« Elle ne revint pas et j’en conclus que j’avais bien réellement été victime d’une hallucination… Or, écoutez bien !… écoutez bien !… Je ne suis pas folle… l’avant-dernière nuit… l’ombre est venue et elle m’a parlé !… – Eh ! ma petite ! le docteur nous a mis au courant de cette apparition-là !… On a des hallucinations de l’oreille comme des yeux !… – Et vous savez ce qu’elle m’a dit, l’ombre avant-hier ?… – Oui, elle vous a dit : « J’ai été assassiné ! » accorda Fanny pitoyable… le docteur nous a raconté tout cela !… – Oui, mais André ne m’avait pas dit où il avait été assassiné ; eh bien, il est revenu aujourd’hui pour me le dire !… Voilà… voilà pourquoi je viens vous trouver…, ajouta Marthe d’une voix rauque. – Reprenez un peu de fleur d’oranger, mon enfant, dit Fanny qui, cette fois, crut Marthe réellement folle… et puis, je vous en supplie, ne vous énervez pas comme ça !… Voyons, le docteur nous avait pourtant dit que vous lui aviez promis d’être raisonnable… Malgré cela, je suis sûre que, depuis hier soir, vous n’avez fait que penser à cette sotte apparition… – Oh ! madame, ne parlez pas ainsi !… – Est-ce vrai ce que je dis ! Est-ce que vous avez dormi, la nuit dernière ?… – Non, madame !… je ne dors plus !… – Et vous rêvez tout éveillée, voilà l’histoire !… n’est-ce pas, my darling ?… – C’est mon idée ! répondit la voix grave de Jacques… Et il se leva pour aller déposer sur la table le verre de Marthe. – Mais cette fois, madame, cette fois, il ne flottait plus sur les eaux… il marchait comme vous et moi, et était venu tout près de moi… j’aurais presque pu le toucher… Il a tendu les bras vers moi… oh ! c’était affreux !… Il avait à la tempe une plaie saignante !… Oui, une plaie qui saignait encore !… Pensez donc… depuis cinq ans !… – Où allez-vous donc, darling ? demanda Fanny à Jacques. – Un verre d’eau, je vais prendre un verre d’eau, vous n’avez pas soif, vous ? – Vous paraissez ému, darling, c’est vrai, votre frère, vous l’aimiez tant !… Et elle se retourna du côté de Marthe. – Alors, vous disiez que sa blessure saignait encore depuis cinq ans !… Vous voyez bien que vous rêvez toujours ma chère petite !… Mais Marthe ne se démonta pas. – Je vais vous dire tout, en détail. Mon mari se couche de bonne heure. Après le dîner, qui ne dure guère, il essaie de me raconter généralement des histoires de l’étude. Ce soir, je ne lui ai pas répondu. Il m’a souhaité bonne nuit et a regagné sa chambre. « Je réfléchissais, je me disais : « Tu as encore eu une hallucination ainsi qu’il y a deux ans… Maintenant que tu es raisonnable et tranquille, et lucide, et que le docteur t’a avertie, retourne au kiosque et tu te rendras bien compte qu’il n’y a pas d’ombre du tout et que tu as rêvé. » « Là-dessus, j’ai jeté une écharpe sur mes épaules et j’ai traversé le jardin. « J’entendais la bonne qui remuait sa vaisselle dans la cuisine et, dans le jardin, j’ai aperçu la silhouette de mon mari qui passait et repassait devant la fenêtre de sa chambre. Tout cela était bien naturel, et moi-même, je me sentais très naturelle. « Tout de même, quand j’ai eu atteint l’escalier du kiosque, je n’ai pu m’empêcher de frissonner. Je me disais : « S’il est encore là ce soir, c’est que c’est bien lui !… » « Madame, tout d’abord je n’ai rien vu… j’ai fait le tour de la table de bois, je suis allée m’appuyer à la rampe et j’ai regardé le fleuve, l’endroit où je l’avais vu marcher sur les eaux, entre les branches des saules, au-dessus des nénuphars, et puis, la rive… Il y avait un silence énorme. J’ai entendu sonner l’heure à une chapelle. Je suis bien restée là une demi-heure, et, tout bas, j’appelais : « André !… André !… » pour voir s’il allait venir… Mais j’étais bien persuadée qu’il ne viendrait pas, parce que je m’efforçais de penser à ce que m’avait dit le docteur… Ne voyant rien sur la terre, je levai les yeux au ciel. « Il y avait de gros nuages noirs qui glissaient sur la lune. J’allais partir quand m’étant redressée, un bruit de chaînes se fit entendre… et mon regard retourna à la rive. C’est alors, madame, que je le vis. « Ah ! il était là ! il se détacha des saules, glissa sur l’herbe, vint presque au pied du mur… Il levait les bras et me disait : « Marthe ! Marthe !