Chapitre 7

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Elle se sauva… Elle aurait bien voulu poser d’autres questions, une autre, par exemple, mais elle sentait bien aussi qu’il ne fallait pas la poser !… D’abord, elle regrettait déjà ce qu’elle avait fait… se jugeait imprudente… son cœur battait dans sa poitrine à grands coups sourds… elle manquait d’air… elle baissa les deux glaces de la limousine qui la ramenait à toute allure à la Roseraie. Il lui semblait que Gordas s’était quelque peu étonné de ses questions. Elle se reprochait de n’avoir pas été assez naturelle… Cependant, quoi de plus naturel que de venir au magasin pour lui recommander ce paquet… et quoi de plus banal que cette remarque indifférente : « Comment ! les magasins n’ouvrent pas avant neuf heures ! » Vraiment, non, elle n’avait pas trop insisté. Là où elle aurait été impardonnable, évidemment, c’eût été si elle avait demandé : « Pardon, monsieur Gordas, vous ne vous rappelez pas si, il y a cinq ans, le matin même du départ de M. André, mon mari est venu prendre ici, dans son auto, un panier de manchons qu’une grande maison de Paris avait refusés à cause d’un défaut de confection… » D’autant plus impardonnable eût été Mme de la Bossière qu’elle n’ignore plus maintenant l’heure d’ouverture des magasins et qu’elle doit se souvenir que ce matin-là, à neuf heures, Jacques était déjà de retour à Héron, avec son auto !… avec son auto et le panier de manchons Héron… ou… ou… ou… avec… la malle… Ouf !… le flacon de sels… un peu d’énergie, chère belle madame, un peu d’énergie… Pourquoi ce jour-là Jacques lui a-t-il menti ?… Car elle vient d’apprendre qu’il lui a menti… elle n’en doute plus… bien qu’elle ne l’ait jamais positivement soupçonné de mensonge à son égard… jusqu’à… mon Dieu… jusqu’à hier… jusqu’à cette minute précise où Jacques a laissé tomber son verre, cependant que Mme Saint-Firmin prononçait ces mots : « André a été assassiné en automobile ! » Encore un peu de sels anglais sous les narines pincées et si pâles, si pâles de la belle Fanny aux cheveux rouges… Chose bizarre, ce bris de verre sur le parquet, qui avait réveillé sa mémoire au bout de cinq ans, lui avait rappelé le bris singulier d’une soucoupe cinq ans auparavant… C’était au dernier repas qu’ils avaient fait à Héron, après le départ d’André… Elle s’était alors souvenue qu’elle avait remarqué le matin, au retour de l’auto conduite par Jacques, le renflement de la bâche dont, au départ, on avait recouvert la malle d’André, à cause de la pluie fine qui tombait, et elle avait simplement demandé à Jacques : – Mais dites donc, est-ce qu’André n’aurait pas emporté sa malle ?… C’est là-dessus que Jacques, qui finissait, debout, sa tasse de café, avait laissé tomber la soucoupe. – Pourquoi me dis-tu ça ? avait-il fait, hostile, en ramassant les morceaux de la soucoupe… Et elle entendait encore la voix dont elle avait attribué la sonorité rauque et inattendue à la position anormale de Jacques penché sur le parquet… et quand elle avait dit ça, déjà il s’était relevé, et son calme reconquis, il disait : – Ce que tu as vu sous la bâche, c’était un panier de manchons… oui… Je suis revenu avec un panier de manchons que j’ai pris en passant rue de Rivoli. Ce sont des manchons refusés pour défaut de fabrication et que j’avais hâte d’examiner moi-même… C’était si simple et si normal qu’elle n’avait pas insisté… bien que… bien qu’elle eût juré, oh ! ma foi, oui… qu’elle eût juré qu’elle avait bien vu la malle… c’était absolument la forme, absolument… et même il lui avait semblé apercevoir, sous un pan de la bâche soulevé, le coin de cette malle aux clous de cuivre… mais après ce que venait de lui dire son Jacques… comment eût-elle douté de son erreur… Et maintenant !