Reddition-2

1736 Words
- Ma merveilleuse compagne, murmura-t-il dans sa langue maternelle, que seul comprenait l’interprète métis resté à côté de Miles, quand tu es entrée dans ma demeure le soir de notre mariage, le soleil est entré avec toi et il n’en est plus sorti, il rayonnait jour et nuit. Maintenant que l’on t’arrache à moi, la nuit va y régner éternellement comme elle règne déjà dans mon cœur. J’ignore le temps qu’il me reste à vivre, mais ton souvenir ne me quittera pas, il sera ma force. Ravalant ses larmes, la gorge nouée, Edwina dit tout bas, hachant ses mots : - Je t’aime tant mon amour… et notre petit… mon Dieu… quel déchirement… Joli Sourire va s’occuper de lui… - Joli Sourire l’élèvera conjointement avec ma mère dans un premier temps, mais ensuite, il demeurera avec moi. Je l’élèverai seul, car jamais il n’aura une autre maman que toi. Au sommet de l’émotion, Edwina était incapable de parler. Pourtant, il le fallait, après il serait trop tard. - Écoute, mon cœur, fit-elle si bas que le lieutenant avait du mal à saisir, je… quelque chose… cela peut paraître insensé… quelque chose me dit que l’on se retrouvera. Je ne sais pas dans quelle circonstance, ni comment, mais il faut conserver l’espoir. Je tenterai tout pour te revenir. Fils d’Aigle serra si fort ses mains que le sang n’y circulait plus. - Je vais me raccrocher à cette folle idée, petit oiseau, elle m’aidera à affronter cette existence de ténèbres qui nous attend. Ces paroles prononcées, il entoura le visage de la jeune femme de ses mains, fondit ses prunelles dans les siennes. Puis il fit demi-tour, rendu à la limite de ne pouvoir refouler ses larmes. Edwina vacilla. Allison se précipita pour la soutenir mais la jeune femme se dégagea brutalement. Un silence de mort planait sur la cour du fort. Qu’on l’accepte ou non, chacun avait pu constater par la douceur qui émanait de cette scène qu’un « sauvage » pouvait éprouver des sentiments aussi forts que ceux d’un Blanc et qu’une femme blanche pouvait être heureuse avec un « sauvage ». Pour l’opinion publique c’était très dérangeant. Le lieutenant qui, lui, avait bénéficié des confidences intimes du couple, était bouleversé et plus d’un de ses compagnons d’armes qui avaient pourtant décousu de l’Indien à tour de bras, l’était également. En se mettant au garde-à-vous, il demanda à Miles : - Puis-je émettre une objection, mon colonel ? Miles le toisa, étonné, puis opina du chef. - Merci, mon colonel. Voilà, je voudrais citer mon cas. Ma mère était Cheyenne et mon père qui est de notre race s’est bien marié avec elle, et je suis métis. Où se situe le problème pour Madame Anderson ? Cela revient au même, non ? Un élan de sympathie envahit le cœur détruit d’Edwina pour ce jeune homme qui tentait de plaider leur cause. Vainement. Miles renchérit : - Oh que non, ce n’est pas la même chose, tant s’en faut ! Votre mère, lieutenant, s’était convertie au catholicisme. Elle s’est mariée selon les rites de notre religion et a accepté de se conformer en tout point à la manière de vivre des Blancs. Je ne crois pas que Fils d’Aigle soit prêt à en faire autant. Edwina sauta en entendant cela. - Naturellement qu’il ne peut pas en faire autant, d’abord et avant tout, il est responsable de son peuple. Est-ce que vous abandonneriez vos troupes en pleine bataille, colonel ? Est-ce que le président de ce pays laisserait son gouvernement aller à vau-l’eau pour aller se prélasser au bout du monde ? Est-ce qu’un capitaine quitte le navire en détresse avant son équipage ? Vous êtes un sale type, Peau d’Ours, vous êtes fait du même bois que le défunt général Custer. Quel dommage que l’on ne puisse recommencer Greasy Grass et que vous ne vous trouviez à ses côtés, le ventre ouvert et le cœur arraché comme il a été découvert ! Miles la gifla à toute volée sous les applaudissements et les huées. Fils d’Aigle bondit mais ses braves le retinrent fermement. - Emmenez-moi cette furie, Mademoiselle, rugit-il en s’adressant à Allison. Le jeune lieutenant en profita pour crier à Edwina : - Vous savez, Madame Anderson, ma mère s’est si bien intégrée à la vie des Blancs qu’elle en est morte de chagrin tant la façon de vivre qu’elle avait toujours connue et les siens lui manquaient. Mais cela, on a omis de vous le mentionner. - Lieutenant Purdy, vous êtes aux arrêts, brailla Miles, et qu’on fasse évacuer ces animaux à plumes. Allez, embarquez-moi ça et au trot. J’en ai assez vu et entendu pour aujourd’hui. Dans la foulée, il intercepta Demming qui venait de prendre le relais d’Allison et traînait Edwina sans ménagement par un bras. Par la même occasion, Ryan demanda à sa fille d’amener la jument blanche à leur berline stationnée à l’une des extrémités de la vaste cour du fort. - C’est vraiment très charitable à vous Monsieur Demming, fit Miles, d’héberger cette… cette… - Cette sauvage, colonel, n’ayons pas peur des mots, c’est exactement le terme qui lui convient. Mais vous savez, je connais ce phénomène depuis sa tendre enfance. C’est une révoltée, une marginale pourvue d’un tempérament volcanique. Son attitude de tout à l’heure ne m’a pas surpris, c’est Edwina. Malgré tout, nous allons essayer d’en refaire une femme du monde, quitte à employer la manière forte, quoiqu’elle n’en ait jamais été tout à fait une. Galoper du matin au soir ou tirer avec une arme à feu sur des boîtes de conserve la passionnaient plus qu’un ouvrage de broderie. C’est un cas, de la faute à son père. Douglas l’a élevée comme un garçon, on récolte ce que l’on sème. - Eh bien, bon courage Monsieur Demming. Mesdames, conclut Miles en touchant le bord de son chapeau. Bonne route. Lasse, à bout de nerfs, Edwina se détourna à demi. Journalistes et photographes pliaient bagage, immortalisant d’un dernier cliché la déchéance d’un peuple que l’on poussait rudement du bout des canons des fusils, afin qu’il gagne au plus vite les chariots. Son regard accrocha celui de Fils d’Aigle. Ultime. Puis il disparut à sa vue. - Non, ô non, dit-elle à mi-voix. - Oh si, oh si, ricana Ryan Demming, bon débarras. - Ne soyez pas trop dur avec elle, père, implora Allison de retour près d’eux. Au revoir mère. Je vous dis à plus tard. Je rentre directement à Cheyenne pour boucler mon article. Après il y aura la mise en page, je vais avoir du travail pour quelques jours. Ainsi Allison était journaliste ; voilà la raison de sa présence ici, et le carnet qu’Edwina lui avait vu ranger dans son sac, c’était son carnet de notes. - Beau métier ! fit-elle avec une moue de dédain. Comment vas-tu relater les faits ? Inventer, broder, rendre sensationnel un fait banal pour augmenter le tirage et assurer des ventes maximales, c’est le but de tous les journalistes, non ? Tant pis si la vérité est écornée. - Je vais écrire ce qui s’est dit et passé, fidèlement, avec mon ressenti. C’est comme cela que je travaille. - Avec ton ressenti. Que c’est beau ! Es-tu mariée ? As-tu des enfants ? - Ni l’un ni l’autre. - Dans ce cas, comment comptes-tu expliquer mon ressenti ? Moi, à qui on a enlevé l’homme que j’aime et mon enfant à la fois ! T’es-tu interrogée sur la cruauté d’un tel acte ? - Oh là, oh là, ça suffit, sauvagesse, coupa Ryan, en voilà assez, monte là-dedans et boucle-la. On se contrefiche de tes états d’âmes. Allison ne sut que répondre. Se sentant honteuse et désolée, elle s’en alla en hâte retrouver ses confrères du journal qui grimpaient dans la deuxième diligence. Ryan, Kelly et Edwina avaient pris place dans la berline laquée de noir, à l’intérieur capitonné de satin vert amande, attelée à quatre alezans d’un beau brun mordoré. - John, attache