… Il m’a assassiné ! » Ah ! le pauvre, comme il était pâle, et il me montrait sa plaie saignante à la tempe… Il ajouta encore, avant de disparaître, en traînant sa chaîne : « Il m’a assassiné en automobile ! » À ce moment, il y eut, derrière Fanny, le fracas déplaisant de la vaisselle qui se brise. Mme de la Bossière se retourna vivement. C’était son mari qui venait de laisser tomber un verre et une assiette. – Faites donc attention, darling, vous dépareillez notre beau service de Bohême… »
M. Saint-Firmin, qui était à la recherche de sa femme, depuis une heure, et qui avait parcouru toute la campagne environnante, dans son vieux tilbury attelé d’un cheval poussif, eut enfin l’idée de venir sonner à la grille de la Roseraie. On ne put lui cacher que la fugitive s’y trouvait et il la ramena, après l’avoir consciencieusement traitée de « toquée » et avoir présenté ses excuses à Mme de la Bossière. Celle-ci, pour décider Marthe à suivre son mari, lui avait promis qu’elle irait la voir le lendemain. La jeune femme pouvait compter sur son aide morale dans l’étrange crise qu’elle traversait. – Vous devriez faire voyager cette enfant, avait conseillé Fanny au notaire ; dans son état, le séjour mélancolique de la villa du bord de l’eau ne lui vaut rien ! – Eh bien ! et les affaires ? avait répliqué le Saint-Firmin. – Elle est tout de même assez grande pour voyager sans vous ! – Elle m’aime trop ! Et le vieux diable avait claqué du fouet son bidet, en faisant entendre son vilain rire. Quant à Jacques, il était couché depuis près d’une heure. Sans doute n’avait-il pas eu la patience d’entendre plus longtemps le récit des hallucinations de cette pauvre Marthe. Il n’avait même point demandé à sa femme ce qu’elle comptait faire de sa visiteuse nocturne, ni si elle allait lui offrir l’hospitalité. Après avoir ramassé lui-même les morceaux du service qu’il avait si maladroitement brisé, il s’était esquivé à l’anglaise. La chambre de Jacques n’était séparée de celle de Fanny que par le boudoir privé. Fanny, avant de sonner sa femme de chambre, frappa à la porte de son mari. Elle sentait un besoin impérieux de lui parler. Elle voulait lui communiquer surtout les dernières confidences de Marthe qu’elle estimait d’importance… Mais elle avait beau frapper on ne lui répondait pas. Elle trouva bizarre que Jacques se fût si vite endormi et qu’il n’eût pas eu la curiosité de l’attendre, après la singulière démarche et les contes fantastiques de la petite Saint-Firmin. Elle tourna tout doucement la clenche et ouvrit la porte. – Vous dormez ? demanda-t-elle à voix basse. Seul, le bruit d’une respiration régulière lui répondit au fond de l’obscurité. Alors, après avoir réfléchi un instant, elle referma la porte aussi doucement qu’elle l’avait ouverte et pénétra dans son cabinet de toilette, sonna Katherine, se laissa déshabiller sans dire un mot, procéda à sa toilette de nuit, et essaya de dormir, mais elle y parvint assez difficilement. Jacques se leva de grand matin. Quand le temps était beau, il aimait à se rendre à pied à l’usine, qui se trouvait à deux kilomètres du château. Aussi renvoya-t-il le groom avec la charrette anglaise, car la journée s’annonçait magnifique. Les chignons roux des petites futaies se démêlaient déjà aux rais d’or du soleil. Toute la campagne se réveillait, fort guillerette, faisant sa toilette matinale, se débarrassant hâtivement des derniers voiles de la nuit. Aussi loin que le regard de Jacques s’étendait, en bas vers la Seine, et sur sa gauche jusqu’à la lisière de la forêt de Sénart, toutes ces terres appartenaient au château. Comme disait sa femme : « C’était là une royale propriété ! » – Vous admirez vos terres ! dit tout à coup, derrière lui, une voix qui le fit sursauter. C’était le Dr Moutier. Jacques lui tendit la main et sourit : – Si, à son retour, André veut me les vendre, je ne demanderai pas mieux que de les acheter !