Jacques et Fanny avaient bien envie de pouffer de rire, mais ils tenaient trop à assister à la séance jusqu’au bout pour se laisser aller à cette manifestation intempestive. Du reste, ils ne tardèrent pas à être impressionnés eux-mêmes par l’apparition, dans le cercle de la lumière falote, de la figure douloureuse de Marthe et de celle du docteur, lequel semblait étudier sa malade avec une curiosité aiguë. De toute évidence, le savant était beaucoup plus préoccupé par le diagnostic qu’il lui serait peut-être possible d’émettre à la suite de cette exceptionnelle expérience, que par l’évocation prochaine des esprits. Marthe semblait souffrir réellement. Elle se laissait conduire sans résistance par l’institutrice, obéissant à ses moindres gestes, tombant sur sa chaise, allongeant au-dessus de la table ses mains diaphanes ; Mlle Hélier lui fit écarter les doigts. Puis l’institutrice s’assit à son tour et le docteur en fit autant. Eux aussi allongèrent les mains. Dans cette lumière avare, les deux silhouettes fantomatiques, aux gestes de rêve, de Marthe et de Mlle Hélier, l’aspect extraordinairement sérieux du Dr Moutier, et enfin le silence prolongé qui accompagnait l’immobilité des trois partenaires, tout concourait à donner à cette scène une allure de bizarre mystère qui, après avoir failli faire éclater le rire de Jacques et de Fanny, les retint bientôt au fond de leur obscurité, étonnés et attentifs. Cinq minutes se passèrent ainsi, au bout desquelles quelques craquements se firent entendre dans la table. – Je crois bien que l’esprit est là ! fit à voix basse Mlle Hélier. Puisque c’est vous qui l’avez évoqué, voulez-vous l’interroger ? il répondra peutêtre ! – Je veux bien, reprit Marthe dans un souffle. La pauvre jeune femme était agitée de frissons. Sur la table, on voyait ses mains trembler. – Demandez-lui : « Qui êtes-vous ? » La voix blanche de Marthe demanda : – Qui êtes-vous ? Et, patiemment, l’on attendit. Au bout de quelques secondes, la table se décida et, se soulevant sur deux de ses griffes, retomba et resta immobile. – A, fit l’institutrice… Maintenant, continuez d’épeler à voix haute, madame. L’agonisante voix de Marthe reprit B, C, etc. À la lettre N, la table craqua, sembla hésiter, puis se souleva à nouveau et retomba. – AN, constata l’institutrice, continuez, madame… ne vous effrayez pas… Mais Marthe claquait des dents. Cependant, elle eut la force de recommencer l’alphabet. Cette fois, le guéridon se mit en mouvement à la lettre D. – AND… – André, fit le docteur. – Oui, André, soupira Marthe… – Mon Dieu ! gémit Mlle Hélier, si c’était M. André de la Bossière… il serait donc mort !… Et ils continuèrent patiemment leur interrogatoire… La table répondit : André de la Bossière ! Mlle Hélier se montra aussitôt dans un tel état d’exaltation que le docteur dut la prier violemment de se calmer. – Je crains que la séance ne puisse se prolonger, fit-il, en montrant Marthe qui avait maintenant une figure de spectre et les yeux hagards… Dépêchons-nous… nous n’avons pas une minute à perdre… – Docteur, fit la voix très émue de Jacques, au fond de l’autre pièce… mon avis est qu’il faut en finir… vous voyez bien que cette enfant va encore se trouver mal. – Non !… Non !… répliqua aussitôt Mme Saint-Firmin… je serai forte… laissez-moi !… laissez-moi l’interroger… Et, disant cela, les mains toujours étendues sur la table, elle ouvrait des yeux immenses qui se fixaient sur la pénombre, comme s’ils voyaient ou comme s’ils cherchaient à voir une forme invisible pour tous. Puis, sans se soucier de ceux qui étaient là, auxquels elle révélait au moins une intimité d’âme avec le défunt que l’on avait à peine osé soupçonner, elle demanda tout haut : – Si c’est vous qui êtes là, André, mon ami, mon frère bien-aimé, dites-nous ce qui vous est arrivé ?… À la suite de quoi il y eut encore un long silence, puis de nouveaux bruits dans la table, et soudain, elle frappa de façon fort nette des coups détachés, pendant qu’on entendait la voix basse et haletante de Marthe qui épelait l’alphabet : A, B, C, D… À chaque coup de la table, la voix de Marthe s’arrêtait une seconde, pour reprendre plus bas et plus défaillante. Et Mlle Hélier lisait les lettres, formait les syllabes… La table disait : – J’ai été ass… as… si… n… é ! – Assassiné ! répéta râlante, Marthe, et elle glissa dans les bras du docteur qui la surveillait… – En voilà assez !… En voilà assez de cette mauvaise plaisanterie !… s’écria la voix irritée de Jacques, et il fit irruption dans la chambre, suivi de Fanny qui répétait : – Ils vont la rendre folle ! Ils vont la rendre folle !…
– Oh ! monsieur, je ne suis pas folle, protestait doucement Marthe, à qui le docteur faisait respirer des sels et qui, d’un geste inconscient, repoussait le flacon… Surtout, ne dites rien de tout cela à mon mari… S’il savait, il me tuerait !… – Il vous tuerait !… Mais vous voulez rire, ma pauvre enfant !… C’est lui qui, s’il vous entendait, rirait !… C’était le docteur qui parlait ainsi en pressant dans ses mains les mains de Marthe. À ce contact réchauffant et solide, à cette bonne voix bien vivante, Marthe semblait reprendre des forces, revenir à la vie réelle des gens et des choses. – Que voulez-vous dire, docteur ? demanda-t-elle. – Je veux dire que je viens de vous étudier… Je sais maintenant quelle est votre maladie, allez !… Elle est tout entière dans cette petite cervellelà. Il y a longtemps que vous vivez avec cette idée que votre excellent ami, M. André de la Bossière, est mort assassiné !… Avouez que c’est une idée dont vous ne pouvez pas vous défaire… qui vous poursuit partout… Avouez que c’est elle qui a fini par vous pousser ici, pour demander cette séance de table tournante où vous espériez bien qu’elle apparaîtrait enfin exprimée en dehors de vous-même !… Mais ma pauvre petite… il ne faut pas vous dissimuler une seconde que c’est vous-même qui avez répondu à vos propres questions !… Entendez-vous bien !… inconsciemment, certes ! Mais c’est vous qui avez fait remuer la table aux bons endroits, sans vous en apercevoir ! – Ça, je ne le crois pas une seconde, s’écria Mlle Hélier, dont l’irritation éclata sans pudeur… C’est l’esprit qui était là !… c’est l’esprit qui a frappé, et rien ne me retirera maintenant de la tête que M. de la Bossière a été assassiné !… – Eh bien ! gardez donc cette idée-là dans votre tête… et qu’elle n’en sorte pas !… c’est tout ce que l’on vous demande ! répliqua Fanny avec brutalité… Si l’on vous écoutait, vous nous rendriez tous fous, ici, avec vos histoires de l’autre monde !… – L’autre monde et celui-ci ne font qu’un, madame ! – Je vous en prie, mademoiselle !… commanda la rude voix de Jacques. Ce n’est pas le moment de faire un cours de spiritisme. Vous devez vous rendre compte que Madame Saint-Firmin est très malade !… et par votre faute !… – Chut !… elle pleure…, dit le docteur… Laissez-la pleurer, cela lui fera du bien !… Marthe était en proie, en effet, à une véritable crise de larmes et de sanglots… Quand elle fut un peu calmée, le docteur pria qu’on le laissât seul avec la jeune femme, ce que l’on fit aussitôt. Jacques et Fanny se retrouvèrent en pleine lumière. Fanny s’étonna de la pâleur de son mari. – Mon Dieu ! vous voilà aussi pâle que Mme Saint-Firmin ! – Oui, cette idée que mon malheureux frère a pu être assassiné m’a complètement bouleversé !… – Mais vous n’allez pas être aussi stioupide que cette petite… Remettez-vous, darling !… Ah ! quelle histoire ! si j’avais su… Mais vous ne croyez pas aux tables tournantes, petit tchéri. – Pas plus que vous… et je suis sûr que le docteur ne fait semblant d’y croire que pour se rendre intéressant auprès de sa clientèle féminine… Cependant, quand la table s’est soulevée… et que l’alphabet a annoncé André, je ne vous cache pas que j’en ai eu froid jusque dans les moelles… – Réchauffez-vous ! réchauffez-vous, en embrassant votre petite femme, petit tchéri !… Il lui baisa la main et ils retrouvèrent Saint-Firmin qui s’inquiétait justement de l’absence de sa femme. Fanny lui apprit qu’elle était allée voir dormir les enfants, avec Mlle Hélier, et il se remit à son bridge. Ce soir-là, quand tous les invités furent partis et que les hôtes eurent regagné leurs appartements, le docteur, Jacques et Fanny se retrouvèrent dans le boudoir. – Eh bien ? demanda Fanny, va-t-elle mieux ? – Oh ! elle est plus malade que je ne le croyais ! répondit le docteur… Elle a des apparitions ! – Des apparitions ?… – Enfin, elle a eu une apparition !… André lui est apparu ! – Non ! – Pas plus tard qu’hier !… dans son jardin, au bord de l’eau… elle l’a très bien reconnu… et André lui a parlé… André lui a dit qu’il avait été assassiné !… Là-dessus elle s’est trouvée mal, et quand elle est revenue à elle, André avait disparu… – Tu penses ! dit Jacques. – Oh ! mais alors, elle est à enfermer, la pauvre petite !… dit Fanny. – Non ! elle n’en est pas là… Je l’ai interrogée très à fond, et elle se rend très bien compte qu’elle a pu être victime d’une hallucination… d’autant plus que le fantôme traînait derrière lui un bruit de chaîne…comme dans toutes les histoires fantastiques de revenants… Alors elle se dit maintenant qu’elle a eu peut-être une imagination… Et savez-vous pourquoi elle est accourue au golf aujourd’hui ? parce qu’elle a peur maintenant de rester seule avec son mari ; et je vais vous dire autre chose, entre nous… quelque chose qu’elle ne m’a pas avoué, qu’elle ne m’a pas confié… Cette petite est persuadée qu’André a été assassiné par son mari !… Il y a eu certainement une histoire terrible au moment du départ d’André, entre elle, André et le vieux Saint-Firmin. Quoi qu’il en soit, je lui ai conseillé de venir ici le plus souvent possible… lui disant qu’elle y trouvera de vrais amis… Tâchez de la confesser… nous tâcherons de la guérir… Quand nous connaîtrons toutes les données du problème, nous le résoudrons raisonnablement, et nous chasserons de cette pauvre tête tous les fantômes qui la hantent. – Mais dites donc, docteur, fit entendre Fanny, vous oubliez que vous croyez vous-même aux fantômes ?… – Je ne crois pas aux fantômes qui traînent des chaînes derrière eux, répondit le bon docteur, avec un large sourire, et voyez-vous, madame, chaque fois que je puis expliquer une manifestation de l’au-delà par un phénomène de chez nous comme, par exemple, par l’état d’esprit de cette petite, je n’y manque jamais ! D’abord, c’est plus facile et ça ne m’empêche pas de dormir. Allons nous coucher.
lendemain soir, après une journée particulièrement heureuse pour la nouvelle châtelaine de la Roseraie qui avait elle-même conduit, en mailcoach, ses invités dans la forêt de Sénart et leur avait fait servir un déjeuner champêtre, Fanny était en train de raconter à son mari, qui n’avait pu quitter l’usine, les amusantes péripéties de cette joyeuse promenade quand la femme de chambre se présenta, effarée. – Madame, fit-elle, c’est Mme Saint-Firmin, mais dans quel état !… – Où est-elle ? – Ah ! madame, elle est en bas… plus morte que vive. Elle ne veut pas être vue de personne, je l’ai fait entrer dans le cabinet de monsieur… Ils descendirent et trouvèrent la malheureuse femme affalée au fond d’un fauteuil… Elle était là comme un petit tas noir et boueux au-dessus duquel on apercevait sa face blême aux grands yeux qui semblaient toujours voir des choses extraordinaires. Elle grelottait. On n’eût pu dire si c’était de peur ou de froid. Elle bougea à peine quand Fanny fut près d’elle. Mme de la Bossière lui prit les mains. Elles étaient brûlantes. – Mais vous avez la fièvre ; ma pauvre enfant… Qu’est-il encore arrivé ?… Et d’où venez-vous ? Comment êtes-vous dans cet état ? Elle était littéralement couverte de boue et sa robe était déchirée. Elle avait la tête nue, les cheveux épars. Elle avait l’air d’une folle qui serait parvenue à s’enfuir de son cabanon et qui aurait longtemps couru à travers champs. Et il y avait un peu de cela dans son cas. Elle fit comprendre par petites phrases hachées qu’elle s’était sauvée de chez elle, par-dessus le mur du jardin, et qu’elle avait couru, couru, couru, jusqu’à la Roseraie… – Mais pourquoi ? mais pourquoi ?… – Pourquoi ?… Et elle parut retrouver du coup toutes ses forces. Elle se souleva brusquement comme si elle avait reçu une décharge électrique… – Parce que… parce que je l’ai revu !… – Vous avez revu qui ?… demanda Fanny qui devinait bien cependant, après la séance de la veille, de qui il s’agissait… – J’ai revu André !… je vous dis que je l’ai revu…, répéta Marthe avec une énergie incroyable !… Ah ! cette fois, ne me dites pas que ce n’était pas lui !… je l’ai vu comme je vous vois. Fanny et Jacques se regardèrent… – Ah ! ne me prenez pas pour une folle !… C’est abominable !… Si vous aviez été là, vous l’auriez vu comme moi !… Elle se laissa tomber, prise d’une grande faiblesse… – Il faut prévenir Moutier, dit Fanny, très ennuyée de ce nouvel incident. – Non !… Non ! pas le docteur, protesta Mme Saint-Firmin, plus tard ! plus tard ! plus tard, le docteur !… J’ai des choses à vous dire… j’ai des choses à vous dire !… Si je ne le dis pas à vous, son frère, sa belle-sœur, à qui voulez-vous que je le dise ?… Seulement, je voudrais de l’eau, de l’eau bien froide… avec un morceau de sucre et un peu de fleur d’oranger, vous permettez ?… Et elle claquait des dents. Elle faisait pitié… Jacques avait sonné, donnait des ordres sur le seuil à la femme de chambre. Fanny s’efforçait de calmer l’extraordinaire visiteuse. – Ma pauvre enfant, vous savez ce que vous a dit le docteur, hier ! Vous êtes dans un état d’exaltation qui vous fait voir des choses impossibles… – Non !… Non !… rien n’est impossible !… Maintenant j’en suis sûre, absolument sûre, absolument sûre !… André est mort ! Il me l’a dit !… Attendez !… Attendez !… Je me méfiais, après tout ce que m’avait dit hier le docteur… que c’était moi qui, inconsciemment, faisait marcher la table, que c’était moi qui me créais l’image du fantôme d’André, etc., oh ! je me méfiais de moi-même… de mes yeux, de mon intelligence, de mon pauvre cerveau, de ma pauvre tête qui est, en effet, bien malade. Elle se passa la main sur le front et sembla, un instant, rassembler ses souvenirs. – D’abord, je vous avouerai que, depuis le départ d’André, j’avais cru le voir plusieurs fois… je n’en avais parlé à personne… car je me raisonnais et j’étais d’avis que c’était là une obsession de ma pensée… de ma pensée que je ne pouvais détourner de la sienne… « Il faut bien aussi que vous sachiez que, de son vivant, entre André et moi, il y avait une communauté d’idées absolues… Nous étions amis souverainement… liés d’âme, car nous nous aimions comme… comme de futurs époux… – Comment ! comme de futurs époux ! s’exclama Fanny. – Oui ! oui ! comme de futurs époux… Ah ! je vous dis tout ! continua Marthe d’une voix passionnée, parce que je sais que si je ne me décharge pas un peu de ce secret qui m’étouffe, il arrivera encore des malheurs !… Mon mari est vieux ; André et moi, nous étions jeunes… nous nous étions promis d’être l’un à l’autre… après la mort de mon mari. Et, sans doute, cela était un crime !… un crime impardonnable d’enterrer déjà ce vivant… et voilà que c’est l’autre qui est mort !… Mon André ! Mon André ! Oh ! il est bien mort !… Il me l’a tué !… Elle regarda avec égarement autour d’elle, et puis : – Toutes les portes sont bien fermées ? Nous sommes seuls ? Écoutez : J’aurais eu certainement des nouvelles d’André s’il n’était pas mort… et comme je n’en avais pas, je ne pensais qu’à sa mort… et à aller le rejoindre… mais pour cela, il fallait être sûre qu’il fût bien mort… et de cela j’aurais voulu avoir la certitude… l’absolue certitude… et, un soir que je pensais à lui avec une ardeur maladive, suppliant son ombre de m’appeler près d’elle si elle avait vraiment quitté son corps… et où j’étais hantée par l’idée du suicide… il y a environ deux ans de cela… je me trouvais, tenez, dans le petit kiosque qui domine le bord de l’eau, alors j’ai vu ou j’ai cru voir une ombre éclairée par la lune et qui ressemblait étrangement à André… Cette ombre légère, inconsistante, flottait entre les saules de la rive, sur les eaux ; je m’évanouis. « Le lendemain, je me réveillai dans mon lit. J’étais soignée par une sœur qu’était allé chercher mon mari. Cette sœur venait du couvent où j’avais été élevée et s’était toujours montrée si bonne avec moi que je lui confiai l’histoire de l’apparition. Elle me raisonna, me confessa, et, comme j’étais naturellement pieuse, n’eut pas de peine à me faire renoncer à l’idée du suicide. Seulement, je retournai souvent le soir dans le kiosque. « Loin de me faire peur, l’image d’André flottant sur les eaux m’attirait. J’aurais voulu là revoir. Je le désirais de toute mon âme.