la jument à l’arrière, ordonna Ryan au cocher, c’est une belle bête, j’en tirerai un bon prix. Demming décocha un regard de biais à la jeune femme assise à ses côtés, surpris que ce volcan n’explose pas. Elle avait l’air à des miles de là et regardait sans le voir un groupe de soldats qui s’affairait à enlever l’amoncellement d’armes des autochtones, mais elle avait très bien entendu. La voiture sortait du fort au moment où le véhicule dans lequel était Allison s’ébranlait. Un à un, après avoir subi une fouille méthodique, les Indiens s’installaient dans les chariots. Le visage plaqué à la vitre, Edwina espérait voir Fils d’Aigle et son petit garçon. Mais de ses proches, elle n’aperçut que Thitpan qui se soumettait à l’humiliante fouille. La voiture continua sa route, cahotant sur la piste caillouteuse bordée d’aulnes et de sapins. Loin devant, dans un tourbillon de poussière, on distinguait l’arrière de la première diligence partie en tête. Le nez au carreau, Edwina se concentrait sur le paysage. Le poids du regard de Kelly qui ne cessait de la détailler comme un animal de zoo, l’agaçait, mais sentir la cuisse de Ryan collée à la sienne l’insupportait franchement. Grand, mince, le cheveu grisonnant mais abondant, le teint mat, des yeux bleus durs comme l’acier, le sourire carnassier, Demming, à la cinquantaine bien sonnée était encore bel homme. Particulièrement imbu de sa personne, il était sûr de son pouvoir de séduction. Edwina le détestait et c’était réciproque. D’ailleurs, le portrait peu flatteur qu’il avait tracé d’elle à Miles était édifiant, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir envie d’elle, elle l’aurait parié. Bien que récemment mariée à son défunt époux Alvin, n’avait-il pas tenté tous les moyens pour parvenir à ses fins ? Alors, maintenant qu’elle allait vivre sous sa coupe, il aurait beau jeu. Quant à Kelly, épouse soumise, transparente, elle avait appris à fermer les yeux sur les frasques de son mari dès le début de leur union. Soudain, la jeune femme n’y tint plus. - Ne vous avisez surtout pas de vendre Eclat de Lune, ma jument, Ryan, elle possède à mes yeux une valeur sentimentale inestimable. - Ah ça ! s’exclama Demming, il t’en a fallu du temps pour réagir, sauvagesse ! Et sinon, tu fais quoi ? - Je vous tuerai. Le rire tonitruant de Ryan couvrit le grincement des essieux des roues malmenées et le cri de sa femme. - Ah là, ma jolie, tu me vois mort de trouille, se moqua-t-il. - Riez, Ryan, riez. Le soldat que j’ai poignardé lors d’un pow wow parce qu’il voulait abuser de moi, ne rit plus depuis des lustres. D’où je viens les femmes savent tuer pour se défendre à l’égal des hommes. J’ai été une bonne élève. Couteau, carabine, revolver, je manie les trois sans difficulté. J’ai même failli participer à la bataille de Greasy Grass où mon habileté au tir aurait fait mouche autrement que sur des boîtes de conserve. Ces paroles menaçantes émises sur un ton détaché eurent l’effet escompté. - C’est épouvantable, s’écria Kelly, pourquoi avez-vous accepté de la prendre chez nous, mon ami ? Elle est dangereuse. - Pour complaire à votre fille, ma chère, qui en aurait fait une jaunisse si j’avais refusé. Mais tranquillisez-vous, on veillera à dompter notre hôte préhistorique. Toutefois, Ryan retira sa cuisse et Edwina se rencogna contre la vitre. La fraîcheur de la lame de son couteau sur sa peau, qu’elle avait réussi à dissimuler dans sa manche, la réconforta. Confusément, elle pressentait qu’il lui faudrait se battre souvent au sens propre comme au figuré, pour se faire respecter et pour se défendre. Et si son peuple adoptif entrait de plain-pied dans une période sombre de son Histoire, la jeune femme prévoyait que la sienne ne serait pas rose non plus…
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