… Mais vous êtes bien matinal, mon cher hôte !… – Ah ! moi, à la campagne, vous savez, je suis pour le footing… j’ai besoin de maigrir… – Vous avez raison, docteur, acquiesça Jacques. Vous êtes trop gros pour un médecin spiritualiste… – Mon ami, je l’avoue… j’attache trop de prix à certaines satisfactions charnelles. Tenez, encore tout à l’heure, votre cuisinière sur mon indication, du reste, m’a fait monter dans ma chambre, pour mon premier déjeuner deux œufs sur le plat à la crème… c’était un rêve !… Jacques s’arrêta une seconde à contempler cette excellente face réjouie, aux lèvres sensuelles, puis allant quérir la sincérité du regard sous les bésicles d’or : – Entre nous, docteur, lui dit-il, avouez donc qu’un bon vivant comme vous ne doit pas croire un mot de tout ce qu’il nous a raconté l’autre soir… Mais le « papa Moutier », comme on l’appelait dans les salles de rédaction des revues scientifiques où il s’était fait une réputation assez originale en étendant hardiment le domaine du magnétisme animal de Charcot et en osant associer le spiritualisme le plus transcendental[1] et même le plus orthodoxe au spiritisme expérimental de Crookes, le papa Moutier sursauta : – Ah ! ne dites pas ça ! ne dites pas ça !… Vous pourriez me causer le plus grand tort !… Certains me croient malade et vous voyez si j’en ai l’air !… Il ne manquerait plus que l’on me prît pour un farceur !… et surtout à la veille de faire paraître un périodique qui va révolutionner tous les cercles s’occupant plus ou moins de la science magnétique et de toutes les formes de la suggestion… – Ah ! bah ! vous ne nous aviez pas dit ça !… – C’est encore un secret… un secret scientifique et mondain, si j’ose dire, et qui ne m’appartient pas, à moi seul !… Mais à un ami comme vous, je peux tout avouer… d’autant plus que je vous dois bien ça, puisque vous m’offrez une hospitalité qui me permet de travailler en paix à notre premier fascicule… – Et cela va s’appeler ? – La Médecine astrale ! Et savez-vous avec qui je travaille ? Avec le grand Jaloux !… – Le grand Jaloux de l’Académie des sciences ? – Et des conférences de l’École des sciences politiques et sociales ! Parfaitement !… – Mais alors, mon cher, c’est la fortune !… – Je l’espère !… Le grand, le beau Jaloux !… les conférences de Jaloux ! Depuis Caro et les Carolines à la Sorbonne on n’avait pas encore assisté à un pareil succès !… Depuis deux ans qu’à l’École des sciences politiques et sociales, le beau Jaloux (un peu trop grand pour être tout à fait beau, mais si chic, si distingué, ma chère !) avait inauguré ses conférences philosophiques et expérimentales sur la médecine de l’âme, c’était tous les mardis, dans la salle austère, un assaut d’élégances, une bousculade de petites femmes affolées, de larbins se battant pour conserver ou garder la place de leur maîtresse… On appelait ces élèves enthousiastes les Jalouses…Quelle extase dès que le maître apparaissait ! et comme elles étaient prêtes pour toutes les expériences de la médecine de l’âme !… – Ce Jaloux n’est pas un imbécile ! fit Jacques en souriant. – Mon cher, ne souriez pas… c’est agaçant… Jaloux est un précurseur !… Il voit si loin que l’on n’ose le suivre… dans les milieux officiels, mais les autres nous sont acquis… – Vous avez au moins leur curiosité… – Quand on a promis, comme Jaloux, d’arracher son secret à la mort ! c’est bien le moins qu’on regarde agir un homme de la valeur de Jaloux ! Vous le connaissez, Jaloux ? – Pour l’avoir vu un jour de séance solennelle à l’Académie. – Eh bien, je vous le présenterai dans quelques jours. Oui, il doit venir jusqu’ici lire avec moi les dernières épreuves de notre premier numéro, une chose qui va faire pousser des cris… nous allons établir pour la première fois la théorie probable de la suggestion des morts !… D’où notre titre de Médecine astrale… Vous verrez !… Nous finirons bien par vous convertir à nos théories !… – J’en doute !… Du reste, j’aime assez : Théorie probable ! – Eh ! mon cher, nous sommes des hommes de science et par conséquent prudents !… Tous les observateurs sérieux, qui ont voulu savoir ce qu’il y a de vrai dans le spiritisme, se sont soumis à toutes les conditions indispensables pour la réussite de l’expérience. Et ce n’étaient pas des sots. « C’est lentement, méthodiquement, qu’ils se sont familiarisés avec toutes les phases du phénomène… M. Barkas s’est tenu dans l’expectative pendant dix ans, M. Crookes pendant six ans, M. Oxon pendant huit ans. C’est après l’étude attentive de tous les faits et aussi après s’être familiarisés avec toutes les étrangetés apparentes des manifestations, qu’ils recherchèrent les causes capables de les produire. Quand ils eurent réuni une grande quantité d’observations prises dans différents milieux, ils en firent la synthèse et conclurent enfin à l’existence et à l’intervention des esprits ! – Vous parlez avec une conviction ! Mais dites donc, fit Jacques, comme s’il se rappelait tout à coup une chose assez intéressante… dites donc !… vous savez que Mme Saint-Firmin a revu son fantôme ! – Encore !… – Oui. Elle est accourue hier soir pour nous faire part de cette importante nouvelle… Docteur, je ne vous cache pas que cette petite folle commence à m’ennuyer. – Bah ! qu’est-ce que cela vous fait ? – Comment, qu’est-ce que cela me fait ? Mais elle finira par nous faire croire qu’André a été assassiné alors que je n’ai pas renoncé à voir revenir mon frère, moi !… – C’est un sentiment tout naturel, mais aussi, je le crains bien, une vaine espérance… Tout de même, si cette jeune femme, avec le secours de ses apparitions, allait vous mettre sur les traces d’un crime et vous faire arrêter l’assassin, hein ! vous y croiriez après cela, aux fantômes !… Jacques ne répondit pas, il fit quelques pas, haussa les épaules et laissa tomber ces mots : – Vous ne savez pas ce qu’elle nous a dit hier ? Elle nous dit que mon frère avait été tué en automobile !… – Ah ! ah ! c’est un renseignement précis !… s’exclama le docteur, en rabaissant brusquement ses lunettes sur son nez et en regardant Jacques avec son meilleur sourire. – Mon Dieu ! je trouve que cette petite raconte tout simplement tout ce qui lui passe par la tête… – C’est peut-être exact, et je le crois comme vous. Après l’avoir examinée, étudiée… mais enfin on ne saurait rien affirmer… d’une façon absolue !… Quand Jaloux viendra, je lui soumettrai le cas… – Vous n’allez cependant pas me dire que Jaloux croit sérieusement à l’intervention des morts !… – À l’intervention possible des morts… Il se contente de cela pour l’instant… – Mon cher, laissez-moi tranquille, quand on est mort, c’est pour longtemps… et nous ne saurons jamais ce qui se passe dans ce pays-là !… personne n’en est revenu. – Vous oubliez Lazare qui en est revenu vivant !… – Oui, Lazare ! Eh bien, Lazare ! Pourquoi ne nous a-t-il pas dit ce qui se passe par là-bas !… – Ah ! si Lazare avait voulu nous dire… – Il n’a rien dit parce qu’il ne savait rien. Parce que au fond de son ossuaire il n’était pas mort. C’est bien simple ! fit Jacques à la stupéfaction du docteur… et il continua en se gaussant : ce n’est pas le premier léthargique que l’on voit surgir du cercueil !… – Païen !… païen !… païen !… et pauvre ignorant que vous êtes ! s’écria Moutier hors de lui, levant des poings hostiles au bout de ses courts petits bras vengeurs. Mais sachez donc, monsieur,que scientifiquement, on peut mourir et renaître !… Oui, monsieur, oui, scientifiquement, un homme est mort ! Eh bien si vous vous y prenez à temps, vous pouvez le faire revivre !… Oui, monsieur, c’est comme je vous le dit, monsieur !… Le « père Moutier » était réellement furieux. On eût dit qu’il allait battre son hôte… Il avait des moments comme cela où, dès que l’on touchait à ses théories, il ne connaissait plus d’amis. Alors, Jacques lui rit au nez. Le père Moutier lui tourna le dos, carrément, et s’enfuit à travers la campagne, sans doute, pour « éviter de faire un malheur » !