… Voilà que maintenant elle était sûre que Jacques lui avait menti ! André a été assassiné en automobile ! Oh ! la phrase flamboyante, lettres de feu à la lueur desquelles elle apercevait du même coup son mari penché sur les morceaux de la soucoupe qu’il vient de briser et sur ceux du verre qui vient de lui échapper, à cinq ans de distance !… Car Jacques n’est pas un maladroit !… il n’a cassé, en cinq ans, que cette soucoupe et que ce verre… En automobile, il l’aurait tué en automobile !… Est-ce qu’elle pensait vraiment cela ?… Est-ce qu’elle pouvait,enfin, le penser ? L’enquête n’avait-elle pas démontré que l’on avait vu les deux frères sur le quai de la gare d’Orsay et Jacques remonter seul, et repartir seul dans son auto ?… Elle avait si bien pensé cela, malgré tout… que, pour n’y plus penser, elle était venue chercher à Paris la preuve que Jacques avait bien, ce matinlà, rapporté le panier de manchons dont il lui avait parlé. Et voilà qu’elle ne rapportait d’autre preuve que celle qu’il lui avait menti… et que sans doute, sans doute, c’était bien la malle qu’il avait traînée derrière lui, à Héron… Du reste, l’enquête n’avait pas trouvé trace de la malle… mais n’en avait tiré aucune conclusion… car, au bout de trois mois, les employés ne pouvaient donner aucune indication précise sur les numéros de bulletins attribués à tel ou tel voyageur… Pourquoi avait-il rapporté la malle et qu’en avait-il fait ? « Voyons ! voyons ! voyons !… » Elle essayait de se calmer pour pouvoir mieux réfléchir, rappeler ses idées, ses souvenirs… Quand il était revenu, le chauffeur n’était pas là… le garage était vide… Jacques avait tout fait lui-même… Il était monté embrasser sa femme, s’était montré extrêmement tendre, presque exalté… ricanant un peu cyniquement de la douleur de cette séparation fraternelle qui l’avait creusé : « Un bon déjeuner, une bonne bouteille… » Comme il avait dit : « Une bonne bouteille ! » Elle en avait été elle-même étonnée… car Jacques n’attachait pas un prix exceptionnel aux bonnes bouteilles… Mais il avait déjà pris la clef de la cave… et était descendu lui-même… dans la cave dont l’escalier ouvre dans le garage !… – Oh ! cette année, j’espère être plus heureux avec Bobet Taf, déclara Jacques à M. de la Mérinière qui s’était laissé retenir à dîner au château, après une visite aux chenils, car il était grand amateur de coursing. Il élevait, aux environs, pour son compte et celui des autres. À peu près ruiné, le beau vieillard, pour vivre correctement, était obligé de mettre dans le commerce ses petits talents. – Nous avons été battus, l’an dernier, par White Havana, à M. Gabriele d’Annunzio, n’est-ce pas, monsieur ? demanda Fanny. – Tout l’honneur est pour lui ! répliqua la Mérinière. Vous ferez courir à Saint-Cloud ? – Vous pouvez y compter, répondit Jacques. J’aime le champ de courses de Saint-Cloud pour le coursing. Son sol, un peu gras et mou, est assez lourd pour les galops mais ne risque pas de blesser les pattes des chiens… Je suis de l’avis de Slip ! Fanny écoutait Jacques s’exprimer avec cette aimable nonchalance qui était l’un de ses charmes mondains. Il semblait n’attacher d’importance à quoi que ce fût. Elle ne l’avait vu vraiment « s’emballer » que contre les audacieuses prétentions du papa Moutier, expliquant, sans sourire, son système de « l’autre monde ». Et encore, parce qu’on avait mêlé à ces histoires-là, et d’une façon si bizarre, le nom d’André… Mais dame ! si Jacques avait assassiné son frère !… hypothèse à laquelle elle ne parvenait décidément point à songer avec sang-froid. – Les lièvres, l’an dernier, disait M. de la Mérinière, se sont montrés d’une vigueur étonnante. Pendant la seconde journée, ils ont fait des randonnées folles à travers les champs de courses et plusieurs chiens se sont trouvés sur le flanc et forcés. – D’où viennent ces lièvres ? interrogea Fanny, qui paraissait entièrement captivée par la conversation de M. de la Mérinière. – Mais, de Bohême, madame. À ce qu’il paraît qu’en France les lois interdisent les moyens de prendre les lièvres vivants !