint près d’eux, un doigt sur ses lèvres exsangues… – Méfions-nous !… Méfions-nous de la vieille servante… Mais je pourrai maintenant toujours sortir quand je voudrai… car j’ai découvert ce matin que la clef du cellier ouvrait la serrure de la petite porte du jardin… Comme cela, je ne serai pas obligée de rester dans le kiosque la nuit, perdant mon temps à lui tendre les bras, quand il vient… vous comprenez, j’irai le rejoindre… et il pourra me serrer dans ses bras et peut-être m’emporter avec lui, chez les morts !… Je voudrais tant être morte maintenant qu’il est mort… Oh ! j’espère bien que je n’en ai plus pour longtemps… Je vous disais donc, monsieur Jacques, et certainement madame de la Bossière sera de mon avis : « Il faut que vous vengiez votre frère ! » « L’assassin de votre frère ne peut pas continuer ainsi à se promener parmi les hommes sans que vous vous en occupiez un peu. Songez que je déjeune, que je dîne tous les jours avec lui, moi !… Je ne suis soutenue que par l’espoir, la certitude d’arriver à le confondre… C’est la prière que j’adresse à Dieu tous les soirs… et, la nuit, Dieu m’envoie André pour me donner les renseignements nécessaires… des renseignements, monsieur Jacques, qui feront que nous saurons tout… tout… et cela bientôt… Déjà, cette nuit, il est revenu… chut !… j’entends la vieille servante qui rôde dans le corridor… Il faut se méfier de la vieille servante… elle est peut-être complice… tout est possible… Elle écoute aux portes ! Elle alla entrouvrir la porte et dit tout haut avec une affectation de civilité qu’elle croyait naturelle : – La pluie a cessé !… Venez donc faire un tour. Sur le seuil du jardin, ils rencontrèrent la vieille servante qui avait une bonne figure. Cette Nathalie avait servi la première femme de M. Saint-Firmin et n’avait jamais martyrisé la seconde. Elle paraissait tout à fait insignifiante et surtout préoccupée de sa lessive qu’elle achevait dans le cellier. Cependant, elle connaissait « son monde », car elle demanda si « ces messieurs et dames » voulaient qu’elle leur servît quelque chose. – Rien ! Rien !… s’écria vivement Marthe… N’acceptez rien !… Les biscuits sont moisis ! Ah ! vous ne direz pas, Nathalie, que les biscuits ne sont pas moisis !… Nathalie, derrière elle, haussa les épaules avec douleur et pitié et se frappa le front en murmurant : – La pauvre dame !… La pauvre dame ! Et Marthe entraînait les autres dans le jardin. – Sans compter, continua-t-elle, qu’ils peuvent être empoisonnés… Est-ce qu’on sait jamais ?… Moi, j’en mange, je mange de tout ce qu’il m’offre dans l’espoir de mourir, n’est-ce pas ?… Mais vous, ça n’est pas la même chose… Ils la suivaient. Elle avait mis ses petits pieds dans de grosses galoches et ils s’en furent ainsi tous trois, par l’allée du milieu, bordée de buis, d’arbres fruitiers si vieux que l’écorce blanche en tombait toute seule. Dieu ! que ce jardin était triste !… La pluie avait cessé, mais de toutes ces pauvres branches tordues et de ses dernières feuilles, le jardin pleurait goutte à goutte sa jeunesse à jamais enfuie et que personne n’avait songé à renouveler. Marthe avait jeté un fichu sur ses épaules, et s’en enveloppait frileusement, en attendant que les deux visiteurs l’eussent rejointe. M. et Mme de la Bossière comprirent bientôt où elle les conduisait. Ils apercevaient à l’extrémité d’une double rangée de tilleuls, sur la gauche, le fameux kiosque où Marthe venait passer une partie de ses nuits. C’était une petite boîte rustique, toute moussue, et dont le toit pointu avait d’épaisses garnitures de lierre relevé en panache comme un chapeau démodé. Les marches par lesquelles on accédait à la plate-forme étaient moisies, s’effritaient de vieillesse et d’humidité. Une rampe de bois vermoulue qui fléchissait sous la main bordait l’escalier. Marthe semblait impatiente. Quand ils furent tous trois dans le kiosque, elle dit tout de suite : – Nous serons bien là pour ce que j’ai à vous dire… on ne nous entendra pas et, de cet endroit, nous pourrons voir tout ce qui se passe… Tenez, ajouta-t-elle brusquement, en étendant le bras, c’est là qu’il vient !… Par-dessus le mur, on apercevait devant soi, dans le crépuscule humide qui jetait déjà son voile sur la pâle coulée du fleuve, un chétif bouquet de saules au pied duquel était attachée une vieille nacelle. Sur ce coin désolé de la rive pesait encore l’ombre proche et gémissante du petit bois de trembles. – Oh ! que c’est triste, ici ! ne peut s’empêcher de dire Mme de la Bossière. – Oui, mais si vous saviez comme c’est beau au clair de lune !… quand il vient flotter sur les eaux, comme Jésus… Il marche sur les eaux, je vous assure, et cela lui paraît si naturel… Il aborde au rivage… – Mais ma petite, il doit venir sur ce vieux bachot ! exprima Jacques, et le bruit des chaînes que vous entendez, c’est le bruit de la chaîne du bachot… quand il l’attache au pied des saules. – Mais laisse donc madame Saint-Firmin parler… Tu penses bien que si c’était aussi simple que ça, madame Saint-Firmin s’en serait déjà bien aperçue… – Vous avez absolument raison, madame… je ne suis ni aveugle, ni sourde, ni folle, quoi qu’en dise mon mari…
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD