Jacques entra dans l’usine et s’astreignit à ne plus penser qu’aux manchons à incandescence. Le spectacle de l’activité qui régnait dans le bâtiment et dans les cours, le bruit des grands chars automobiles qui apportaient la matière première ou remportaient les caisses prêtes pour la livraison, le tumulte rythmé de la machinerie lui plurent ce matin-là, plus encore que de coutume. Il passa quelques heures dans un nouvel atelier qu’il venait de faire installer, de manière que le mandrinage et le calibrage des manchons se fissent mécaniquement et avec une précision, une netteté encore inconnues. Jacques était sympathique à tout son personnel dont il obtenait le maximum de travail par un système de participation aux bénéfices qui avait toujours effrayé André, mais que le cadet avait su faire pratique en le rendant, grâce à d’ingénieuses combinaisons, à peu près illusoire. De telle sorte, expliquait Jacques, qu’ouvriers et ouvrières travaillaient comme des nègres, soutenus par l’« espérance » ; c’était une nouvelle force qu’il avait prise à son service. Héron n’avait jamais encore connu une pareille ère de prospérité. Des ateliers, Jacques s’en fut aux bureaux, constata que tout marchait à souhait, et vers onze heures reprit le chemin du château. « Cet animal de Moutier, tout de même ! » exprima-t-il tout haut en pénétrant dans le parc. Ainsi, tout le travail du matin n’avait pas chassé de son esprit toutes les histoires abracadabrantes de cet irritable petit bonhomme à lunettes… et ce fut de lui qu’il s’informa aussitôt qu’il eut gravi l’escalier de marbre du perron. – Le docteur Moutier est descendu aux cuisines, lui fut-il répondu par un valet de pied. Jacques ne s’en étonna point, car le mage de La Médecine astrale était incroyablement gourmand et il aimait à faire travailler les cordons bleus suivant ses recettes. Presque aussitôt, du reste, le bonhomme apparut. – Ah ! mon cher, s’écria-t-il, vous m’en direz des nouvelles ! Apprenez qu’en ce moment, au fond d’une casserole, une jeune poulette est en train de s’attendrir au contact de cent cinquante grammes de crème, de cent vingt grammes de beurre et de parmesan râpé. – Fi ! l’horreur ! interrompit la voix harmonieuse de Mme de la Bossière. Et Fanny s’avança dans une robe légère en duvetin rayé noir et blanc, blouse ceinturée d’un large galon brodé d’or, qui lui donnait vingt ans. – Saprelotte ! que vous êtes jolie ! s’exclama le père Moutier ! Alors, vous ne voulez pas de ma cuisine ? – Vous mangerez tout, goinfre ! répondit Fanny, en donnant ses belles mains à b****r à son mari… Vous voilà donc, petit tchéri !… Il me semble, mon seigneur et maître, que je ne vous ai pas vu depuis des semaines !… Pourquoi êtes-vous parti sans m’avoir embrassée, ce matin ? – Parce que je n’ai pas voulu vous réveiller, tout simplement !… Je suis parti de si bonne heure !… – Et vous, docteur, qu’est-ce que vous avez fait ? Pourquoi n’êtes-vous pas venu avec nous ce matin ? Vous nous auriez aidé à prendre notre revanche. Nous avons fait une partie de crosses avec ces dames… vous maniez si bien la crosse… Et vous êtes léger comme une petite balle, indeed… – Ne vous moquez pas de moi, belle madame, ce matin, je n’ai pas perdu mon temps… Je me suis querellé avec votre mari à propos de fantômes et je suis allé voir notre pauvre folle. – Vous êtes allé voir Mme Saint-Firmin ? s’étonnèrent en même temps Fanny et Jacques. – Parfaitement !… je voulais finir de la confesser et quelques mots que m’avait dit votre mari m’avaient intrigué. Bref, en vous quittant, mon cher ami, je me suis rendu à la villa du bord de l’eau. On n’a fait aucune difficulté pour me recevoir… la jeune femme était au lit… grelottante de fièvre… et elle avait besoin d’une bonne ordonnance… Le Saint-Firmin a été enchanté d’avoir sa consultation à l’œil. Moyennant quoi j’ai obtenu qu’il s’éloignât et qu’il me laissât seul avec la malade. Elle m’a tout conté… l’histoire de la nuit… le retour du revenant, la fuite au château… Cette fois, je l’ai sondée à fond, cette petite âme bizarre, et je lui ai fait avouer ce que je ne faisais que soupçonner, c’est-à-dire qu’elle croyait à l’assassinat d’André par son mari !… Rien que ça ! Elle m’a prié, du reste, de vous le répéter, pour que vous ne l’abandonniez pas, que vous veniez la voir le plus souvent possible, que vous décidiez le Saint-Firmin à la laisser partir. Et elle m’a déclaré (ce qui, mes chers amis, vient tout à fait corroborer mes idées sur l’état d’esprit de la pauvre enfant !)… elle m’a déclaré que cela ne l’étonnait pas du tout que le fantôme d’André lui eût raconté qu’il avait été assassiné en automobile, attendu que le lendemain du départ d’André, M. Saint-Firmin avait loué à Juvisy une automobile et qu’il avait été absent toute la journée et qu’il n’avait jamais voulu dire où il était allé ce jour-là… Et elle reste persuadée que Saint-Firmin est allé rejoindre votre frère, l’a proprement occis, et est revenu gratter son papier timbré… « À quoi j’ai répondu à la pauvre enfant, car elle fait vraiment pitié : « Vous voyez bien, encore une fois, que toutes les histoires que vous me racontez ne tiennent pas debout ! Vous vous forgez tout cela dans votre petite tête et vous y croyez dur comme fer… Quoi d’étonnant à ce que la nuit vos hallucinations viennent vous raconter les folies que votre petite tête a perpétrées pendant tout le jour ? D’où l’histoire du fantôme et de l’automobile… Si M. Saint-Firmin, le lendemain du départ d’André, n’avait pas pris exceptionnellement une auto et si vous ne l’aviez pas su… le fantôme ne vous aurait jamais parlé d’automobile ! c’est clair ! » – Et qu’est-ce qu’elle vous a répondu ? demanda Fanny. – Elle m’a répondu qu’elle voudrait être morte !… – Pauvre petite ! j’irai la voir cet après-midi. – Ce qu’il y a d’amusant dans cette lugubre histoire, fit remarquer Jacques, c’est que le docteur qui passe son temps à nous faire croire aux fantômes quand nous sommes bien portants n’est tranquille que lorsqu’il en a chassé de nos cervelles la sotte imagination, quand nous sommes malades ! – Mon cher, vous ne voudriez tout de même point que je confonde les fantômes de Mme Saint-Firmin avec ceux de William Crookes ! – Pour moi, je vous avouerai…, commença Jacques. Mais le docteur le pria de se taire s’il tenait à conserver son amitié. – Allons ! ne nous fâchons plus ! concéda Jacques, car nous étions fâchés, ma chère Fanny. Ce bon, cet excellent docteur voulait tout simplement m’étrangler. – Madame, ce qui me met hors de moi, c’est que votre mari, par ses sourires, semble toujours mettre en doute ma bonne foi ! – Eh ! mon cher, reprit Jacques, je ne doute pas de votre bonne foi, mais votre bonne foi n’est pas nécessairement la science… et quand vous venez prétendre, comme tantôt, que vous pouvez prendre un homme scientifiquement mort et le faire sciemment revivre, j’ai bien le droit de sourire tout de même. – Non, monsieur, vous n’en avez pas le droit ! Et le père Moutier, retourné d’un coup à la plus noble indignation, avait relevé ses bésicles sur son front, laissant voir ses gros yeux qui lui sortaient de la tête, tandis que d’un geste fébrile il fouillait dans la poche intérieure de sa redingote. Il en sortit bientôt un considérable portefeuille en maroquin noir, l’ouvrit, y prit une coupure de journal jaunie, qu’il agita sous le nez de Jacques, stupéfait et de Fanny amusée : – Non, monsieur, vous n’en avez pas le droit !… Et pour vous confondre, j’ai retrouvé dans les dossiers que j’ai apportés ici pour travailler au premier fascicule de La Médecine astrale… j’ai retrouvé cette page du Matin qui, je l’espère, fera cesser vos doutes et votre sourire, monsieur le sceptique ! Après cette lecture, j’espère que vous ne me traiterez plus de charlatan !… – Mais je ne vous ai jamais traité de charlatan !… – Vous l’avez pensé ! Silentium ! Cela est daté du 27 septembre 1901 et intitulé en article leading : Un déjeuner de savants ! et en sous-titre, nous voyons ceci : « Ils y discutent sur la vivisection des condamnés à mort et laissent entrevoir l’espoir de ressusciter les hommes ! » – Bigre ? fit Jacques. – Ah ! mon chéri, soyez sérieux, pria gentiment Fanny. – À ce déjeuner, continua le directeur de La Médecine astrale, il y avait les premières personnalités de la science et ce génie français qui a été obligé de s’expatrier en Amérique, parce que, en France, on le trouvait « trop avancé », trop audacieux, bref, parce qu’on ne le comprenait pas ! J’ai nommé le Dr Carrel ! – Connu, dit Jacques. – Or, voici ce que disait le Dr Carrel à ce déjeuner. Je lis, monsieur, je lis Le Matin : « Je n’hésiterai point, reprit à son tour le docteur Carrel, à demander à ce qu’on me livrât, de son plein gré, un condamné à mort pour qu’il me fût possible de faire sur lui des expériences qui ne seraient point nécessairement mortelles, mais qui seraient bien utiles à la chirurgie actuelle. Quelles seraient ces expériences ? Elles seraient avant tout prudentes… mais ce qu’il faut chercher, ce qu’il faut étudier sans relâche, ce sont les méthodes de conservation des organes et des tissus ET LE SECRET DE LES FAIRE REVIVRE… » – « Je n’invente rien !… lisez : « les faire revivre », et entre autres choses, voilà ce qu’à ce déjeuner, à propos de la mort et de la résurrection des tissus, voilà ce que dit le Dr Tuffier : « Ce serait là d’audacieuses opérations chirurgicales. Vous savez que les annales de chirurgie citent déjà quatre ou cinq massages du cœur qui comptent parmi les tentatives les plus hardies. Dans un cas de traumatisme du cœur, si une balle est venue se placer dans un ventricule, par exemple, il arrive que l’enveloppe cardiaque, le péricarde, gonfle, comprime le cœur qui se tait et cesse de battre. On peut alors ouvrir un « volet » dans la poitrine, inciser le péricarde et masser le cœur. La circulation qui avait cessé reprend peu à peu. Le sang figé dans les veines afflue au cœur et reprend sa route vers la périphérie. L’homme qui était mort ressuscite ! Il vit ! Il peut guérir[2] ! « Voilà comment a parlé le Dr Tuffier, et j’estime, n’est-ce pas, qu’il n’y a plus rien à ajouter, conclut le papa Moutier en rangeant avec soin la coupure dans son immense portefeuille. Mais il ajouta, cependant : – Et voilà comment, mon cher, scientifiquement, on peut aller chez les morts et en revenir !… – Docteur, je vous fais amende honorable, déclara Jacques en lui tendant la main… Et maintenant allons manger la poulette au parmesan… mais en bons vivants qui laisseront un instant les morts tranquilles, n’est-ce pas, docteur ?…
Après le déjeuner, Fanny retint auprès d’elle son mari : – Vous n’êtes vraiment pas curieux, darling !…, lui dit-elle, avec sa plus jolie moue. Pourquoi m’avez-vous quittée aussi brusquement hier soir et laissée avec cette triste petite femme sans plus vous occuper de votre Fanny ?… Pourquoi ne me demandez-vous même pas ce qu’elle a dit quand vous avez été parti ? – Parce que les querelles conjugales de M. et Mme Saint-Firmin ne m’intéressent en aucune façon, entendez vous, chère belle Fanny. – Comme vous me dites cela ! petit tchéri ! Vous paraissez exaspéré. – Je ne suis pas exaspéré, mais vous pouvez penser que je suis excédé ! C’est la vérité ! Vous pouvez comprendre qu’il ne m’est nullement agréable de voir mêler André d’une façon ridicule à ces histoires de folie ! – Hélas ! mon cher, il y est mêlé plus que vous ne croyez encore, répondit Fanny en pinçant les lèvres et en montrant par son attitude subitement réservée qu’elle avait été froissée du ton de Jacques. – Expliquez-vous donc ! – J’ai peur de vous énerver, darling ! – Profitez de ce que je le suis, au contraire, et finissons-en ! Qu’est-ce que cette petite toquée a imaginé encore ? – Oh ! ce que je vais vous apprendre ne s’est pas passé dans le domaine de l’imagination ! C’est tout simplement l’histoire vraie du départ d’André. Voulez-vous la connaître ? – Je vous écoute. – C’est très simple. Voilà ce qui s’est passé. Le Saint-Firmin avait surpris quelques pages d’une correspondance échangée entre sa femme et votre frère. Dans ces lettres, il était question d’un amour purement moral et platonique, mais comme on y parlait aussi d’un bonheur parfait qui ne manquerait point de suivre la mort du vieux grigou, celui-ci n’a point voulu croire que sa femme fût restée honnête avec un pareil dessein dans le cœur. « Persuadé qu’il était le plus ridicule des maris, il en est devenu soudain le plus tragique et, un soir, où il est rentré dîner à la villa du bord de l’eau plus tôt que de coutume et où il trouva André retenant tendrement dans les siennes les mains de Marthe, il jura par les plus terribles serments qu’il tuerait sa femme comme une bête malsaine si, dans la nuit même, André ne disparaissait pour toujours du pays. Le Saint-Firmin avait les lettres, il fallait céder. André, pour sauver la vie de Marthe, promit immédiatement tout ce qu’il voulut. C’est alors que le notaire reparut aussitôt derrière le mari offensé et que le Saint-Firmin, après avoir entraîné André dans son cabinet, rédigea avec lui toutes les paperasses nécessaires à la gestion de ses biens et de l’usine pendant son absence. Voilà l’histoire vraie. Le reste n’est qu’invention, je le veux bien, du cerveau en travail de la pauvre Marthe. Il paraît, du reste, qu’elle souffre le martyre !… Il ne se passe point de journée où son mari ne lui ricane sous le nez cette phrase qui l’épouvante : Il ne reviendra plus ! plus !plus ! Il ne reviendra plus, parce qu’il l’a assassiné, pense-t-elle… mais vous, petit tchéri, vous ne le pensez pas, n’est-ce pas ? Vous pensez qu’il est toujours vivant, votre cher frère ? – Oui, Fanny, je le pense, ou du moins, je l’espère. Et il se leva, le front sombre. – Comment ! vous me quittez sans m’embrasser ? Il l’embrassa : alors, elle le retint de ses deux petites mains jetées à ses fortes épaules et, le regardant bien dans les yeux : – Jack, pouvez-vous dire à votre chère petite femme pourquoi vous avez cassé ce verre, hier, quand cette folle est venue nous raconter qu’André avait été assassiné en automobile ? – Parce que, répondit Jacques de sa voix la plus calme, j’ai été extraordinairement ému à la pensée que cette folle disait cela pour moi !… Elle savait que j’avais conduit mon frère à Paris en auto le matin de sa disparition, et, dans sa folie, elle était bien capable de me soupçonner. – Alors, vous avez dû être heureux d’entendre, par la bouche du docteur, qu’elle visait, par ces propos, son mari !… – Mais qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ?… J’ai été surpris dans le moment par un pareil propos, mais n’est-ce pas ? une folle est une folle !… et si j’étais à la place de Saint-Firmin, je l’aurais fait enfermer depuis longtemps… S’il n’y prend garde, elle finira par le faire guillotiner… Au revoir, Fanny… – Good bye, dear !… Aussitôt qu’il se fut éloigné, Fanny sonna sa femme de chambre et commanda l’auto. – Je serai de retour de bonne heure, dit-elle à Katherine… je vais à Paris… un essayage rue de la Paix… Vous direz tout cela à monsieur s’il s’inquiétait de mon absence. Sitôt qu’elle fut à Paris, Mme Jacques Munda de la Bossière se fit conduire en effet chez son couturier, mais, contrairement à ses habitudes, elle n’y resta qu’un instant. De là, elle se rendit aux magasins du « Manchon Héron », où elle n’allait presque jamais, au coin de la place du Louvre et de la rue de Rivoli. L’installation en était tout à fait luxueuse, et surtout si éblouissante, le soir ! Un vrai palais de feu !… Quelquefois, quand Jacques et sa femme se trouvaient tous deux à Paris dans la journée, Fanny allait retrouver là son mari et ainsi avait-elle eu l’occasion de faire connaissance avec quelques employés supérieurs. Cet après-midi-là elle tomba sur le chef de la comptabilité qui était un des plus anciens de la maison. « Monsieur Gordas, lui dit-elle, j’ai à vous demander un service. – À votre entière disposition, madame. – On doit vous apporter, ce soir, de la rue de la Paix, un paquet pour moi. Voulez-vous veiller à ce que l’un des camions automobiles, avant de retourner à Héron, l’emporte ! – Mais comment donc, madame. – Et qu’on le soigne, ce paquet, c’est fragile, vous savez ! – Oh ! comptez sur moi.
Et comme si elle posait la question la plus banale avant de se retirer : – Ça va toujours les manchons Héron ? – Ah ! madame, comment pouvez-vous demander cela ? – Et vous, vous êtes content, vous n’êtes pas trop fatigué ? – Oh ! madame, ce n’est pas l’ouvrage qui manque, on n’arrête pas depuis le matin, répondit l’employé un peu surpris. – À quelle heure arrivez-vous donc le matin ? – Mais à neuf heures ! – Neuf heures, mais c’est une heure raisonnable, cela ! Comment ! Les magasins n’ouvrent pas avant neuf heures !… – Jamais, madame ! – Jamais ?… Mais enfin mon mari, par exemple, voudrait entrer dans le magasin avant neuf heures ?… – Il ne le pourrait pas, madame, non, il ne le pourrait pas !… Les devantures de fer ne sont levées qu’à neuf heures précises… et il n’y a personne pour les lever avant]… Mais si votre mari, madame… – Non ! non ! monsieur Gordas, rassurez-vous !… On ne vous fera pas lever plus tôt !… Notre conversation n’a aucune importance !… C’est moi qui croyais que vous ouvriez plus tôt, voilà tout !… Au revoir, monsieur Gordas… et pensez à ma petite commission, n’est-ce pas ?… – Oh ! madame !…