… Auriez-vous cru cela ? – En vérité ! « En vérité, pensait-elle, si quelqu’un n’a pas une figure d’assassin, c’est bien mon cher Jacques !… Ah ! la belle, bonne, franche et chevaleresque figure aux clairs yeux bleus qui regardent bien en face la chère aimée Fanny et lui sourient parce qu’ils la trouvent tout à fait belle avec sa robe de charmeuse rose et sa couronne de roses dans ses cheveux rouges… « Cette histoire de manchons, pense-t-elle, ou croit-elle penser dans l’instant, cette histoire de manchons ne prouve rien du tout. Jacques a pu être averti du retour de ces manchons et de leur dépôt chez les concierges. Il n’avait donc point, pour les prendre, besoin d’attendre l’ouverture du magasin… Quant à moi… qu’est-ce que j’ai cru voir ?… Un coin de la malle… parce que j’avais vu cette malle à cette même place… et que j’ai pu l’y croire encore !… » – Vous vous trompez, la Bossière, le prix de Malgenêt est réservé aux puppies…, faisait entendre M. de la Mérinière. – Parfaitement, approuva Fanny, l’an dernier c’est Forturies Wheel, puppy anglais, qui a battu Plaisantin au major Fontenoy. – Quelle mémoire ! chère amie, fit Jacques. « S’il m’a à ce point menti, si vraiment il a ramené la malle, et s’il a caché la malle, c’est qu’il savait déjà que son frère ne reviendrait plus jamais la lui demander. » – Oui, monsieur, demain, si vous voulez, une tournée de links, c’est entendu !… « En admettant qu’il se fût débarrassé d’André, la malle devait le gêner beaucoup… beaucoup… à moins… à moins qu’elle ne lui ait beaucoup servi, au contraire… Mais à cela, elle n’ose pas penser… ce serait trop horrible, trop… Voyez-vous que Jacques eût ramené son frère dans la malle !… Quelle chose !… » – Shocking !… ne peut-elle s’empêcher de prononcer en se levant de table et en offrant son bras à M. de la Mérinière. – Et quoi donc, madame, serait shocking ? – De nous laisser battre encore cette année, après tous les efforts que nous avons faits pour le coursing ! Mais Bob et Taf sont dans d’excellentes conditions, je vous assure !… Au salon, tendant une tasse de café à Jacques, elle se disait : « Voilà un pauvre petit tchéri que j’ai cru assassin tout l’après-midi… Ce soir, je ne le crois plus ! Non ! » – Comment va, darling ? – Très bien, Fanny… qu’avez-vous vu à Paris ? – Oh ! personne… je suis passée rue de Rivoli pour une commission… j’ai vu Gordas et je suis revenue tout de suite. – Vous n’êtes pas allée prendre le thé au Fritz ? – Ma foi non, cher. – Et où avez-vous pris le thé ? – Mais je n’ai pas pris de thé. – Fanny, je ne vous reconnais plus. Elle le quitta, car elle se sentait rougir jusqu’à ses cheveux rouges… Est-ce qu’il se serait douté de son émotion ?… « Non, certes, le petit tchéri ne peut se douter de rien, s’il est innocent !… Et il l’est !… C’est moi, la coupable ! » car enfin, comment cette idée de son mari assassin s’était-elle aussi vite et aussi nettement présentée à sa conception ?… C’est que, peut-être, cette idée était déjà là, tout au fond de l’adorable Fanny… non point l’idée précise que Jacques avait assassiné, mais qu’il aurait pu assassiner !… – Combien de morceaux de sucre ? « De telle sorte que le monstre, c’est moi !… » Elle ne fit aucune difficulté pour se l’avouer, en menaçant de la petite pince d’argent M. de la Mérinière qui voulait être servi par les jolis doigts de son hôtesse. Oui, oui, c’était elle, la coupable !… Du moment qu’elle l’avait si faussement cru capable d’une telle abominable action, lui, si correct, c’est qu’elle avait eu ça dans le tréfonds de son imagination depuis des années, depuis le premier jour, peut-être… À quoi donc avait-elle pensé ce fameux matin du départ, pendant l’absence de Jacques ?… Pourquoi avait-elle été si fébrile, si inquiète et même si nerveusement rieuse ? Évidemment, l’aubaine inespérée l’avait légèrement détraquée, mais néanmoins, il lui semblait bien, à la réflexion, que ce matin-là, elle avait pensé à tout… Elle n’avait pas manqué de faire remarquer à Jacques que les papiers d’André étaient extraordinairement en règle… Elle avait même ajouté : « Tu ne trouves pas, petit tchéri, que l’on dirait un testament !… » Que signifiait une telle phrase si elle ne voulait pas dire que tout était prêt pour qu’André disparût !… et si elle ne songeait pas déjà au bienfait qui résulterait pour eux d’une telle disparition… Se le nierait-elle plus longtemps à elle-même ?… c’est elle qui était shocking !… et elle mourrait certainement de honte si son excellent mari pouvait soupçonner une seconde l’infamie de cette misérable petite femme, indigne du noble et charmant « Djack ». Tout de même, elle voudrait bien avoir la clef de la cave… est trois heures du matin. Dans son grand lit, Fanny, qui ne peut dormir, songe à la clef de la cave qui, depuis « ce jour-là », n’a jamais quitté son mari. Cette clef, une clef de grandeur moyenne, ouvrant une serrure assez compliquée pour que les domestiques, le chauffeur ne pussent trop facilement pénétrer dans une cave honnêtement garnie, cette clef restait ordinairement à la maison, dans l’appartement de Héron. Mais le fameux jour, après être remonté de la cave, Jacques avait glissé la clef dans l’anneau de son trousseau. Après tout, ce geste était si simple ! On allait déménager, s’installer au château. Jacques n’avait point voulu que cette clef s’égarât. C’était un homme nonchalant, par genre, dans le monde, mais très appliqué et de grande précaution dans le privé. La cave, située sous le garage, avait été mise entièrement à la disposition du ménage par André au moment de leur installation à Héron. Depuis qu’ils vivaient au château, elle ne leur servait plus guère ; et Fanny se rappelait même avoir conseillé à son mari, lors du déménagement, de faire transporter le vin qui s’y trouvait dans les caves de la Roseraie, à quoi Jacques avait répondu qu’André pouvait revenir d’un moment à l’autre et qu’ils apparaîtraient un peu ridicules. Du reste, le vin vieillirait aussi bien en paix à Héron qu’à la Roseraie. Et ainsi les choses étaient restées en l’état… De temps en temps, deux ou trois fois par an, Jacques éprouvait soudain le besoin de goûter à certains crus de la Côte-d’Or et revenait de Héron avec un panier de bouteilles dans la charrette anglaise… Mon Dieu ! comment peut-on rester éveillée toute une nuit, la cervelle occupée par des détails aussi oiseux ?… En voilà des histoires pour une clef de cave !… Est-ce que les amateurs, les vrais amateurs ne gardent point jalousement là clef du caveau où ils ont présidé avec tant de soin à l’arrangement de leur trésor liquide ?… Mais est-ce que Jacques peut être compté parmi les vrais amateurs ? Eh ! après tout, cette clef n’est pas la seule qu’il ait gardée à son trousseau et qui ne lui serve plus ! Ça l’amuse de remuer des clefs dans sa poche en se promenant dans les ateliers… c’est un tic… une manie. Quatre heures du matin… Fanny entend le petit timbre argentin de la pendule de Boulle, au-dessus de là commode, dans le boudoir… Est-ce qu’elle va entendre ainsi sonner toutes les heures ?… Eh bien ! Elle sera fraîche au moment de se lever !… et cela parce qu’en pensant à cet éternel panier de manchons Héron, elle s’était fait tout à coup cette réflexion : « Était-il naturel que Jacques, dans le bouleversement invraisemblable qu’amenait, dans leur existence, l’extraordinaire départ d’André, eût songé à cette besogne infime du contremaître : aller prendre livraison, quand tout le monde dort encore, d’un panier de manchons refusés par la clientèle ?… » Est-ce que les camions automobiles qui faisaient le service de Héron à Paris et vice versa n’étaient pas là pour cela ? Et ce matin-là, lui, ne devait-il point n’avoir d’autre hâte que celle de venir la retrouver, elle ?… Mon Dieu ! comme toutes ces déductions lui font mal à la tête… La demie de quatre heures… Autre grave et importante pensée : elle songe que, depuis leur départ, on n’use plus du garage particulier de Héron, du garage dans lequel débouche l’escalier de la cave… Jacques y a fait transporter des caisses pleines d’objets à eux, des meubles qui ne servent plus, de vieilles choses démodées qui encombraient certains coins de la Roseraie. Ce n’est plus qu’un débarras, dont, ma foi, nul autre que lui n’a réouvert la porte… Non, certainement, nul autre que lui… deux ou trois fois l’an quand il se rend à la cave, pour revenir avec le panier du cru de Bourgogne, dans la petite charrette anglaise… Et alors il rapporte avec lui la clef du garage qu’il a jetée, une fois, devant elle, dans un tiroir de son bureau, à la Roseraie… une clef énorme que l’on ne saurait avoir toujours dans sa poche, évidemment ! Mon Dieu ! que la pauvre Fanny a mal, mal à la tête… Après les déductions, viennent, logiquement, les inductions, les nécessaires inductions… et tout cela fait un affreux micmac quand on veut s’endormir… et l’on ne peut pas s’endormir. Elle peut se créer ainsi dans sa petite tête monstrueuse tout un roman aussi invraisemblable que celui qui est sorti des hallucinations de Marthe !… Ah ! dormir ! dormir ! ne plus penser à ça !… Voyons ! est-ce que si… si Jacques avait ramené « ce qu’elle pense » dans la malle… et si la malle était vraiment dans la cave… est-ce qu’il retournerait là-bas ?… Mais il n’oserait plus y remettre les pieds !… Mais il passerait devant cette porte le moins souvent possible… mais il s’efforcerait de ne plus jamais penser à ce qu’il y a derrière cette porte… et, au contraire, il allait tranquillement chercher du vin fin, quand rien ne l’y forçait, deux ou trois fois l’an !… Ainsi !… cinq heures… Inouï !… Elle aura passé sa nuit à caresser cette imagination abominable !… Elle n’est pas digne de Jacques, non, non… Et aussi, elle a honte, en tout cas, de sa faiblesse… Le séjour aux colonies où il lui a été donné de voir martyriser d’une façon un peu excessive des domestiques indigènes qui avaient mal fait les commissions aurait dû l’habituer davantage à cette idée que la vie humaine – surtout la vie des autres – n’a qu’une valeur bien relative… Cependant – et cela devait la rassurer –, si son Jacques dans ce temps-là a pu se montrer, par raison, et pour faire des exemples, un peu cruel envers de misérables coolies, il n’en est pas moins un gentleman qui, rentré dans la vie civilisée, est incapable certainement d’oublier l’importance d’une existence aussi considérable que celle d’un frère aîné, même quand cette existence est gênante… Six heures… la châtelaine se lève… Elle est hésitante… Dans la lueur rose de la veilleuse, elle se regarde passer, timidement, si timidement, devant là grande psyché… Elle est vraiment charmante, Fanny, dans son déshabillé en mousseline de soie brodée qu’elle vient de passer à la hâte… et sous son bonichon de dentelle… Les fantômes qui se promènent cette nuit dans les couloirs du château de la Roseraie ne feraient point fuir tout le monde… Celui-ci glisse, avec une légèreté bien gracieuse, sur ses mules de satin… Il traverse le boudoir, le cabinet de toilette, la salle de bains, ouvre tout doucement une porte, celle du cabinet de toilette de Jacques… À la première lueur de l’aurore, là, sur une étagère, la première chose que Fanny aperçoit à côté du porte-cigarettes, du briquet et de la montre, c’est le trousseau de clefs… Elle reconnaît la clef de la cave parmi toutes les autres… Elle l’a eu si longtemps à sa disposition, là-bas, à Héron. Elle est là parmi quatre ou cinq de grandeur à peu près égale et d’autres plus petites, d’un travail plus raffiné… Mais certainement, à moins de la chercher justement ce jour-là – événement bien problématique –, Jacques ne s’apercevra point que cette clef lui manque… Fanny la détache si délicatement, en évitant le tintinnabulement, que le dormeur, à côté, ne s’éveillera pas.
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